
Germinie Lacerteux
mars 3, 2025Résumé
Le prologue se déroule au Jardin des Plantes ; quatre personnages, tous des jeunes peintres discutent des écoles et des techniques de peinture. Tandis que Chassagnol et Coriolis expriment chacun son avis sur la peinture allemande, Anatole, désintéressé du débat, tente de détourner l ‘attention de ses amis vers ses blagues et la description panoramique et spectaculaire qu’il fait de la ville de Paris.
Le Premier Tableau se déroule dans l’atelier de Coriolis. Les deux premières scènes décrivent les premiers signes d’amour et de jalousie que ressent Coriolis le peintre vers son modèle : Manette et l’insoumission de celle-ci. Il l’invite à une promenade en canot. A son départ, Coriolis en fait un portrait flatteur (scène 3) et relate à Chassagnol les circonstances de son enrichissement et les aventures de leur ami Anatole. Il lui parle aussi des circonstances hasardeuses da sa première rencontre avec Manette. Il révèle alors les origines juives de cette dernière et quelques uns de ses traits de caractère. (scène 4 et 5).Puis Anatole laisse libre cours à son tempérament moqueur et tourne en dérision le Père Mijonnet, un pauvre vendeur ambulant de matériel de peinture (scène 6). L’arrivée de Garnotelle est l’occasion de peindre à la fois l’importance des relations dans le milieux artistique de l’époque et les moyens autres que le talent pour accéder à la célébrité. La scène 7 met ainsi Garnotelle peintre mondain à l’opposé de Coriolis artiste authentique déclarant préférer son atelier isolé au vacarme et aux plaisirs que peut offrir la vie parisienne ; la femme et le luxe sont incompatibles avec la création artistique.
Le second tableau se déroule dans un cabaret du Bas-Meudon, au bord de la scène. Dans l’attente nerveuse de Manette qui ne vient pas, Coriolis écoute la peinture blagueuse que fait Anatole et ses compagnons _ deux canotiers et un modèle _ de l’ambiance qui règne dans les milieux artistiques (scène1). En voyant arriver Chassagnol, Anatole fait le récit des mésaventures de celui-ci et de son don à ne pouvoir profiter des chances qui lui sont offertes. Chassagnol prononce alors un plaidoyer contre le Prix de Rome et fait l’éloge du renouveau et de la créativité dans l’art (scène 2).
Coriolis, emporté par la colère de ne pas voir sa bien-aimée, lance des critiques dures à Anatole, artiste raté et paresseux.
Dans l’atelier de Coriolis (troisième tableau), Anatole et Chassagnol évoquent la jalousie, devenue maladive et honteuse de Coriolis (scène 1). Garnotelle vient inviter Coriolis à l’ouverture de la chapelle qu’il a décorée (scène 2), l’occasion de demander à Anatole s’il faisait encore de la peinture. A sa sortie, Chassagnol l’accuse de ne pas être un artiste puisque dépouillé de tout talent. Le tableau est ainsi un défilé de peintres différents dont chacun a choisi ou s’est vu imposer une manière de gagner sa vie. Coriolis entre gris de colère : il ne trouve Manette nul part et exprime à Anatole sa volonté de dompter cette belle créature et de lui interdire de poser pour les autres (scène 4). A son arrivée (scène 6 et 7), il la prie pour la énième fois de vivre avec lui. Après avoir proclamé sa liberté, elle accepte son offre à condition, dit-elle, qu’il s’engage « à devenir très prochainement un grand peintre » (page 58)
Dans son atelier (quatrième tableau), Coriolis voit cohabiter difficilement Manette et Anatole, accompagné d’un singe. Il exprime à son ami son bonheur depuis qu’il possède Manette ; il raconte comment suite à un soupçon, il a suivi sa bien-aimée jusqu’à une synagogue de Paris où il s’est vu rappeler l’appartenance juive de celle-ci ; il raconte avec un certain mépris sa « juiverie », et fait en même temps le portrait de cette compagne qui répond si miraculeusement à son idéal féminin : peu cultivée mais sensible à l’art et respectueuse du travail du peintre, sociable mais ayant peu de fréquentations (scène 2). Chassagnol entre indigné pour le manque d’estime que suscite les tableaux orientalistes de Corilois, face à la nouvelle mode lancée par Decamps, suivi par Garnotelle. Il dit avant de sortir avoir aperçu Manette devant l’atelier d’un peinture (scène 3). Rangé de colère, Coriolis fouille dans les affaires de Manette et découvre une photographie datée de cette pose (scène 6). Manette arrive (scène 7) indignée et avoue n’avoir pu refuser l’invitation à une dernière pose pour une œuvre entamée quelques années plus tard. Elle revient sur la promesse qu’elle lui a faite. Coriolis, ayant trouvé une pièce d’or indienne qui lui appartenait et qu’il avait offerte à une petite fille qui posait dans l’atelier de son maître, se rend compte que Manette est elle –même cette petite fille. Les deux amants acceptent le sort qui les a réunit pour la seconde fois. « Nous sommes fatalement liés l’un à l’autre, à tout jamais » (page 74).
Dans son atelier (cinquième tableau), Coriolis raconte à Chassagnol comment Manette, amoureuse de sa propre beauté et ne posant plus pour personne, s’est fait une manie de se dénuder devant son miroir et d’admirer son corps (scène 1). Coriolis raconte devant l’admiration de Manette et de Chassagnol le succès qu’a suscité son tableau à l’exposition (scène 2). Anatole entre complètement ivre et inconsolable suite à la mort de son singe (scène 3). Manette en profite pour médire de cet ami en l’accusant de lui manquer de respect. Elle lui annonce avec mélancolie qu’elle est enceinte.
Dans une auberge de Fontainebleau (sixième tableau), Coriolis, accompagné de Manette et d’Anatole font la connaissance d’un couple d’aubergistes fort amusants. Manette est furieuse contre un américain qui, sans connaître le métier qu ‘elle exerçait, a dit que dans son pays les modèles avaient un statut peu flatteur (scène 3). Garnotelle, de passage dans l’auberge, vient saluer Coriolis et lui dire son désir de partir pour Rome (scène 4). Anatole raconte une blague qu’il a faite aux compagnons russes de Garnotelle et qui a encore déplu à ce dernier. Le bohème continue à rêver de fortune et de succès et est à peine dérangé par le rappel à la réalité de Coriolis (scène 5).
Dans son atelier (septième tableau), Coriolis exprime à Chassagnol son manque d’inspiration et l’absence de talent. Son atelier dénudé de toute décoration et l’absence d ‘Anatole témoignent de son peu d’enthousiasme (scène 1 et 2). Crescent, voulant prendre un dessin que Coriolis lui avait promis se voit le refuser par Manette qui gère elle même la carrière, la fortune et même les relations de son mari (scène 3). Seul avec Manette, Coriolis, désespéré, exprime sa colère face à cette femme qui l’a transformé en faiseur de tableaux, sans talent et sans goût (scène 4). Manette semble satisfaite de manipuler si brillamment son mari (scène 5 et 6), mais l’arrivée de Garnotelle, avec qui elle semble avoir des liens intimes, lui apprend que sa marionnette a refusé la décoration que lui a offert le ministère grâce à l’intervention de Garnotelle (scène 7) ; sa colère n’est rien devant celle de son mari qui vient d’apprendre que deux de ses œuvres, que Manette lui a fait vendre à bas prix venaient d’avoir un grand succès lors d’une récente vente ; des œuvres du temps où il était un vrai artiste. Il se met alors à brûler ses toiles et a failli atteindre Manette (scène 9).
Dans un café du jardin du Luxembourg (huitième tableau), Anatole s’amuse à donner à une « peintresse » la recette pour réussir un portrait avec les moindres frais (scène 1) ; Chassagnol, critique d’art est en train de finir un article sur le beau (scène 2) lorsque passe Garnotelle. Anatole l’interpelle et se moque de son arrivisme ; il vient de se porter candidat à un poste à l’Académie, grâce à une alliance (scène 3). Selon Anatole, un homme qui n’a ni talent ni distinction et qui est bourré de relations est celui qui a le plus de chance d’accéder à ce poste. Anatole était en train de raconter à Chassagnol les conditions de sa séparation avec Coriolis quand celui-là passe. Il chasse Chassagnol et interpelle son ancien ami qu’il trouve dégoûté de la vie que lui impose Manette (scène 5). Mme Crescent propose à Anatole un poste au Jardin des Plantes qui lui garantit un revenu stable (scène 7).
Au neuvième tableau, Coriolis invite Anatole chez lui. Assistant impuissant au mauvais traitement qu’impose Manette à son convive, par l’intermédiaire de son enfant et sa servante. Anatole tente par son humeur d’éloigner la colère grandissante de son ami ; il sort en promettant de revenir « quand la patronne de l’endroit sera une catholique » (page 154) ; allusion antisémite de cette pièce dont l’auteur ne cache pas son sentiment anti-juif (scène 7).
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PROLOGUE[1]
Un petit édicule à jour qui domine le labyrinthe duJardin des Plantes, et dont un bandeau de bronze porte sur la coupole : Horasnon numero nisi serenas. _ Une lunette d’approche, attachée par une cordeà un des pilastres. _ au fond, le panorama de Paris.
Sur le banc circulaire, à l’entrée du petit cheminmontant qui mène au kiosque, Anatole et Chassagnol, de l’autre côtéGarnotelle et Coriolis.
SCÈNE PREMIÈRE
ANATOLE, tout debout sur le banc, la tête penchée sur le petit chemintournant.
Je vous annonce un Teuton.
CHASSANOL, au moment où l’inconnu apparaît.
Oui, un peintre de là-bas... Il me semble bien l’avoir vu dansl’atelier de Cornelius. (L’étranger fait le tour et redescend
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de l’autre côté). Oh! Cornelius, un grand maître, un peintre qui...
ANATOLE.
vas-tu nous embêter avec ton Cornelius!... Oh ! là! là! la peintureallemande ! ... Savez-vous, vous autres, comment ils peignent, lesAllemands?... Quand ils ont fini leur tableau, ils réunissent toute leurfamille, leurs enfants, leurs petits-enfants. Alors ils lèvent religieusementla serge verte qui recouvre toujours, toujours, leur toile... Tout le mondes'agenouille... Prière sur toute la ligne... et, à ce moment, ils posent lepoint visuel... Ce que je vous dis là, parole d'honneur, c'est vrai commel'histoire!
CORIOLIS
Tais-toi, petit père la Blague
ANATOLE.
Faut-il pas un peu rire... eh, l'homme du monde qui méritait d'entrer dansl'atelier d'Ingres ... Ils sont bons, les Ingres .... on vous l'a dit, n'est-cepas..., ils se demandent de leurs nouvelles ! Plus que ça de genre...
GARNOTELLE.
Dis donc, Coriolis, ta dernière académie, je l'ai trouvée bien..., trèsbien!
GARNOTELLE.
Vrai ? ... Vois-tu, je cherche ; ...mais faire de la lumière avec descouleurs...
CHASSAGNOL.
Qui ne la font jamais... L'expérience est bien simple... Sur un miroir placéhorizontalement entre la lumière qui le frappe et l'oeil qui regarde, posez unpain de blanc d'argent.
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ANATOLE.
Tu vas nous raser maintenant avec le spectre solaire... Connu, et le bouquinde Chevreul aussi... Attention, voici un lot de promeneurs cocasses. (Défilentsuccessivement
un sapeur avec les deux haches et la grenade sur sa manche, un interne de laPitié, en casquette, avec un livre et un cahier de notes sous le bras, unouvrier revenant d'un enterrement du cimetière Montparnasse, avec trois fleursd’immortelle à sa boutonnière, enfin un petit négrillon traîné par unefemme de chambre. Après avoir fait des grimaces au négrillon). Voyez, lesamis, comme le négrillon est tout triste d'avoir aperçu des singes en cage.
