Préface d’ Henriette Maréchal

Edmond de Goncourt en 1885 dans Théâtre  

15 mars 1885

 

Aujourd’hui que la reprise d’Henriette Maréchal a réussi, que la pièce est écoutée, est applaudie, applaudie « avec un parti pris d’applaudir », impriment ceux qui eussent désiré qu’elle fût resifflée, je demande au public la permission de compléter la préface en tête de notre théâtre par quelques observations, par quelques anecdotes , et quelques idées sur l’art théâtral de l’heure présente.

Dans cette préface j’ai dit : Henriette Maréchal est une pièce ressemblant à toutes les pièces du monde » et les ennemis de la pièce ont fait dire à cet aveu plus qu’il ne disait, déclarant que l’œuvre plus qu’il ne disait, déclarant que l’œuvre n’avait pas la plus petite qualité personnelle. Voici seulement ce que j’ai voulu faire entendre, c’est que mon frère et moi, débutant au théâtre, et désireux d’être joués, nous avions essayé de faire une pièce jouable, une pièce cherchée parmi mes combinaisons théâtrales ordinaires, trouvant déjà assez brave d’avoir risqué l’acte du Bal masqué, et d’un esprit original, avant que cet esprit fût devenu l’esprit de tout le monde, avant qu’il eût servi, tout un hiver, aux engueulements des bals de l’Opéra de la rue Le Peletier.

Maintenant, venons aux critiques de détails. On me reproche de grosses ficelles 

; grosses ou petites, est-ce qu’il n’y en a pas chez tous les auteurs, les auteurs les plus habiles, dans cet art conventionnel, où je ne connais pas un dénouement de pièce qui ne soit amené par la surprise d’une conversation derrière un rideau, ou par l’interception d’une lettre, ou par un truc forcé de cette qualité ? Et tant qu’à choisir entre les petites et les grosses  ficelles, ma foi, je préfère les grosses, les toutes franches : ce sont celles de l’ancien répertoire.

Puis vraiment n’y aurait-il pas de grosses ficelles dans l’agencement de la vie humaine, de la véritable, de celle que nous vivons ? j’avais un cousin qui devint très amoureux d’une jeune fille du monde. Ce cousin avait eu une jeunesse un peu noceuse, était joueur… il fut refusé par  les parents de la jeune fille. Mon cousin demeurait le cœur très pris. Il se passait un an, dix-huit mois au bout desquels, il lui arrivait un accident de voiture dans  le voisinage du château de celle qu’il aimait. Il y était recueilli, soigné.. et devenait le mari de la jeune fille. C’est ce souvenir qui nous a donné, à mon frère et moi, l’idée du transport de Paul de Bréville, blessé, chez Mme Maréchal.

Ah ! vraiment, on me fait un crime de bien des choses, de choses que me donne en spectacle, tous les jours, la vie du monde. Par exemple, on trouve tout à fait invraisemblable ce coup de foudre d’un tout jeune homme pour une femme de trente-cinq ans. Savez-vous que chez tous les jeunes gens que j’ai connu, le premier amour affectif qui n’a pas été à une fille ou à une femme de chambre, je l’ai vu aller à des femmes de la société presque toujours plus âgées que Mme Maréchal, _ presque toujours à de sérieuses marraines de Chérubin.

Enfin, en faisant tromper ce bon, cet excellent, cet hospitalier M. Maréchal par le jeune Paul de Bréville, j’aurais introduit sur les planches un adultère plus immérité, plus indigne, plus infâme, plus laid que les adultères, jusqu’ici mis en scène par mes confrères en adultère au théâtre… comme si nous ne voyions pas journellement les trois quarts des messieurs Maréchal se montrer de vrais saint Vincent de Paul à l’endroit de l’homme qui les trompe.

 

Il faut que nous en prenions notre parti, nous sommes des auteurs immoraux, et nous nous sommes pas des carcassiers. Mais il n’y a pas qu’une carcasse dans une pièce, il y a autre chose dans la nôtre.

Théophile Gautier y trouvait une qualité, qu’il nous reconnaissait seuls posséder : une langue littéraire parlée. Et pour moi une langue nouvelle, c’est presque l’unique renouvellement dont est susceptible le théâtre. Une langue où il n’existera plus de morceaux de livres, plus de phraséologie où passera le mot d’auteur, et où cependant le public sentira que c’est un lettré qui a fabriqué les paroles sortant de la bouche des acteurs, voilà la révolution à tenter ! et cette révolution, nous l’avons essayée, essayée seulement. Ah ! si nous avions pu écrire une seconde pièce d’amour, celle-là, je vous en réponds, eût été balayée  de tout jargon romantique ou livresque, et l’on y eût pas rencontré  une phrase comme celle-ci : « Vous étiez dans mes rêves comme il y a du bleu dans le ciel », une phrase pas mal rédigée tout de même, mais appartenant au vieux jeu. Que ne l’avez-vous supprimée, me dira-t-on ? C’est qu’il ne s’agit pas de supprimer et que le talent serait de la remplacer, celle-ci ou toute autre du même genre, par un équivalent apportant une note poétique, lyrique , idéale, de la même valeur, et un équivalent pris dans le vrai de la langue d’un amoureux.

