Préface à Germinie Lacerteux
Préface en tête de la pièce datée de décembre 1888
PRÉFACE
Dans la préface en tête de notre Théâtre, je disais qu’à mon sens, le théâtre était le cadre de féeries, de grandes comédies satiriques, enfin d’imaginations, sans le besoin d’une vérité rigoureuse ; je disais que le théâtre, en raison de sa convention et de son mensonge, n’était apte à produire des croquades de mœurs, et ne pouvait rien offrir de la réalité contenue dans les sérieuses études du roman contemporain ; et j’ajoutais que
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la représentation de la vie moderne sur les planches, je ne voyais guère possible de la rendre plus réelle, qu’un moyen d’une langue parlée moins livresque, et d’une peinture des sentiments d’après des souvenirs plus vécus.
Mon opinion toutefois n’était pas faite d’une manière absolue, et je réfléchissais beaucoup _ et tout en n’ayant aucune idée de redevenir auteur dramatique _ j’étais fort préoccupé de ce nouveau théâtre de l’heure présente, qui tend, de jour
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en jour, à devenir uniquement, tant bien que mal, une adaptation du roman à la scène.
En cette préoccupation, lors de la reprise d’HENRIETTE MARÉCHAL, un jour Porel me dit :
« Savez-vous une idée fixe que j’ai, ce serait de voir votre GERMINE LACERTEUX au théâtre… à l’Odéon.
_ GERMINIE LACERTEUX au théâtre… diable ! pour un directeur, vous me semblez un brave !… Mais, moi aussi, je serais assez curieux de la voir jouée… seulement le théâtre que j’ai jusqu’à présent fait, je ne l’ai pas tiré de mes livres… entre nous, je trouve cette double mouture médiocre… Découvrez-moi quelqu’un… mais un littéraire. »
La chose en resta là.
Plus tard, au cours des répétitions de RENÉE MAUPERIN, la GERMINIE revint dans nos conversations avec Porel.
Il me demanda de faire la pièce moi-même, et dans ces longs après-midi passés ensemble, dans ce travail à deux de la mise en scène, enfin dans cette fascination, disons-le, qui se dégage de l’existence théâtrale, je me laissai aller à lui promettre de la faire, en dépit de mes fières idées de quelques années avant, sur la double mouture _ me défiant, hélas, aujourd’hui, de mon imagination de sexagénaire, et persuadé que je ne trouverai plus un tremplin dramatique, comme il s’en trouve un dans mon vieux roman.
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Je me mis donc à écrire GERMINIE LACERTEUX, mais des indispositions, des petites maladies, interrompirent plusieurs fois le travail commencé, et je ne pouvais lire la pièce qu’à la fin de janvier 1887.
Or, mes reflexions, lorsque je commençai la pièce, m’avaient amené à avoir la conviction, que si l’on ne pouvait pas créer un théâtre absolument vrai, on pouvait fabriquer un théâtre plus rapproché du livre, un théâtre pouvant être considéré comme la vraie adaptation du roman au théâtre. Et le secret de cette révolution était simplement pour moi dans le remplacement de l’acte par le tableau, dans le retour franc et sincère à la forme théâtrale shakeaspérienne.
En effet, l’acte est pour moi la combinaison scénique la plus besoigneuse de convention, la combinaison encourageant le mieux l’ingéniosité du petit auteur dramatique contemporain, la combinaison resserrant et comprimant une action dans une sorte de gênante unité, descendant des vieilles unités de nos vieilles tragédies, la combinaison défendant aux situations d’une œuvre dramatique de se développer dans plus de trois, quatre, cinq localités, et faisant entrer de force des choses et des individus dans un compartiment scénique qui n’est pas le leur, et amenant dans des milieux invraisemblables des personnages de toutes les classes, de toutes les
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positions sociales. Un exemple qu’on me permettra de prendre chez moi. Un exemple qu’on me permettra de prendre chez moi. Dans la pièce de GERMINIE LACERTEUX, charpentée par un homme qui a le secret du théâtre, par un vrai, par un pur carcassier, Melle de Varandeuil apparaîtrait nécessairement au bal de la Boule
Noire. Eh bien, je le déclare, mon carcassier eût-il trouvé une imagination de génie pour l’y amener, je déclare d’avance la trouvaille imbécile.
J’ai donc distribué GERMINIE LACERTEUX en tableaux donnant un morceau de l’action dans toute sa brièveté : fût-il composé de trois scènes, de deux scènes, même d’une seule et unique scène.
Et cette distribution a été faite dans l’idée que la pièce serait jouée sur un théâtre machiné à l’anglaise, avec des changements à vue sans entracte d’une demi-heure, à la façon des concerts, des cirques et des trilogies de Wagner.
Edmond de GONCOURT.
Février 1887.
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Je ne veux pas finir cette préface, sans remercier les vaillants interprètes de GERMINIE LACERTEUX. Et d’abord exprimons toute ma reconnaissance à Mlle Réjane, qui _ malgré toute la honte qu’on a cherché à lui faire éprouver d’être descendue à un rôle aussi bas _ a bien voulu me faire l’honneur de jouer ce rôle, ce rôle où se révèle l’actrice du dramatique simple, la grande actrice du théâtre du théâtre moderne, en ce moment dans l’enfantement, et dont les futurs auteurs aspireront, je puis le prédire, à être joués uniquement par elle. Et c’est Mme. Crosnier qui, sous le nom de Mlle de Varandeuil, a fait revivre à mes yeux la physionomie de ma vieille cousine de Courmont, la noble femme aux sentiments élevés, au cœur aristo, à la langue peuple. C’est Mme Raucourt, qui représente d’une manière si hautement et si originalement comique, l’hypocrisie pleurarde de la mauvaise et fausse femme d’en bas. C’est Mlle Dheurs avec sa beauté blonde et l’entrain de ses jovialités de bonne et grosse fille de barrière.
Et les hommes maintenant ! Dumeny le merveilleux monsieur en habit noir d’HENRIETTE MARÉCHAL, sous cette physionomie de joli roux cruel, qu’il a inventée d’après un dessin de l’oiseau de passage de Gavarni, rend-il bien la blague amère, l’ironie gouailleuse, le schopenhaurisme du ruisseau parisien d’un Jupillon. Et Colombey, lui, dans ce bout de rôle, est-ce assez la perfection
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D’une fin d’ivresse, où reviennent encore les renvois du vin mal cuvé : un bout de rôle si étonnamment joué, qu’il me fait, à l’heure, vivement regretter la suppression du tableau du Bois de Vincennes _ car avec les gens qui ont le talent nature Colombey, les choses dangereuses au théâtre ne le sont plus.
Et tous enfin, et Vendenne l’amusant voyou de la Boule Noire, et Montbars dans son rôle de portier, voleur et patelin, et Mlle Mercédès et Legrand en leur silhouettes et leur méchanceté de gosier d’engueuleuses de bals publics, et tout le charmant petit bataillon de fifilles, depuis Mlle Léocadie, mon actrice de cinq ans, jusqu’à Mlle Duhamel, qi miment si gentiment les rires, les exclamations, les jacasseries d’un bruyant dîner d’enfants.
Mais parlant des acteurs et des actrices de cette pièce, je serai incomplet, si je ne faisais un rien l’éloge du grand metteur en scène, qui se nomme Porel, et qui sait apporter dans les attitudes, les poses, les mouvements des corps d’hommes et de femmes dont il a la direction, tant de ressouvenirs de la vie morale des gens, tant de choses vraiment cérébrales, _ qui dote enfin un rôle d’une partie psychique, que je rencontre sur aucune autre scène.
- de G.
Décembre 1888.