CORIOLIS.
Qu'est-ce qui a vu, de Brinchard, lePremier Baiser de Chloé, exposé chez Durand-Ruel?
GARNOTELLE
C'est d'un réussi..., des lignes si pures, si ingénues, si honnêtes !
CHASSAGNOL.
Un baiser, cette machine en bois!... ce baiser de poupée mal articulée!...Un baiser vivant, ça?... Jamais, non jamais!... (Se levant et avec des gestesépileptiques). Rien de frémissant..., rien qui montre ce courant électriquesur les petits foyers sensibles..., rien qui annonce la répercussion del'embrassement dans tout l'être... Non, le malheureux qui a fait cela ne sedoute pas de ce que sont les lèvres... Mais les lèvres, c'est revêtu d'unecuticule si fine qu'un anatomiste a pu dire que leurs papilles nerveuses n'étaientpas recouvertes, mais gazées, c'estson mot pour cet épiderme... Eh bien, ces papilles nerveuses, ces centres desensibilité sont mis en rapport avec le grandsympathique, le charrieur des émotions au plus profond, au plus intime del'organisme..., le grand sympathique qui communique avec les nerfs de
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la huitième paire, attenant à tous. les viscères de la poitrine... et quitouchent au coeur, qui touchent an coeur,
ANATOLE, coupant Chassagnol.
Où ce qu'on dîne?
CORIOLIS.
Où tu voudras!
ANATOLE
Qu'est-ce qui en a?
GARNOTELLE
Moi, je n'ai pas grand'chose.
CHASSAGNOL.
Moi, rien.
ANATOLE.
Alors ce sera Coriolis,
CORIOLIS.
Mon cher, c'est bête..., mais j'ai déjà mangé mon mois, je suis complètementà sec... Il me reste à peine de quoi donner ce soir à la portière deBoissard, pour la cotisation du punch.
ANATOLE.
Alors, c'est moi qui vous offre à dîner chez Gourganson... J'ail’oeil... Par exemple, Coriolis, il ne faut pas t'attendre à manger des pâtésde harengs de Calais truffés, comme à ta Société du vendredi... Oui,j'obtiendrai de Gourganson son vin le plus extraordinaire... à douze sous... etpeut-être des biftecks authentiques, en t'annonçant comme un fils naturel deChevet. (Se tournant
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vers le petit chemin). Oh! mesenfants, trois Anglaises, les plus extravagantes ladies ou miss de la terre, àl'éternel chapeau de paille au voile bleu, et à la silskine mangée par les vers. (Allant à la lunette d'approche,la mettant au point, et se retournant vers le groupe des Anglaises). Milady,faites-moi l'honneur de me confier votre oeil... Je n'en abuserai pas...Veuillez approcher... Je vais vous faire voir ce que vous allez voir, et un peumieux que le préposé aux horizons du Jardin des Plantes, maintenant chez lemarchand de vin. (Une Anglaise, dominée par l'assurance d'Anatole, mettantl'oeil à la lorgnette pendant que ses compagnes regardent avec des faces àmain). Mesdames, c'est sans rien payer d'avance et selon les moyens despersonnes. Spoken her, Time is money, Rule Britannia, Ail right. Je vousdis ça, milady, parce qu'il est toujours doux de retrouver sa langue dans labouche d'un étranger... Paris, mesdames les Anglaises, voilà Paris ! ...C'est ça... c'est tout ça..., une crâne ville..., j'en suis, et je m'enflatte... Une ville qui fait du bruit, de la boue, du chiffon, de la gloire...et de tout..., du marbre en carton-pierre, des grains de café avec de la terreglaise, des couronnes de cimetière avec de vieilles affiches de spectacle, del'immortalité en pain d'épice, des idées pour la province et des femmes pourl'exportation... La capitale du chic, quoi,saluez ! ...Et, maintenant, ne bougeons plus... (Pendant tout le boniment,des promeneurs, arrivés au haut du labyrinthe, entrent successivement sous lacoupole et écoutent Anatole). Ça, milady, c'est le fort de Vincennes... Oncompte deux lieues... On a abattu le chêne sous lequel saint Louis rendait lajustice, pour en faire les bancs de la Cour de cassation... Le château a étédémoli, mais on l'a reconstruit en liège, sous Charles X : c'estparfaitement imité, n'est-ce pas?... On y voit les mânes de Mirabeau, tons lesjours, de midi à deux heures, avec des protections et un passeport... Le Père-Lachaise,le faubourg Saint-Germain des morts... C'est plein d'hôtels ..., regardez à
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droite, à gauche..., vous avez devant vous le monument à Casimir Perier,ancien ministre, le père à M. Guizot... Suivez... la colonne de Juillet, bâtiepar les prisonniers de la Bastille, pour en faire une surprise à leurgouverneur;... on avait d’abord mis dessus une statue de Louis- Philippe :Henri IV avec un parapluie.. , on l'a remplacé par cette machine dorée : LaLiberté qui s'envole... c'est d'après nature ; ... on assure qu'on lamuselle dans les chaleurs, à l'anniversaire des Glorieuses... Regardez bien,milady, il y a un militaire auprès de la Liberté..., c'est toujours comme çà,en France... Ça, ce n'est rien, c'est une église... Les buttes Chaumont...Distinguez le monde..., on reconnaîtrait ses enfants naturels... Maintenant,milady, je vous place la lorgnette sur Montmartre, Mons martyrorum, d'où vient la rue des Martyrs, ainsi nommée parce qu'elle estremplie de peintres qui s'exposent volontairement aux bêtes, chaque année, àl'époque de l'Exposition... Là, tout en bas, ces toits rouges, les Catacombespour la soif : l'Entrepôt des vins... et dessous, ce que vous ne voyez pas,c'est simplement la Seine, un fleuve connu et pas fier, qui lave l'Hôtel-Dieu,la Préfecture de police et l'Institut;... dans les temps, il baignait la tourde Nesle... Maintenant, demi-tour à droite, droite alignement ! voiciSainte- Geneviève... et à côté le Panthéon, le Panthéon bâti parSoufflot, pâtissier..., c'est, d'après l'aveu de ceux qui le voient, un desplus grands gâteaux de Savoie du monde... Il y avait autrefois dessus une rose,on l'a mise dans les cheveux de Marat, quand on l'y a enterré... L'arbre desSourds et Muets..., un arbre qui a grandi dans le silence... l'arbre le plus élevéde Paris;... on dit, quand il fait beau, qu'on voit de tout en haut la solutionde la question d’Orient... mais il n'y a que le ministre des affaires étrangèresqui ait le droit d'y monter. (En ce
moment, un vieux curé entre sous la coupole, s'assoit sur le banc et écoute
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en souriant Anatole). Ce monument égyptien, milady, c'est Sainte-Pélagie...,une maison de campagne élevée par les créanciers en faveur de leurs débiteurs...Le bâtiment n'a rien de remarquable que le cachot, où M. de Jouy, surnommé l'Hommeau masque de coton, apprivoisait des hexamètres avec un flageolet. Il y aencore un mur teint de sa poésie... La Pitié... un omnibus pour les pékinsmalades, avec correspondance pour le Mont Parnasse, sans augmentation de prix,les dimanches et les fêtes... Le Val de Grâce pour Messieurs lesmilitaires..., dans la cour, il y a une statue élevée par Louis XIV au baronLarrey... L'Observatoire, une lanterne magique, où sont attachés des Savoyardspour vous montrer le soleil et la lune... C'est là qu'est enterré MathieuLaensberg dans une lunette... Et ça... la Salpêtrière, où l'on enferme lesfemmes plus folles que les autres... Voilà !... et maintenant, à la générositéde la société. (Anatole, ôtant son chapeau, fait le tour de l'auditoire,disant merci aux gros sous comme aux pièces blanches, et passant devant le curé,renverse sur le creux de sa soutane ce qu'il y a dans son chapeau, en disant : Monsieur le curé, pour vos pauvres ! etse sauve, suivi de ses trois amis étouffant de rire, et criant Cet animal d'Anatole!)
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PREMIER TABLEAU
Un atelier aux murs garnis de haut en bas de plàtres,d’armes, d’étoffes orientales. _ Coriolis en train de peindre Manette, vuede dos, d’après un reflet dans une grande psyché _ reflet fourni par un modèlequ’on ne voit pas, ainsi que Manette[2]
SCÈNE PREMIÈRE
CORIOLIS, à Manette.
Plus rien que dix minutes. (Un silence). Vous venez demain ?
MANETTE.
Demain, non je ne peux pas.
CORIOLIS.
Pourquoi ?
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MANETTE.
Pourquoi?- Parce que je ne peux pas...
CORIOLIS.
Alors, je puis compter sur vous après-demain?
MANETTE.
Non, j'ai une séance chez Michelet.
C0RIOLIS, dans un mouvement d'impatience, écrasant unpinceau sur
sa palette et le jetant.
Ce Buchelet,
MANETTE.
Buchelet..., niais il a beaucoup de talent, charmant garçon!
CORIOLIS.
Du talent, du talent, pas tant que ça... Un peu plus dehanchement, s'il vous plaît...voussavez, comme dans la pose du Génie durepos éternel au Louvre... Non, ce n'est pas ça..., non, pas encore ça...,vous posez mal aujourd'hui... Que diable avez-vous fait hier?...Allez, rhabillez-vous!
(Coriolis donnant destouches sur la toile.)
SCÈNE II
CORIOLIS, MANETTE.
(Manette finissant de se rhabiller et venant regarder lapeinture, appuyée au dos de la chaise de Coriolis)
CORIOLIS.
Eh bien, trouvez-vous que c'est vous?
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MANETTE.
Oui, oui..., un peu, il me semble.
CORIOLIS.
Et vous avez le coeur de me laisser toute cette fin desemaine sans modèle!
Et les autres?... Vous êtes trop gourmand... Ça oui(Montrant son corps), il en faut pourtout le monde de la peinture...çane peut pas être la propriété d'un seul (Riant), ça ferait trop demalheureux dans le corps d'état... Puis personne au monde, sachez-le bien,quand même il serait mon amant chéri, ne pourrait me faire refuser la demanded'un Ingres on d'un Delacroix de poser dans un de ses tableaux... Au revoir, jesuis pressée.
CORIOLIS, lui prenant le bras et l’embrassant à la saignée.
Dites donc, Manette, je viens d'acheter un canot, et nousl'étrennons samedi de la semaine prochaine... Ce serait gentil de venir passerl'après-midi avec moi..., vous vous trouverez avec de bons garçons... Hein, çavous va ?
MANETTE.
Je ne sais pas si je pourrai..., je verrai, je ne prometspas... Du reste, nous nous reverrons d'ici là.
CORIOLIS.
Ça commence toujours par un non, chez vous... Ah! vous êtesune singulière créature!
MANETTE.
IL faut m'accepter comme je suis... Les oui, c'est vrai, neviennent pas tout de suite chez moi... Adieu.
(Elle sort.)
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SCÈNE III
coriolis.
CORIOLIS, après un moment de rêverie.