Or, cela je le déclare tout à la fois le comble de la difficulté et le summum de l’art dramatique des années qui vont venir, _ et je me trouve tout seul, pas assez seul pour y arriver.

Il était besoin, pour le tenter  et peut-être réussir, de continuer à avoir pour collaborateur, un poète doublé d’une oreille particulière, un original passant des heures entières, aux tuileries, à entendre cause des bébés, pour le seul plaisir de surprendre la syntaxe de leurs phrases enfantines.

Maintenant, n’y aurait-il pas dans notre pièce une seconde qualité que personne n’a remarquée. Si Henriette Maréchal n’étale pas absolument sur les planches des morceaux de notre vie, elle y apporte, tout le temps, les attitudes morales des deux frères, quand le jeune tombait amoureux. Elle redit sous des formules plus étudiées, avec des expressions plus littéraires, mais elle ne fait que redire les ironiques petites chamaillades, le tendre ferraillement d’esprit de ces moments-là, _ en un mot le fraternel duel à huit-clos de l’expérience et de l’Illusion.Elle donne au  public la note du scepticisme blagueur du vieux, et de l’appassionnement un peu ingénu de l’adolescent. Elle retrace enfinavec les souvenirs bien personnels et vécus _ l’expression est acceptée aujourd’hui _ des sentiments humains et contradictoires de deux hommes d’âge différent, confondus et mêlés dans une même existence.

 

J’ai avancé, dans ma préface, que je regardais le théâtre comme un genre arrivé à son déclin. Le théâtre, pour moi me semble le grand art des civilisations primitives. Ainsi, du temps d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide, le théâtre est toute la littérature de la nation. Bien des années après, sous Louis XIV, dans une autre patrie de l’intelligence et du goût, le théâtre est encore presque toute la littérature ; mais peut-être déjà, en ce dix-septième siècle, quelque gourmet de belles-lettres néglige, un soir, de se rendre à une comédie de Molière pour lire, au coin de son feu, les caractères de La Bruyère. Et aujourd’hui, qui pourra nier qu’une Sapho ou qu’un Assommoir ne prenne pas l’attention de la France, tout autant qu’une pièce d’Emile Augier ou d’Alexandre Dumas fils ? Au vingtième siècle que nous touchons, quelle place aura donc le livre et quelle place aura le théâtre ?

 

A cette concurrence redoutable faite déjà aujourd’hui par le livre au théâtre , je ne veux pas répéter les causes particulières et accidentelles qui me font voir, dans un avenir prochain, sa lamentable déchéance. Non, l’art dramatique ne deviendra pas tout à fait ce que j’ai prédit : « Quelque chose digne de prendre place entre des exercices de chiens savants et une exhibition de marionnettes à tirades », non, mais toutes les scènes de la capitale sont fatalement destinées à se transformer en des Edens, plus ou moins dissimulés.

Enfin, puisque le théâtre n’est pas encore mort et qu’il a peut-être devant lui la durée cahin caha, qu’on prête à cette heure à la religion catholique, moi qui ne crois pas au théâtre naturaliste, au transbordement, dans le temple de carton de la convention, des faits, des évènements, des situations de la vraie vie humaine : voici ma conviction. L’art théâtral, cet art malade, cet art fini, ne peut trouver un allongement de son existence que par la transfusion dans son vieil organisme, d’éléments neufs, et j’ai beau chercher, je ne vois ces éléments que dans une langue littéraire parlée et dans le rendu d’après nature des sentiments _ toute l’extrême réalité, selon moi, dont on peut doter le théâtre.

Eh bien ! ces outils de renouvellement, je les trouve : à l’état embryonnaire bien certainement, mais je les trouve dans Henriette Maréchal, dans cette pièce qui est un début, et un début ne produit jamais une œuvre tout à fait supérieure. Peut-être si l’on nous avait pas aussi brutalement arrêtés, à une troisième ou à une quatrième pièce, aurions-nous un peu plus complètement réalisé ce que notre ambition littéraire avait entrevu.

 

Du vrai, du vari dans notre pièce, du vrai, il y en a peut-être plus qu’on ne le croit. A propos de la phrase « J’en ferai mon cœur », un critique théâtral disait hier, que c’était un propos de soubrette d’il y a cent ans. J’ouvre notre Journal, et en octobre 1863, à la fin d’un séjour chez Mme Camille Marcille, à Oisème, près Chartres, je trouve cette note écrite par mon frère :

« Voici, je crois, la première aventure d’amour flatteuse  qui m’arrive. Une petite bonne, une pauvre enfant trouvée de l’hospice de Châtellerault, servait les fillettes de Mme Marcille. Elle avait une de ces figures minables, comme il semble qu’il y en ait eu au moyen âge après les grandes famines, avec des yeux dont le dévouement jaillissait comme de ceux  d’un chien battu. La brave fille, un soir, en déshabillant sa maîtresse, se mit à lui dire : « Ah ! Madame, ce monsieur Jules, si gentil, que, si j’étais riche, j’en ferai mon cœur. »

Edmond de Goncourt.

15 mars 1885.