Une singulière créature, oui!... C'est vraiment intéressantde la voir travailler avec vous, jusqu'à ce qu'elle soit tombée dans lapose... Et une fois qu'elle y est, c'est superbe: on bûcherait deux heures,qu'elle ne bougerait pas... Et quand ça ne va pas, et qu'elle s'en aperçoit àun mouvement de vos lèvres, à un geste, à un embêtement de votre visage...eh bien, la mâtine a l'air aussi ennuyé que votre peinture... Puis,quand on commence à s'échauffer, quand ça se met à venir sur la toile, voilàqu'elle a un air content... on dirait que sa peau est heureuse..., il semble qu'elle estchatouillée là où on donne un coup de pinceau. (Se promenant). Est-elleamusante, quand on la fait déjeuner, à parler des tableaux où elle est représentée...Oh, elle n'aurait donné qu'une séance..., c'est elle et pas les autres..., là-dessus,il ne faut pas la contrarier..., elle vous grifferait... Et la jolie éreinteusede ses petites camarades... jusqu'à des noms de muscles qu'elle a retenus pour les échigner...Ah ! l'immortalité pour elle, c'est pas dans le paradis qu'elle la place,c'est sur la toile des Musées. (Il revients’asseoir). Et à chaque repos, le spectacle charmant qu'elle donne...,son jupon à demi passé, sa chemise serrée à deux mains sur sa poitrine entas, comme un mouchoir de poche...ellevient regarder avec une petite moue, en se penchant... Elle ne dit rien, elle seregarde, comme une personne qui se voit dans une glace..., puis s'en va, avec unpetit mouvement joyeux des épaules...ettoujours les pieds dans ses
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petits souliers, sans mettre les quartiers. (Un silence).C’est très gentil, les femmes qui boitent...qui clochent comme ça. (Criant sur un coup frappé à la porte). Entrez.
SCÈNE IV
coriolis, chassagnol.
CORIOLIS.
Tiens, Chassagnol ! .. Y a-t-il longtemps qu'on ne s'estvu!
CHASSAGNOL.
C'est vrai...maisvoici la raison... A ton retour d'Orient, l'année dernière, je venais departir à Londres pour étudier Turner, Constable, l'école anglaise..., ma foi,il y a de cela un an... Je ne suis revenu qu'avant-hier... On m'a dit, ce quin'est pas bête, que tu as hérité d'un parent des colonies, et que l'amiAnatole demeure avec toi.
CORIOLIS.
Oui, il est si bon enfant, si amusant..., du reste, tuconnais le personnage... Figure-toi qu'un moment, il a été pris de la toquadedes voyages exotiques..., à ce moment il s'est trouvé qu'un oncle, ayant àMarseille une maison de produits chimiques pour la savonnerie, lui propose del'emmener à Constantinople... Mais n'a-t-il pas l'imprudence de trop faire rireConception, la maîtresse de son oncle, qui le lâche sur le pavé phocéen...Tu crois peut-être qu'il renonce à Constantinople ? Non!... Les Lalanne setrouvaient à Marseille... Il connaissait Lalanne... Il obtient d'être nommécontrôleur de la troupe, engagée pour aller à Constantinople
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donner des représentations dans le Cirque, où MmeBach avait gagné presque une fortune, en laissant le prix d'entrée àla générosité des Turcs, et en faisant la recette à la porte, dans unturban... Le contrôleur, faut te dire, doit au besoin figurer dans unquadrille, doubler un écuyer... Anatole n'était pas homme à reculer pour sipeu...lui, d'une nature tellementacrobate, mais voilà le diable, au bout de quelques semaines, il arrivait àfaire le manège debout, à se tenir sur un pied ; ... quant à quitter lecheval des deux pieds pour sauter, jamais il ne s'en sentit la résolution... Etle jour de sa dernière tentative, où il arpentait tristement le quai du port,je débarquais à Marseille.
CHASSAGNOL, qui n’écoutait pas et regardait la toile deCoriolis.
Où as-tu trouvé ce corps? Je ne le connais pas ! (Selevant, allant à la toile et jetant dans un accès de lyrisme). Que c’estbeau, un beau corps de femme !... La triomphante, la triomphante chose !...Oh !ce corps me fait repassersous les yeux ton corps, Marix, dont la superbe nudité est peinte dans laRenommée de l'hémicycle de Delaroche.... ton corps, la Legois, célèbre pourle dessin classique du ventre et des jambes..., ton corps, Marie Poitou, toncorps mince, nerveux, à l'anatomie de mystique, de sainte, de martyre.... toncorps, , Georgette, à la taille d'anguille, aux reins serpentins, montrant l'idéal,dans un type égyptiaque, de la ligne de beauté, professée par Hogarth.... toncorps, Caroline Alibert, le corps d'une Ourania du Primatice, allongé, effilé,avec des extrémités si souples, qu'elle faisait d'un mouvement passer tous sesdoigts d'une main, l'un sous l'autre..., ton corps, Celina Cerf, ton corpsfluet, maigriot, élancé, aux formes hésitantes de petite fille et de femme,aux contours d'une ingénue d'un roman grec...,
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des couleurs comme ceux de ce corps, représente a...Où l'as-tu découvert?
CORIOLIS.
L’histoire de sa découverte, la voilà. (Imitantl’appel d’un conducteur d’omnibus). La Bastille ! l’Odéon !Montmartre ! Saint-Laurent ! Les correspondances ! Personne n’ade correspondances !
CHASSAGNOL, se rasseyant.
Bah, tu fais des charges maintenant, comme Anatole !
CORIOLIS.
Et l'omnibus repart... Une suite de malechances, ce soir-là...Un mauvais dîner chez un imbécile, de la pluie, pas de voitures, etl'omnibus..., cette mécanique qui fait semblant d'aller et qui s'arrête àtout bout de champ... Et puis rien que l'odeur, ça sent toujours le chienmouillé, un omnibus... Enfin, je m'embêtais... J'avais fini d'épeler lesannonces qu'on a sur sa tête : la benzine Collas, la moutarde Bornibus... Jeregardais stupidement des maisons, des rues, des grands coins d'ombre, desdevantures éclairées, un petit soulier rose de femme sur une étagère deglace, des bêtises, des riens du tout... Pas un bonhomme curieux..., tous des têtesde gens qui vont en omnibus... Des femmes..., des femmes sans sexe, des femmesà paquets... Zing, le cadran duconducteur, une voyageuse; Complet !... Un monsieur, en face de moi, quis'obstinait à lire un journal avec des reflets dans ses lunettes... Cela mefait tourner les yeux vers la femme qui venait de monter... Elle regardait leschevaux par-dessous la lanterne, le front presque contre la glace de lavoiture..., une pose de petite fille...l'aird'une femme un peu gênée dans un endroit rempli d'hommes. (Se levant et posantla main sur l’épaule de Chassagnol).
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As-tu remarqué comme les femmes paraissent mystérieusementjolies en voiture, le soir, la nuit?...Del'ombre, du fantôme, du domino, elles ont de tout cela-, un air voilé, unempaquetage voluptueux, des choses d'elles qu'on devine et qu'on ne voit pas, unteint vague, un sourire crépusculaire.
CHASSAGNOL.
La Madeleine, leBoulevard, la Bastille... Tiens, elle était comme ça..., regardant un peubaissée... La lueur de la lanterne lui donnait sur le front, mettant une vraiepoussière de lumière à la racine de ses cheveux... et trois touches de clartésur la ligne du nez, sur un bout de la pommette, sur la pointe du menton, ettout le reste dans l'ombre... Tu vois cela... Très charmante, cette femme etpas Parisienne... Des manches courtes, pas de gants, pas de manchettes..., unetenue ayant quelque chose de déroutant. Auteuil !Bercy! Charenton ! le Trône, Palais- Royal! numéros 17, 18, 19... Iciune éclipse où je ne vois plus qu'un bout d'oreille, et un petit diamant quijette un feu de tous les diables... Et c'est le Carrousel, le quai, la Seine, unpont où il y a sur le parapet des plàtres de Savoyard..., ensuite des ruesnoires, où l'on aperçoit des blanchisseuses qui repassent à la chandelle...Puis, tout à coup, au bout de cette vilaine rue du Colombier, la femme faitsigne au conducteur, passe devant moi avec la démarche d'une statue, et entredans une sale boutique, où il y a en montre des lorgnettes et du plaqué...Sais-tu qui c'était?... C'était la fille de la Salomon, celle qui nousapportait de la parfumerie à l'atelier Langibout... Diable, si je l'auraissu..., mais cet Anatole qui connaît tout Paris..., je lui fais écrire...
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SCÈNE V
coriolis, chassagnol,anatole.
ANATOLE, qui vient d’ouvrir la porte et a entendu ladernière phrase.
Oui, figure-toi que ce feignant de créole me fait faire sacorrespondance... Mais ça n'a pas été si commode que tu crois, de l'avoir, laManette... A ma lettre pas de réponse... Il se trouvait que c'était l'époquede la Pourime, le carnaval desJuifs... Bon, je décidai Coriolis à aller à leur bal de la salle Barthélemy...Ah, Chassagnol, qué types de vieillesfemmes en palatine, les mains posées sur les genoux, avec la rigidité desphinx égyptiens, de jeunes gens à la chevelure laineuse, à la tête de bélier,de vieillards au gros diamant faux sur la chemise, étalant ce luxe de veloursgras qu'aiment les marchands de choses suspectes... Elle était là, maisfurieuse de ce que la lettre n'était pas signée, mais furieuse de ce que je nelui avais pas fait l'honneur d'une feuille de papier à lettre, tout entière...Coriolis a dû s'excuser en me traitant de pignouf..et si largement... que la belle a consenti à poser pour lui.
CORIOLIS
Et d'où viens-tu comme cela?
ANATOLE.
Ah ! tu m’a condamné à de longues promenades,depuis que ça t’agace de me voir travailler avec toi, d’après elle.
CORIOLIS, s’adressant à Chassagnol.
Oui, c'est agaçant, en effet ... Figure-toi que I’animal, tout le temps qu'ilpeint, il se mord une langue sortie de côté de la bouche, comme la langue d'unchien altéré.
§22
ANATOLE
C'est ça ou pas ça.
CORIOLIS.
D'où viens-tu, enfin?
ANATOLE.
Du Père-Lachaise... Je trouve pleine de surprises lapromenade de l'endroit!
CORIOLIS.
Cette promenade ne te fait pas penser à la mort?
ANATOLE.
A celle des autres..., pas à la mienne ! (On frappeà la porte). Entrez... Tiens, le père Mijonnet.
SCÈNE VI
CORIOLIS, CHASSAGNOL,ANATOLE,
LE PÈRE MIJONNET, affablé d’une longue perruqued’amour et parlant du nez.
Salut, messieurs... Qu'est-ce que vous voulez? ...Voici des boites de fusains que je vends cinquante centimes... J'ai desestompes, de très belles estompes en peau..., j'en ai aussi en linge. ( Et sebaissant, il regarde avec des yeux clignotant et le bout de sonnez les objets qu’il tire de sa boîte. C'est-il des canifs à deuxlames qu'il vous faut? ... Maintenant, messieurs,
§23
veuillez examiner ces petites maquettes en fil de fer, quej'ai inventées... Messieurs, C'est exact... C'est monsieur Cavelier qui m'adonné les mesures avec monsieur Gigoux... Ils ont compté..., tenez, messieurs,regardez..., depuis la rotule jusqu'à la malléole, c'est la même distance quede la rotule au bassin... Vous mettez un peu de cire là-dessus... Voyez : çahanche... Vous avez votre bonhomme, vous avez votre ensemble, vous avez tout...C'est-il des tortillons, monsieur Anatole, que vous désirez?
ANATOLE.
Oui, père Mijonnet, mettez-m'en là pour deux sous, avecune boite de fusains pour Coriolis... Mais, dites- moi, qu'est-ce que cetteperruque que vous avez là?
MIJONNET.
Je vais vous dire, monsieur Anatole, je vais vous dire.(Troublé et rougissant). Ce n'est pas pour faire le jeune... Oh, non, vous meconnaissez... Mais on me disait toujours que j'avais une tête de bénédictin...Alors je m'ai fait couper tous les cheveux du dessus de la tête, et je m'ai
fait mouler jusque-là. (Il montre le milieu de sapoitrine). Or depuis ce temps, je ne désenrhumais pas, je ne désenrhumais pas,figurez-vous... Pour lors, pour lors, ce bon monsieur Grandvoinat de chezmonsieur Delaroche a eu pitié de moi...ilm'a donné cette perruque-là..., elle est bien un peu blonde, c'est vrai...,dans le jour surtout...mais, commeon sait bien que ce n'est pas pour faire des femmes que je la mets...
ANATOLE.
Satané farceur de Mijonnet !... Et le Théâtre-Français,qu'est-ce que nous en faisons?
§24
MIJONNET.
Le Théâtre-Français, monsieur Anatole... Eh bien, voilà...On avait été gentil pour moi... Monsieur Grandvoinat m'avait fait mon costume,il m'avait prêté une toge, il m'avait enseigné à me draper... Aussi, quandces messieurs du théâtre m'ont vu, ils ont été enchantés..., ils m'ont misde suite au premier rang des comparses, sur le devant, même que je disais : «Mort à César! » Tenez, messieurs, posé comme cela (Il se drape dans sonpaletot), je criais...
ANATOLE, avec la voix de Mijonnet.
Des tortillons...Oui, je le sais…, on m'a dit cela, mon pauvre Mijonnet...ça vous a fait renvoyer du théâtre.
LE PERE MIJONNET, sur un ton plaintif.
Ah ! monsieur Anatole, il faut toujours que vous vousmoquiez... Vous êtes toujours à taquiner le pauvre monde... Mais c'est deshistoires..., j'ai été toujours très convenable au Théâtre-Français, et jecriais très bien comme ça (Sur une note ridicule): « Mort à César! »
ANATOLE.
Sérieusement, père Mijonnet, votre place était là...Vous aurez eu des jaloux, voyez-vous... Vous étiez né pour la déclamation...Non, vrai, blague sous le bras!... Chassagnol, et toi, Coriolis, je suis sûrque vous n'avez pas entendu Mijonnet réciter la Chutedes feuilles, de Millevoye ... Priez M. Mijonnet de vous la dire.
LE PÈRE MIJONNET.
Ah! monsieur Anatole, c'est encore une mauvaise farce quevous me faites là.
§25
CORIOLIS.
La Chute desfeuilles.
CHASSAGNOL.
La Chute desfeuilles.
ANATOLE.
La Chute des feuillesou pas de tortillons,
LE PÈRE MIJONNET
Vous le voulez, messieurs!
De la dépouille de nos bois, L'automne avait jonché laterre,
ANATOLE, avec la voix de Mijonnet
De la dépouille de nos bois, L'automne avait jonché laterre.
LE PÈRE MIJONNET.
Taisez-vous donc, monsieur Anatole... C'est bête, je nesais plus, si c'est moi ou vous qui parlez.
ANATOLE, continuant
Le rossignol était en bois,
Bocage était au ministère.
LE PERE MIJONNET, rassemblant ses effets.
Oh ! vous changez..., ce n'est pas comme ça dans lelivre... Je ne dis plus rien. (il ouvre la porte pour s'en aller.)
§26
SCÈNE VII
CORIOLIS, CHASSAGNOL,ANATOLE, GARNOTELLE.
GARNOTELLE, entrant par la porte que Mijonnet tient ouvertepour le laisser passer.
Bonjour, les amis. (Échange de poignées de main.)
CORIOLIS.
Ah! c'est gentil d'être venu sur mon mot... Voici ce quec'est... J'ai envoyé à l'Exposition trois tableaux, trois des tableaux quej'ai faits en Orient, pendant les quatre années que j'y ai passées. Il y a déjàlongtemps que le jury fonctionne... Je n'ai pas reçu de lettre de refus, maisAnatole a entendu dire, dans une brasserie, que j'étais refusé... Je voudraisêtre fixé sur mon sort...J'aiappris que tu étais pourri de hautes relations..., je te serais reconnaissantde me faire part de ce qu'il en est.
GARNOTELLE.
Rien de plus facile... Demain tu sauras ton sort... Tiens,la Manette, le modèle ordinaire de Buchelet..., une jolie préparation.
CORIOLIS.
Oui, je cherche à passer à d'autres exercices..., j'en aiassez de l'Orient.
GARNOTELLE.
C'est dans mon atelier, n'est-ce pas, que tu as écrit tonmot?... Alors tu as vu mon exposition.
§27
CORIOLIS.
Le portrait de femme qui y est encore..., comment, c'estpour l'exposition de cette année?
GARNOTELLE.
Ah ! c'est vrai, tu reviens de si loin, tu asl'innocence de ces choses-là... Eh bien, j'ai tout simplement écrit à laDirection que j'avais besoin d'un délai pour finir... Voilà ! ... Jen'envoie pas comme les autres, et je fais ma petite exposition particulière,ainsi que tu le vois... Votre tableau ne passe pas comme cela avec le commun desmartyrs... Et vous êtes distingué par l'Administration... Je l'enverrai audernier jour, mon tableau, et tu verras, il ne sera pas le plus mal placé... Aufait, comment l'as-tu trouvé, mon portrait ?
CORIOLIS, sans enthousiasme.
Très bien...trèsbien... Le collier de perles est étonnant!
GARNOTELLE.
Mon Dieu, c'est un portrait sérieux, sans tapage... Sij'avais voulut, ces temps-ci...LaTanucci m'avait fait demander... Il était deux heures, trois heures, enfin uneheure honnête pour se présenter chez une femme, qui ne l'est pas... Elle étaitau lit..., une chambre de satin feu et or...éblouissante... A demi sortie du lit, les épaules nues, des cheveuxenfermant du soleil, une chemise..., tu sais les chemises qu'elles ont... ellem'a demandé son portrait comme une chatte... J'ai été héroïque, j'ai refusé...Vois-tu, mon cher, ces portraits-là, au fond, quand on voit du monde, quand onconnaît des femmes bien, c'est toujours une mauvaise affaire... Ça jette de ladéconsidération sur un talent... Il faut laisser cela aux autres... Là-dessus,bonsoir les amis, j'ai un tas de
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choses à faire aujourd'hui, et tu demeures si loin...A-t-on l'idée de demeurer rue de Vaugirard! ... C'est à distance de tout, pour peu qu'on aille dans le monde..., lesponts à traverser...
CORIOLIS.
Pourquoi je demeure rue de Vaugirard? Parce que, où tudemeures, dans ce quartier Saint-Georges, la bougie que l'on voit aux croiséesest une bougie couleur de chair, qui fait penser à la jambe d'une chanteuse;parce que la bonne qui promène un petit chien sur le trottoir a du blanc, et lepetit chien, du rouge ; parce qu'il y a une odeur de poudre de riz qui descendles escaliers et sort par la porte comme l'haleine de la maison... Il flottetrop de plaisir pour moi là... La femme est dans l'air..., on ne respire quecela ! ... Je me connais..., il me faut ma rue de, Vaugirard, mon quartier,un quartier d'étudiants qui ressemble à l'hôtel Cicéron de la Vacheenragée... Dans ton quartier, je redeviendrais un créole... et je veuxfaire quelque chose.
GARNOTELLE.
Oh! moi, pour travailler, il n'y a que Rome..., ma belleRome... Ah! quand avec l'École, nous allions acheter, je me rappelle, aux QuattroFontane, des oranges et des pommes de pin, pour les manger dans les Thermesde Caracalla... Mais cette fois je me sauve.
ANATOLE, pendant que Coriolis reconduit Garnotelle; tout entenant la porte, il lui fait des saluts ironiques en retirant comiquement sajambe derrière lui.
Hein, Chassagnol, notre ami est-il devenu un poseur?
§29
§30
§31
DEUXIÈME TABLEAU
La scène représente un cabaret au Bas-Meudon, servant desalle de bal, le dimanche, avec au mur, d'un côté, la galerie d'un orchestre._ Au fond, porte et fenêtres donnant sur la Seine.
_ Une table servie, éclairée par des chandelles.[3]
SCÈNE PREMIÈRE
CORIOLIS,, ANATOLE,Mme ALCIDE, PREMIER
CANOTIER, SECONDCANOTIER, LA FILLE.
ANATOLE, commandant.
Sept juliennes, sept gigots, sept matelottes, septfritures.
§32
Mme ALCIDE.
Une salade et des fraises, voilà! ... Messieurs, dubordeaux, n'est-ce pas?... Ça fait du bien à la gorge.
ANATOLE.
Mesdames et messieurs, je vous présente une vieille amie,Mme Alcide, qui a posé les mains de M. Molé, dans le portrait d'Horace Vernet,un modèle sérieux, un modèle qui tient la pose, qui a des tendons, un modèlequi crispe, oui, qui crispe. Oui, oui, plus un de ces modèles au jourd'aujourd'hui... Oh ! les modèles, une espèce finie... Il n'y a plus demodèles..., ça vous donne deux séances, puis à la troisième, vousrencontrez votre étude dans un petit coupé, coiffée en chien, qui vous laissetomber de haut un bonjour.
PREMIER CANOTIER.
Ah! le bon type de rêveur,ce Malbeste, que je trouve ce matin sur la porte de son atelier, et qui me dit:« Tu te rends bien compte, mon petit, que, pour mon buste, il fallait lemarbre? - Pourquoi pas une terre? C'est si long, le marbre ! - Non, me répond-il,je n'aurais pas eu la ligne rigide, le cassant du trait... Ça aurait ététoujours mou, veule...il mefallait le marbre, absolument le marbre. - Eh bien, laisse-moi le voir, jet'assure, je n'en parlerai pas. - Mon marbre, mon marbre, il est là! » Etil se touche le front.
DEUXIÈME CANOTIER.
Vous savez, vous autres, nous venons d'en faire une assezbonne à la petite Montariol du Palais-Royal. Elle a
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une femme de chambre qui s'amuse à secouer ses tapis surnos épures, nos lavis..., oui, chez l'architecte Lemeubre, où je travailledans la journée...Sur ce,engueulement de la femme de chambre, puis suifgénéral à nous donné par Lemeubre, à la requête de la Montariol. Attendsvoir, ai-je dit, et avec Mougin, tu sais celui qui a fait la chanson :
Gn'i en a, Gn'i en a,
Que c'est de la fameuse canaille,
nous voilà, un soir, où le cocher de l'actrice étaitabsent, nous voilà dans l'écurie et les sabots des deux chevaux emmaillotésdans du linge, et les deux bêtes tirées par les naseaux jusqu'au troisième...et sur un coup de sonnette, la femme de chambre face à face avec les deuxquadrupèdes sur le palier... Le drôle de la chose, c'est que ce n'est rien defaire monter les chevaux par notre procédé, mais les faire descendre, voilàle hic. On a été obligé de passerla nuit à couvrir l'escalier de coulisseaux, à bâtir un vrai praticable.
ANATOLE.
Dites donc, madame Alcide, où en êtes-vous avec M. Duchâteau?
Mme ALCIDE.
Vous me l'aviez bien prédit... Quand il sera arrivé,celui-là...il vous écrasera avecson carrosse... Vous avez plus de philosophie du coeur humain que moi... Ah !la bonne soupe..., c'est un fameux restaurant ici... Ça me rappelle les deuxseuls dîners que j'ai faits avec lui... Faut vous dire qu'il était rat commetout... Il avait un livre de comptes, où c'étaient des colonnes, des rangées
§34
de chiffres, me disant que ça, ça lui faisait voir toutesses dépenses groupées.., et tout ce qui n'était pas utile, il le portait aucompte: Gaudriole... Oh! il mettaittout dessus, et, quand nous jouions, il inscrivait: Alcide me redoit un sou.
ANATOLE.
Ah! le sale bourgeois l... Mais, en fait de bourgeois, imaginez-vous que, dans l'atelierde Malambré, il en est tombé un qui lui a dit: « Monsieur, je voudraisêtre peint sous l'inspiration du Dieu._ Comment, sous l'inspiration du Dieu? _Oui, après avoir entendu Rubini... J'aime beaucoup la musique... Pourriez-vousrendre cela?... » Et, quand il l'a eu peint sous une inspiration quelconque,le bourgeois lui a amené son tailleur, pour vérifier la piqûre de songilet... Non, non, ils sont trop bêtes, les bourgeois... En choeur, mesenfants.
TOUS EN CHOEUR.
Non, non, ils sont trop bêtes, les bourgeois!
CORIOLIS, s'adressant à Anatole.
Quelle gargote!... La fichue nourriture ! ... Tutrouves qu'on mange bien ici, toi?... Merci.
ANATOLE.
Pardon, excuse, je n'ai pas eu encore le temps de faireinstaller le Café Anglais au bas-meudon... Voyons, mon petit Coriolis,qu'est-ce qu'on a donc aujourd'hui, à être grincheux? Faisons donc un peu larisette à ces dames et à ces messieurs.
PREMIÈRE CANOTIÈRE.
A boire, à boire..., j'ai dans le gosier cinq heures de nage !
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PREMIER CANOTIER.
Personne n'a mis le nez, jeudi, à la vente de Davenne...Mourez donc avec du talent, avant d'être connu!... De ma vie je n'ai vuspectacle si lamentable... Un gras commissaire-priseur, bâillant, tout en segrattant le menton avec son marteau d’ivoire, le crieur ne donnant que lamoitié de sa voix, les commissionnaires emportant, avec des gestes de mépris,cette peinture qui se vendait si mal... Et là dedans, la pauvre maigre femmedans un châle reteint, avec contre elle un pâle enfant, juché sur une chaisetrop haute...la pauvre femme,humiliée dans son orgueil à chaque nouvelle adjudication, et blessée par lesplaisanteries de ce sans-coeur de commissaire-priseur, s'amusant à égayer lavente... En voilà un qui a connu la misère, ce Davenne !
DEUXIÈME CANOTIÈRE.
Oh! Oui... moi, je sais ce qu'il a trouvé à donner à sonmoutard, un jour qu'il avait faim...uneboîte de pains à cacheter blancs.
CORIOLIS, s'adressant à Anatole.
Et ton raseur d'ami, toi Chassagnol, qui s'était invité,et qui ne vient pas?
ANATOLE.
Ah ! Chassagnol, lui qui ne se lâche pas sur sesaffaires de famille, j'ai appris de curieuses choses sur l'homme. (S'adressantà la première canotière). Mademoiselle, vous allez avoir à côté de vous unhomme qui a possédé quarante mille francs, ne le tutoyez pas la première !... Oui, Chassagnol a été propriétaire de quarante mille francs..., ce n'estpas une blague... et il les a mis dans sa malle, et est parti avec... voir duRembrandt, du vrai, de l'authentique, du Rembrandt sur place, dans des cadresnoirs. Puis, des
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Musées de la Hollande et de l'Allemagne, il est tombé surles Musées d'Italie... Enfin une flâne, une flâne dans les villes àtableaux, avec des enthousiasmes de six heures devant une toile... Et tu saisqu'il a l'habitude d'aider ses admirations d'une petite touche d'opium... etqu'il se grise les yeux, tout comme les gens qui vont entendre des opéras aprèsavoir pris du haschisch, se grisent les oreilles... La fin de tout cela, c'estqu'à sec d'argent, et vendant pour vivre les bibelots achetés en route, ilrencontre à Padoue une fillette, une vendeuse de volailles dans un marché... Ace qu'il paraît, nous ne connaissons pas cela : la beauté du nord de l'Italie,la beauté mignonne, maladive, d'une vierge des Primitifs... Je viens de voird'elle, une esquisse tout à fait bien, qu'en a faite là-bas Rouvillain, oui,de cette pâle fillette, avec cette espèce d'éventaire de crêtes rouges depoules et de coqs, tenus de ses deux mains contre sa poitrine... Chassagnol nefait ni une ni deux, il offre sa main... Mais la vendeuse de poules, qui étaitl’innamorata d'un beau garçon dupays, refuse... Que fait Chassagnol? Il y avait dans la maison une soeur trèslaide, une vraie caricature de l'autre... Pour se rattraper à sa ressemblance,et un peu par amour des Primitifs, il l'épouse... Et là-dessus il est revenusans un sou, avec une paysanne, et des chambranles de marbre provenant de la démolitiond'un palais de Gênes, marié, pas changé, et parbleu comme le voilà.
CHASSAGNOL, entrant et s'asseyant à une place restéevide.
Je suis un peu en retard, je crois... La journée au Louvrepasse si vite!
Mme ALCIDE.
Reprenez-vous de la matelote, messieurs? (S'adressant àCoriolis). Voyons, le petit chapeau, là-bas, vous ne m'en
§37
voudrez pas,n'est-ce pas?... J'ai une faim...j'allaistomber, si je n'avais pas mangé un petit gâteau d'un sou, en venant...
ANATOLE.
Mangez et buvez, buvez et mangez, madame Alcide...,allez-y, reprenez de la matelote ... et continuez à nous dévoiler votrecoeur... Comment ont fini vos rapports avec M. Duchâteau?
Mme ALCIDE.
On en a tous, messieurs? Personne n'en veut plus? Eh bien,j'aime autant prendre le plat, si ça ne vous fait rien... La dernière fois queje l'ai vu, M. Duchâteau, c'était à l'époque de nos troubles politiques...Je n'avais plus un sou, je ne posais plus... Vlan, je décroche une marine que,m'avait donné je ne sais plus qui, et je pars pour la laver... Voilà que, dansla rue Montmartre, je le rencontre, je le rencontre au milieu d'unrassemblement, au milieu de gens qui avaient l'air de galériens... Je m'étaistoujours doutée que M. Duchâteau, c'était un conspirateur bonapartiste... Jelui flanque ma toile sous le nez, et je lui dis: « Vous allez m'acheter ça !..._ Je n'achète pas de marine, qu'il fait._ Eh bien, menez-moi dîner à lacampagne. » (S'adressant à Anatole). J'avais justement une petite robe trèsgentille, toute neuve, faite avec les doublures de soie que la mère du peintreMonicourt lui avait envoyées, pour se raccommoder...
ANATOLE.
Femme ingénieuse, nous connaissons ton tapis de Smyrne auxfranges tissées avec les épaulettes du garde national Lacoutelle... Tut’habilles comme l'oiseau fait son nid de grappilles quêtées çà et là...Nous t'avons contemplée
§38
au bal de l’Opéra en Reine de Chypre. et nul n'a jamaissu dire de quoi tu t'étais fait cette chose composite, que tu appelais toncostume.
Mme ALCIDE.
Ah ! une chienne d'année, cette année-là !
ANATOLE.
oui, madame Alcide, l'année de votre grande panne, l'annéeoù vous échangeâtes, blonde que vous êtes, un gril, une pendule dorée, uneguitare, contre une queue de faux cheveux bruns.
Mme ALCIDE.
Tenez, avec vous, je ne décesse pas de parler, parce quevous m'inspirez. Oui, vous dites, un petit mot, et ça me fait repartir... Oh,le bon gigot, oh, la bonne viande 1
LA FILLE.
Combien de fraises à ces messieurs?
Mme ALCIDE.
Oh ! pour trois... Je suis pleine, jusque-là.
LA FILLE.
Comment, vous êtes huit... Vous me faites mal, la mère.
CORIOLIS.
Toutes les fraises de l'établissement... Maintenant, femmesimple, aux amours pleins d'épisodes cocasses, mangez et taisez-vous !
ANATOLE, s'adressant à Chassagnol et désignant le premiercanotier.
Tu ne te douterais pas que ce gamin-là est le neuvième auconcours d'esquisse pour le prix de Boule, et que, s’il
§39
ne l'a pas cette année, il pourrait bien l'avoir l'annéeprochaine.
CHASSAGNOL, avec un rire mécanique et fou.
Le prix de Rome...ah,ah, le prix de Rome! ... Comment, jeune homme, vous n'avez pas tout à fait la têted'un imbécile... et le rêve de vos jours et de vos nuits est de vous enfermerdans un pensionnat, sous la férule d'un pion du Beau, patenté par l'Institut !... Dites-le, tout de suite, votre ambition, n'est-ce pas? est de recommencer,avec l'imitation chinoise des fonds de culottes, un Raphaël, un Dominiquin...Mais, nom d'un petit bonhomme, le talent, c'est d'être soi..., c'est la facultégrande ou petite de renouveau, qu'un individu porte en lui... Et là, dans cecasernement, cette cuisine bourgeoise, commel'a appelée Géricault, avec les paresses de la routine, la platitude desperspectives tranquilles, l'avenir assuré, le droit aux commandes, tout estfait pour tuer la personnalité d'un artiste... Des pastiches, des pastiches,rien que des pastiches, voilà ce qu'on fabrique là... Ne faut-il pas, nom d'unchien, que la jeunesse tente, cherche, lutte, qu'elle se débatte avec la vie,avec la misère, avec un idéal ardu et douloureux à conquérir !...Pourquoi pas, mon joli jeune homme (Le secouant par le bras), pourquoi pas l'étude en pleine liberté, selon le goût, lechoix de l'individu? Et pourquoi une école de Rome, comme si on ne devait paslaisser le peintre qui se forme aller où il semble qu'il ait des pères de sontalent, aller à Amsterdam, quand il se sent des liens de famille avecRembrandt, aller à Madrid s'il se sent de la couleur de Velasquez dans lesveines?... Qu'il aille avec une somme d'argent fournie par l'État, qu'il ailleen Grèce, en Égypte, en Norvège, dans du soleil ou du brouillard, n'importe où,au diable s'il le veut, partout où le poussera son instinct de voir et detrouver... Et si c'est à Montmartre
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et non sur le Pincio, qu'il trouve son talent?... Est-ce deRome que sont sortis Decamps, Delacroix, et je dirais des noms jusqu'àdemain?... Rome! Rome! voyez-vous, jeune homme... C'est la Mecque du poncif.
ANATOLE.
Chouette, tout demême le prix de Rome... Laisse, mon petit, Chassagnol dégoiser ses paradoxes,et dis-leur zut ! ... C'est moi,je ne le cache pas, qui aurais été heureux d'avoir le prix de Rome.
CORIOLIS, qui s'est levé, est allé à la porte, a regardésur la berge, et qui
vient de se rasseoir à sa place, dans un emportement decolère.
Toi, veux-tu que je te dise, sous une surface de blagueur,tu es l'être le plus pompier que je connaisse... oui, tu as toutes les religions d'un fils de Prudhomme...,oui, oui, l'adoration plate et servile, non de l'antiquité, mais de l'Homèrede Bitaubé..., et fourre-toi dans le toupet que tu sens encore mieux un Picotqu'un Raphaël.
ANATOLE.
Diable, ce que tu me dis là, mon cher, c'est dur... Maisavoue que tu es terriblement nerveux aujourd'hui.
SECONDE CANOTIÈRE.
Sont-ils embêtants à parler de leurs machines ! (Etse levant en chantant).
Gn'i en a, Gn'i en a,
Que c'est de la fameuse canaille!
(Elle entraîne tout le monde au dehors sur la berge.)
Mme ALCIDE, en sortant.
Ce que je sais, messieurs, c'est que vous êtes bien
§41
Gentils... Vous payez du bordeaux aux femmes, et avec vouspas declaques au dessert.
CORIOLIS, au moment où Anatole, resté le dernier, est entrain de rouler une cigarette et de l'allumer, allant à lui.
Pardon, je suis d'une colère imbécile, ce soir..., jet'ai dit des choses...
ANATOLE.
Ah çà, mon pauvre ami, sais-tu que tu me fais l'effetd'un homme qu'on met dedans?
CORIOLIS.
Moi !
ANATOLE.
Toi-même... avec cette petite... Mais Buchelet l'a eue àla quatrième séance... Buchelet, juge!
CORIOLIS.
n'y a pas que Buchelet!
ANATOLE.
Alors quoi?
CORIOLIS.
Alors quoi... Eh bien là, je voudrais que l'étude de soncorps n'appartînt plus aux autres..., fût toute à moi... Tiens, laisse-moitranquille, parlons d'autre chose. (il le mène à une des fenêtres donnant surla berge). Ah la belle nuit !... dans le ciel, regarde... les étoiles, unfourmillement de fleurs de feu..., sur l'eau, ce frissonnement du courant... etsous les arbres de la rive là-bas, entends-tu?... toutes ces causeries à voixbasse...tout cet amour qu'on nevoit pas... Une vraie nuit des colonies, de mon pays... Sous
§42
ce ciel, sur cette eau, ce soir, l’avoir avec moi...,elle me l’avait promis cependant..., et la rossen’est pas venue. ( On entend sur la berge : En barque, en barque). Viens,allons les rejoindre.
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§044
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Troisième tableau
L’atelier du premier tableau.
SCÈNE PREMIÈRE
anatole, chassagnol.
CHASSAGNOL.
Tu devrais lui dire...il devient ridicule avec sa Manette... Comment, à n'importe quelle heurede la journée, on le voit arriver tout courant dans l'atelier d'un confrère oùil suppose qu'elle est... et le voilà, diable m'emporte, refermant sur son dosla porte, comme un agent de police venant saisir la cagnotte d'une lorette, puispassant l'inspection de tous les recoins de l'atelier, cherchant, furetant...et, quand il n'a rien trouvé, se sauvant faire sa visite chez un autrepeintre... Sa jalousie inspirée par la représentation de la bien- aimée estconnue, et Buchelet a eu la pitié de décrocher une étude, que Coriolis,chaque fois qu'il venait chez lui, regardait avec des yeux amers... Mais auxmurs des ateliers, il y a d'autres études de Manette... et même c'est devenuchez le pauvre garçon une idée fixe, une folie,
§046
une hallucination de vouloir voir maintenant, dans lesnudités peintes d'après d'autres femmes, la nudité qui le fait souffrir.
ANATOLE.
Oui, le pauvre garçon !... Un caprice soudainementchangé en un appétit ardent, passionné de cette femme, et du lendemainqu'elle lui a appartenu, l'a fait jaloux d'elle, comme on ne l'est pas sous unezone tempérée... Oh ! lui, il ne se contente pas un peu de la femme, illa veut toute à lui...sesliaisons d'autrefois se sont toujours converties en collages.
CHASSAGNOL, se parlant à lui-même.
Parfaitement-, un grand maigre, aux jointures noueuses,avec des petits pieds de femme au cou-de-pied busqué d'une Espagnole, des yeuxbrillants, pétillants, éclairant à la moindre sensation, un grand nez, signede race de sa famille, et cause de l'attribution de son nom patronymique : Nazde Coriolis, des lèvres rouges, saillantes dans la pâleur boucanée duvisage... et sur ce visage, la douceur amoureuse que l'on perçoit dans quelquesportraits italiens du seizième siècle. Par là-dessus un mangeur d'épices etde choses sucrées, n'oublions pas cela...enfin une nature de volupté avec la volonté molle d'un créole... C'estbien le type de l'homme qui doit être mangé par la femme.
SCÈNE II
ANATOLE, CHASSAGNOL, GARNOTELLE
GARNOTELLE.
Saperlotte... Coriolis n'est pas là... Bonjour, Chassagnol;bonjour, Anatole... Que je suis contrarié! ... J'aurais voulu
§047
lui faire la demande en personne... Mais, Anatole, tuvoudras bien te charger de la commission..., tu lui diras que je compte sur lui,pour venir voir ma chapelle de l'église Saint-Mathurin, que l'on découvredemain. (Avec l'air absent). Et tu fais toujours de la peinture?
ANATOLE
Et toi?
GARNOTELLE.
Tu blagues toujours!
ANATOLE.
Que veux-tu?... Je n’ai pas le génie, moi, il faut queje me console.
GARNOTELLE.
Et les travaux, ça va?
ANATOLE.
Les travaux, mon cher, j'en ai par-dessus la tête... Jevais prendre des ouvriers... J'ai tous les portraits du Tribunal de Commerce àfaire... Des belles têtes... Et puis, j'ai une idée de tableau... Oh! si je nesors pas avec celui-là, si je ne tape en plein dans le public, dans le vrai,dans le tien... On est spiritualiste, n'est-ce pas, ou on ne l'est pas... Ehbien, voici mon tableau... C'est un enfant, un enfant qu'on a laissé seul, etqui va se brûler avec des allumettes chimiques... Il a son ange gardien... là,présent..., qui lui prend les allumettes chimiques, et lui donne des allumettesamorphes... Sauvé, mon Dieu... Et je peindrai ça avec le coeur, comme ce quetu peins !
§048
GARNOTELLE.
Allons, tu seras toujours l'Anatole Bazoche de notrejeunesse... Ne manque pas d'exprimer à Coriolis combien je serais peiné, si jene le voyais pas demain. (il sort.)
SCÈNE III
ANATOLE, CHASSAGNOL.
ANATOLE.
Très malin, Garnotelle, avec sa chapelle de Saint-Mathurin...Comme cela, il a son petit Salon..., pas de public...des amis..., rien que des invités..., c'est superbe... Très malin,Garnotelle !
CHASAOGNOL.
Et, si la peinture est mauvaise, la faute en est auxmauvaises dispositions architectoniques de l'édifice!
ANATOLE.
Ah ! le talent de Garnotelle, on le connaît..., c'estde travestir les bourgeois en portiers songeurs, de mettre une lueur de rêveriedans un ancien député du juste milieu, et d'alanguir un ventru...et ces portraits de femmes en leur mortification morne, provenant desquarante séances exigées par le portraitiste..., ces bourgeoises sur fondolive, qui ont l'air d'être en pénitence dans les Limbes, avec le souci sur lefront du marchandage d'une chose trop chère... Par exemple, en voilà un quisait tirer parti de tout, même de son teint fatal, un vieux reste de malheursdu sang... et où il y a des dindes,voulant y voir l'artiste, qui peint avec les mélancolies de son
§049
âme... Oh! comme il a su prendre les femmes du grandcommerce, les femmes de la banque tenant le haut bout de l'opinion par leurssalons et leurs amis du journalisme... Puis, par là-dessus, il est un assidu dela Société de l’Oignon, ce dînerfructueux, cette franc-maçonnerie de la courte échelle, où l'on se passe lescommandes, les travaux, les voix à l'Institut, entre la poire et le fromage...Et qui pourra m'expliquer la raison du respect avec lequel la critique parle deson talent, tandis qu'elle est si rêche avec Coriolis!
CHASSAGNOL.
Tu ne la sais pas, cette raison..., je vais te la dire,c'est la haine d'instinct du pur lettré, du critique doctrinaire etphilosophique contre le morceau peint,contre le bout de toile ou le panneau de couleur... du critique qui n'a jamais goûté devant une coloration lajouissance poignante, que Chevreul compare aux sensations des saveurs agréablespour le palais. (Regardant le cartel). Ah, l'heure de mon rendez-vous... Aufait, tu ne sais pas..., je suis pris, ces temps-ci, par Gillain, qui est devenuun salonnier dans un journal sérieux...Et comme il ne sait pas un mot de peinture...oui, si on publiait dans le Charivari,un Albert Dürer, sans le prévenir, il croirait que c'est de Daumier...Enfin il fait un Salon...le voilàmaintenant critique artistique... C'est absolument comme un homme, qui nesaurait pas lire, qui se bombarderait critique littéraire... Alors il prend séanceavec moi... il me fait causer, il m'extirpe mes bonnes expressions, il me sucetout mon technique... C'est si drôle, un homme d'esprit, c'est si bête enart... Enfin je lui ai enfoncé un tas de mots : frottis, glacis, clair-obscur,etc., etc... Il commence à s'en servir pas trop mal... Il est capable de finirpar les comprendre... Par exemple, je l'ai seriné à la sévérité... Ce seraune cascade d'éreintements... Je
§050
lui ai dit qu'il s'agissait de nettoyer le Temple, detomber sur le dos aux fausses vocations... Oh ! la mauvaise peinture!... Dutalent ou la mort, il n'y a que cela !... Il faut décourager trois millepeintres par an... Sans cela, dans dix ans tout le monde sera peintre, et il n'yaura plus de peinture... Mais, nom d'un petit bonhomme, l'art, ça doit êtrecomme le saut périlleux : quand on le rate, c'est bien le moins qu'on se casseles reins... On me dira : Ils mourront de faim. Ils ne meurent pas assez defaim! (Allant à la porte et en la refermant). Ils ne meurent pas assez de faim!
SCÈNE IV
ANATOLE.
ANATOLE.
Il estsupercotentieux, ce Chassagnol!... il exige que tout le monde ait du génie...Tiens, mais si je ficelais le croquis de ma Renommée, pour ce nouveau cahier depapier à cigarettes, le papier Faradèche..., quatre cents balles, s'il vousplaît... Bon, je vais faire tout bêtement mon croquis d'après une étude deCoriolis. (Il va à un carton et le feuillette). Fichtre, il ne s'agit pas deprendre une étude d'après Manette... S'il retrouvait l'adorée sur le papierFaradèche, quelle scène! Diable, voilà un coup de sonnette qui sent lamauvaise humeur.
SCÈNE V
ANATOLE, CORIOLIS
ANATOLE.
Je croyais que tu ne rentrerais jamais... Tu m'avais ditque tu faisais une course tout à côté.
§51
CORIOLIS.
Eh bien, j'en ai fait deux, de courses, j'en ai fait trois.
ANATOLE.
Garnotelle sort d'ici ... Il venait pour t'inviter à la découvertede sa chapelle qui aura lieu demain.
CORIOLIS.
Je me fiche pas mal de Garnotelle et de sa chapelle. (selaissant tomber sur un tabouret devant une étude peinte, grandeur nature, deManette, et semettant à pensertout haut). Cette blancheur du Midi..., cette chair de soleil en de lumièremourante dans des demi-teintes de rose thé..., ces passages de tons, si doux,si variés si nuancés..., ces tendresses, ces tiédeurs de couleurs, qui nesont plus à peine des couleurs..., ces imperceptibles apparences d'un bleu,d'un vert presque insensible, ombrant d'une adorable pâleur les diaphanéitéslaiteuses des carnations..., cette poitrine azurée de veinules..., cette gorgeplus rosée que la gorge des blondes, et où le bout de sein est de la nuancenaissante de l'hortensia...toutcela de son corps qui est sur la toile... et qui n'est pas tout à Moi.(S’adressant brusquement à Anatole). Tu sais, je ne l'ai trouvée nulle part !
ANATOLE.
Tu te montes la tête, tu te figures un tas de choses...,elle aura eu un empêchement, qui ne lui aura pas permis de venir ce matin.
CORIOLIS.
Possible...maisje crois, tonnerre de Dieu, qu'un mari qui voudrait empêcher sa femme de se décolleter,ça lui serait plus facile qu'à moi d'empêcher Manette d'ôter sa chemise pourfaire voir toute sa personne.
§052
(Se levant et allant d'un bout de l'atelier à l’autre).Puis, sur cette diable de femme, on n'a aucune prise... Il n'y a pas à s'enemparer, en la grisant de luxe ou de plaisir... Les petits sens friands de sespareilles, elle ne les a pas, indifférente qu'elle est au boire et au manger...De la coquetterie, elle ne connaît que celle de son corps, l'autre n'existe paspour elle... Velours, soie, bijoux, ce qui met du chic ou de la richesse sur lafemme, elle n'y tient pas !... Tu la vois, elle a conservé sa mise de petiteouvrière honnête, ses robes de laine, ses petits châles malheureux enimitation de cachemire, ses toilettes proprettes, aux couleurs sombres et decoupe pauvre, qui enveloppent d'ordinaire les trotteuses de magasins... Dureste, la toilette lui va mal, ça fait sur son corps les faux plis que çaferait sur un marbre... Et les deux ou trois fois que je lui ai acheté une robede soie à l'étalage, elle l'a fourrée en pièce dans une armoire... Non, pasmoyen de l'asservir, d'en devenir le maître... Elle n'aime ni le spectacle, nile bal, ni rien..., le mouvement, le remuement dans lequel vit une Parisienne,lui fait horreur... Et à toute partie de plaisir qu'on cherche à organiser,elle est toujours toute prête à dire : « Au fait, si nous n'y allionspas... » Vivre sur place, sans bouger, dans le repos d'une jolie attitude, avec du linge blanc et fin sur la peau,c'est tout ce qu'il lui faut..., une félicité qu'elle peut se payer avecl'argent de ses poses, sansavoirbesoin de moi.
ANATOLE.
on a sonné..., c'est sans doute elle !
§053
SCÈNE VI
CORIOLIS, ANATOLE, MANETTE,
CORIOLIS.
Ah ! vous voilà, enfin !
MANETTE.
Me voilà l
CORIOLIS, d'une voix colère.
Vous avez encore aujourd'hui posé quelque part.. Chez qui?
MANETTE,
Chez personne,
CORIOLIS
Vous mentez!
MANETTE, sur un ton léger,
Non.
CORIOLIS.
Vous dites non... Eh bien, dire que ce non qui n'est pasfranc, et qui me tue..., je l'aime encore mieux qu'un oui.
MANETTE.
Oh! le monsieur qui veut tout savoir... Sachez donc que c'étaitle jour de ma blanchisseuse et du nettoyage de mon petit appartement... Jel'avais oublié.
CORIOLIS.
Vrai ?
§054
Vous êtes insupportable..., un agent de police, quoi... ilfaut vous raconter chaque pas qu'on fait... Mais c'est pas tout ça. (Elle ôteson chapeau, son châle, et commence à dégrafer sa robe). Travaille-t-on, oune travaille-t-on pas?... Si on ne travaille pas, je vais à côté, où on feraquelque chose d'après moi... Ça m'humilie de recevoir l'argent de ma pose,quand c'est tout bonnement un prétexte pour m'empêcher de poser chez lesautres.
CORIOLIS.
Je ne suis pas en train aujourd’hui...je suis, je ne sais comment..., j'aimerais battre quelqu'un... Causons unpeu, ma petite Manette.
ANATOLE.
Et moi non plus, que je ne suis pas en train... Ma foi, ilest arrivé ces jours-ci un nouvel animal au Jardin des Plantes..., unfourmilier ... Vous ne connaissez pas cette bête, Manette, hein?... Je vaisfaire sa connaissance.
Scène VII
CORIOLIS, MANETTE.
CORIOLIS.
Allons, ma petite Manette, venez vous asseoir près de moi,et causons pour de vrai.
MANETTE, en venant à lui.
Savez-vous que Blenheim, le marchand de la rue Laffitte,serait disposé à acheter toute votre peinture... avec
§055
un traité dans les gros prix?... Vous auriez, vous ne vousen doutiez pas plus que moi, n'est-ce pas, des admirateurs fanatiques de votretalent en Amérique?
CORIOLIS.
Me vendre en gros comme ça à un marchand, jamais! Jamais !... Parlons d'autre chose... C'est bien décidé, ma petite Manette..., vous nevoulez donc pas vivre avec moi? ... Je vous ferais la vie si heureuse!
MANETTE.
Ah! vous allez recommencer... Ça ne vous suffit pas dem'avoir, quand vous le voulez?
CORIOLIS.
Non, la femme que j'aime, j'ai besoin qu'elle soit dans machambre, dans mon atelier, dans ma salle à manger..., j'ai besoin que toutesles heures de sa vie soient mêlées aux miennes..., j'ai besoin d'être continûmentenveloppé, caressé de son amour... et de m'y tremper, de m'y fondre, de m'yperdre!
MANETTE.
Sapristi, voici de l'amour qui me fait un peu peur... C'estque moi, mon cher, j'aime ma liberté, mon indépendance...le droit de pouvoir faire tout ce qui me plaît... Oui, c'est que je suisun petit animal particulier qui n'aime pas la cage... Jusqu'ici...
CORIOLIS.
On vous la ferait gentille, cette cage... et avec de sigrandes portes.
MANETTE, sur un ton de doute.
Oh, oh, de si grandes portes!... Mais vraiment ave votre petit accent créole, vous avezaujourd'hui une voix
§56
à laquelle il est bien difficile de refuser quelquechose... Eh bien, on verra.
CORIOLIS.
Vous viendrez habiter ici?
Peut-être !
CORIOLIS.
Bientôt?
MANETTE.
Bientôt !... Êtes-vous content? ... C'est tout,j'espère, ce que vous avez à me demander par exemple.
CORIOLIS
Non
MANETTE.
Bon, je la connais..., ça va être encore la demande de neplus poser... Combien de fois vous ai-je déjà refusé!... Pourquoi toujours yrevenir?... Que diable, je suis un modèle... et mon métier, mon métier quej'aime, est de prêter la vue de mon corps... Vous le saviez, quand je suisdevenue votre maîtresse, et vous deviez vous attendre que ça continuerait.
CORIOLIS.
C'est vrai...jene savais pas alors qu'un jour je vous aimerais autant que je vous aimeaujourd'hui.
MANETTE.
Mais, si je ne vous ai jamais trompé depuis que je suis àvous, je vous le jure !
§57
CORIOLIS.
Vous ne comprenez donc pas le supplice d'un homme aimantune femme, possédée par le regard du premier venu?
MANETTE, un moment silencieuse, puis souriant.
En sorte que vous ne me permettrez pas même de poser pourles trois membres de l'Institut, qui ont l'âge de Mathusalem !
CORIOLIS.
Ne riez pas, Manette... Ayez pitié de moi, ayez pitié demoi... Si vous saviez ce que je souffre..., si vous saviez tout le douloureux métierque j'ai fait dans la matinée...sivous saviez le tourment que ça est, d'être jaloux du passé, du présent de cecorps..., sur lequel je vois, ne voulant pas les voir, les yeux des autres. (S'agenouillant aux pieds de Manette, en lui enlaçant de ses bras la taille). Écoutez,Manette, vous n'êtes pas seulement ma maîtresse, comme le sont toutes les maîtresses...Pour vous, à mon amour se mêle l'amour de l'art... Chez moi, l'artiste aime enmême temps que l'homme... Je vous aime pour les lignes que fait votre corps...pour un ton que vous avez sur une place de votre peau... Vous êtes pourmoi une de ces inspiratrices du dessin et de la couleur, dont la rencontre faitle talent d'un peintre... Oui, le talent (Montrant la toile), car, avant quevous ayez posé pour moi, je n'ai jamais fichu une machine comme ça!... Oh! quevotre corps, votre divin corps soit tout à moi, tout à moi seul, et vousverrez quels tableaux j'en ferai, et comme je lui donnerai l'immortalité quevous voulez, à ce corps aimé... Ne le voudrez-vous pas, ne le voudras-tu pas,ma Manette chérie?
§58
MANETTE.
Quel enjôleur vous faites !.... (Un temps). Eh bien,oui..., mais à une condition. , il faut vous engager à devenir trèsprochainement un grand peintre.... Sinon, je reprends ma liberté.
(Coriolis se relève et se jette dans ses bras.)
§59
§60
§61
Quatrième tableau
L’atelier du premier et du troisième tableau. Le soir.
SCÈNE PREMIÈRE
coriolis, manette,anatole.
ANATOLE, tenant un singe sur ses genoux, et s’adressantà Manette, qui pose pour un croquis de son portrait, que fait Coriolis.
Vous savez, Manette, c’est tout à fait confidentiel...Il y a en jeu l’honneur d’une femme, vous comprenez...oui, Vermillon, que voici, a, parole d’honneur, une passion...,malheureuse, je l’espère... Il brûle pour la forte épouse de notreconcierge. Oui, il a été séduit par sa grosseur... Il passe maintenant toutson temps à lui savonner son linge dans le ruisseau, pour lui prouver son dévouement...c’est touchant... et il lui fait une cour dans sa loge, avec des yeux au ciel,des airs..., un homme ne serait pas plus godiche, quoi !
MANETTE.
Eh bien, on devrait bien le mettre chez l’objet de saflamme...Car elle pue, votre bête :c’est une infection.
§62
ANATOLE.
Jamais, jamais ! ... Je vous dirai que je crois qu'ilssont jaloux l'un de l'autre : le mari et lui ... Le mari est sombre, de plus, ilest tailleur, et les hommes qui travaillent toute la journée, les jambes croiséessur une table, sont rangés, par les criminalistes, parmi les gens concentrés,dangereux, capables de perpétrations assassines.
MANETTE.
Est-il bête, cet Anatole !
CORIOLIS.
Ah! l'expression mystérieuse de tes yeux..., le charmefascinant de ta physionomie, où il y a du serpent et de la chèvre. , c'estimpossible à rendre... Toi, vois-tu, tu es comme la fleur, que les faiseursd'aquarelles appellent le : Désespoir despeintres.
MANETTE.
Une fois, deux fois, la séance est levée... Alors je vaisme coucher, moi...je suis d'unefatigue, aujourd'hui.
ANATOLE
Ah ! la vilaine couche-tôt !
MANETTE.
Vous savez, mes chers amis, si je n'avais pas l'honneur devotre société, je me coucherais, tous les jours, à l'heure des poules.
§63
SCÈNE II
CORIOLIS, ANATOLE.
CORIOLIS, allant à Anatole et lui tapant sur l'épaule.
Te dire combien je suis heureux, c'est impossible
ANATOLE.
Mon Dieu, qu'est-ce qu'il y a?
CORIOLIS.
Tu te souviens qu'avant-hier soir, Manette, aussitôt ledessert, alla dans sa chambre, revint avec son châle et son chapeau... As-turemarqué qu'elle avait un chapeau neuf?
ANATOLE
Ma foi, non.
CORIOLIS.
Tu ne la vois pas, devant la glace, arrangeant les bridesde son chapeau, chiffonnant son noeud de ruban, lissant d'un coup de doigt sescheveux sur une tempe..., faisant ce joli mouvement de corps des femmes, quiregardent, en se retournant, si leur châle, dont elles rebroussent la pointeavec le talon de leur bottine, tombe bien... J'examinais tout cela, et des idéesembêtantes me traversaient la cervelle... J'ai toujours dans l'esprit le refusqu'elle m'a fait de quitter le petit logement de la rue du Figuier-Saint-Paul,sous des prétextes, comme du jour de son blanchissage...et puis elle était beaucoup sortie, depuis une dizaine de jours. ..J'avais sur la langue : « Où vas-tu? » quand, donnant un coup
§64
sur un pli de sa robe, elle dit : « je sors, » etla voici partie ! ... Alors ton étonnement de me voir, au bout de quelquesminutes, décamper... Elle était à une vingtaine de pas de la maison, marchantlentement, d'un air à la fois distrait et recueilli... Elle prenait la rueHaute- feuille...donc ellen'allait pas chez sa mère... Elle traversait le pont Saint-Michel, le pont auChange... Elle ne se retournait pas, ne paraissait pas voir les gens qu'ellecoudoyait... Un homme qui se mit à marcher derrière elle, en lui parlant dansle cou, elle n'eut pas l'air de l'entendre... Au coin de la rue de Rambuteau,elle achetait un bouquet de violettes..., je voyais ce bouquet chez un amant,dans un verre d'eau, sur la cheminée... Elle suivait la rue Saint-Martin, larue des Gravilliers, la rue Vaucanson, la rue Volta... Tout à coup, passé larue du Vertbois, elle tourne dans une grande rue, en pressant le pas, et disparaîtsous une porte, au-dessus de laquelle il me semble apercevoir un drapeau... Jeme lance après elle, et je me trouve dans un petit préau bizarre, un patiod'une maison d'Orient... C'est chez moi le sentiment d'une hallucination enplein Paris, à quelques pas du boulevard... Je pousse une porte, et me voilàdans une salle, où il fait presque nuit, et où, autour d'un grand chandelier,des tètes d'hommes, en toques noires et en rabats de dentelle, psalmodient surde grands livres, avec des voix de nuit, des chants de ténèbres... Mon cher,j'étais dans la synagogue de la rue Notre-Dame-de-Nazareth, et la premièrefemme, que j'aperçois dans une tribune, éclairée par une lueur, c'étaitManette... Ah ! fichtre, je ne te dis pas, si j'étais content de latrouver là, plutôt qu'ailleurs... Mais l'étonnant tableau que c'était!...Dans la tribune, où se trouvait Manette, les têtes de femmes, sous les grandsnoirs de l'ombre, n'avaient plus l'air de têtes parisiennes, paraissaientreculer dans l'Ancien Testament, et dans le
§65
marmottage des prières, j'entendais rouler des syllabesgutturales, qui me remettaient dans l'oreille des sonorités de paroles de payslointains... Enfin, c'est curieux, c'est la première fois que j'ai eu laperception de sentir une Juive dans Manette, que je savais Juive, dès lepremier jour... et, je l'avoue, ça a fait chez moi une impression, que je doispeut-être à mon sang orgueilleux de créole.
ANATOLE.
Laisse donc... Est-ce que la juiverie existe encore chezles Juifs de Paris !
CORIOLIS.
Mais oui ... Il me revient dans le moment le souvenir d'unsoir, où, en remontant avec elle, tout à coup, au beau milieu de l'escalier,elle posait le bougeoir sur une marche, sans vouloir, jusqu'au coucher du soleildu lendemain, toucher à rien qui fût du feu... Mais, zut, elle ne metrompe pas, ne pose nulle part, c'est tout ce qu'il me faut !
ANATOLE.
Puis, mon cher, c'est vraiment la maîtresse que tu pouvaisdésirer.
CORIOLIS.
Oui, elle ne dit pas de bêtises bourgeoises devant. untableau...elle respecte le silenced'un homme à son chevalet…, elle reconnaît vaguement des tons distinguésdans une toile..., elle s'entend à laver des brosses... bref, elle est du bâtiment.
ANATOLE.
Et, dans son ignorance peuple, elle n'est pas bête.
§66
CORIOLIS.
Mais non, elle a quelquefois des mots ingénus, qui, lesoir, au moment où je vais m'endormir, me font rire tout haut dans mon lit...Du reste, tu connais là-dessus mes idées, elle en a assez de l'éducation,pour mon usage, et je ne donnerais pas vingt francs pour lui faire apprendrel'orthographe... Puis, sais-tu, elle possède pour moi ce qui sauve les créaturesd'en bas, du commun, et ce qui les relève de leur insuffisance spirituelle...,elle possède la première des aristocraties de la femme : la distinction.
ANATOLE.
Et elle est vraiment bonne camarade !
CORIOLIS.
N'est-ce pas? une docilité à accepter ce qu'on veut, unesoumission aux idées des autres, un effacement du caractère...enfin, un être sociable.
ANATOLE.
Oui, rien que des susceptibilités, à propos de mots ou dephrases qu'elle ne comprend pas, et qui lui mettent tout à coup du rouge auxpommettes, et la font boudeuse ou colère, avec de petits gestes d'unesauvagerie amusante.
CORIOLIS.
C'est bien rare... Ce que je lui sais gré, par exemple,c'est de ne pas voir des amies, de se passer de la société de femmes... Et,mon cher, si peu absorbante, si détachée de tout désir de domination, sisatisfaite de la vie, pas mal monotone, que nous menons... Moi, je la trouveparfaite... Sans compter qu'elle apporte dans mon existence
§67
du calme, du repos, une espèce de mol apaisement, à mescontrariétés, à mes prévisions mauvaises, à mes tourments d'imagination.
ANATOLE, caressant la singe.
Moi, je ne lui trouve qu'un défaut, c'est qu'elle net'aime pas, mon pauvre Vermillon.
SCÈNE III
CORIOLIS, ANATOLE, CHASSAGNOL.
CORIOLIS.
Ah ! c'est gentil de venir voir ses amis
CHASSAGNOL, à Anatole.
Tiens, tu as un singe?
ANATOLE.
Comment, c'est la première fois que tu t'en aperçois...mais il a été toujours ici, et les deux seules curiosités que Coriolis aitrapportées d'Orient, c'est d'abord moi, de Marseille, et Vermillon, de je nesais où... Vermillon, appelé ainsi à cause de son goût pour les vessies deminium... Rends-toi compte..., c'est un macaque Rhésus, le macaque nomméMemnon par Buffon... Tu le vois, une fourrure brune, avec une tache blanche sousle menton..., son museau est piqué du grenu d'un poulet plumé..., il a desminiatures de mains du violet d'une figue du Midi... et, quand il veut parler,il pousse de petits cris d'oiseau ou de petites plaintes d'enfant... C'est monélève en peinture..., il est très intéressant à contempler dessinant d'aprèsnature, juché derrière
§68
moi, sur le dossier de ma chaise, regardant quand jeregarde, crayonnant quand je crayonne... Seulement, il n'est arrivé, n'est-cepas, Vermillon, qu'à tracer des ronds, toujours des ronds... et, hélas !il y a tout à craindre que ce genre de dessin monotone ne soit le dernier motde son talent.
CHASSAGNOL.
Dis donc, Coriolis...les oreilles ont dû te tinter ce soir... Ce qu'on a parlé de toi !...J'ai passé la soirée à l'estaminet du VERT-DE-GRIS, le rendez-vous des amers...Ah, les cochons!... en voilà une collection de haineux, d'ulcérés,d'hydrophobes !... Quels débineurs, jusqu'au jour où ils pourront sedonner une paire de gants gris perle !... Je ne leur ai pas mâché... Ah!ces arrière-fonds de café, où se font les grands hommes sans nom, et où,chacun, en couronnant quelqu'un de la bande, croit se couronner..., ce qu'ilst'en veulent de ne pas te voir boire des chopes avec eux... Dans ce moment-ci legenre chez eux est d'accuser l'Orient d'avoir encanaillé par sa turquerie lestyle du grand paysage historique, et, parce qu'ils ont gobé l'Orient fauve etrecuit de Decamps, ils ne veulent pas de ton Orient, vaporeux, volatilisé...
CORIOLIS.
Va, je suis en train de chercher autre chose..., mais mercitout de même.
CHASSAGNOL.
Un moment j’étais tellement en colère, que j'ai étévraiment éloquent... Mais tas d'ânes que vous êtes, leur ai-je dit, vousignorez donc que l'Asie Mineure est un pays de plaines et de montagnes, deplaines inondées une partie de l'année..., que c'est une vaporisationcontinuelle, une vaporisation d'eau de perle..., que tout brille et tout est
§69
doux...que lalumière est un brouillard opalisé, avec des couleurs qui sont comme unscintillement de morceaux de verre... Et cela, vous l'avez, pour la premièrefois, dans la Vue d'Adramiti de Coriolis, vous l'avez dans cette merveilleusetoile représentant : Une Caravane sur la route de Troie, où les premiers feuxblancs et roses du matin semblent jeter les changeantes couleurs de la nacre surle lever du jour, vers lequel les chameaux ont le cou tendu... Et ce qu'il y ade farce, c'est que ces rossards du VERT-DE-GRIS ont inventé des épithètesmorales pour la peinture de Garnotelle, et, parole d'honneur, affirment que leblanc d'argent et le bitume qu'il emploie, sont le blanc d'argent et le bitumed'un noble coeur... Tiens, mais, au fait, Manette n'est pas là, ce soir?
CORIOLIS.
Elle est couchée, elle était fatiguée,
CHASSAGNOL.
Oh! alors, il serait tard !... Je m'en vais... Manette, aufait, je l'ai rencontrée ces temps-ci, deux fois, rue Notre-Dame-des-Champs,presque en face de l'atelier de Massicot, de l'Institut. Mais elle marchait sivite qu'il m'aurait fallu courir, pour la rattraper... Là-dessus, bonsoir, lesautres.
CORIOLIS, à part.
Nom de Dieu, elle aura encore posé... Je te reconduisjusqu'à la porte de l'appartement, j'ai un mot à te dire.
§70
SCÈNE IV
ANATOLE.
ANATOLE, prenant le singe sur sa poitrine.
Voyons, Vermillon, qu'est-ce qui se passe dans cette petitecaboche ?... Quelle canaillerie méditons-nous?... Avez-vous, mon petit ami,dans le moment, une tête de vrai filou !... Mon Dieu, que d'expressionsmultiples et fugaces passent sur la physionomie de ces bêtes !... et l'airinquiétant de pensées qu'ils ont par moments !... Bon, le voici, parolesacrée, qui a l'air de songer au nirvana des macaques! (Écoutant). Tiens,Coriolis qui ne revient pas par ici, qui rentre dans l'appartement... Est-cevrai ce qu'on dit, Vermillon, que vous arrachez les plumes des poules de laportière, et que vous écrivez avec des déclarations à la grosse femme, surles pavés de la cour? (Au singe qui porte ses pattes à sa bouche). Non, non,c'est pas de jeu..., il ne faut pas vouloir prendre la langue à papa... Ah !ça vous paraît intéressant, cette machine à parler, que j'ai dans labouche... Diable, si vous l'aviez, il faudrait faire revenir l'abbé Galiani,pour vous baptiser... Dis donc, Vermillon, amour de bête, si nous faisions unepartie, pendant que les gens sérieux ne sont pas là. (il pose
le singe par terre, se met face à face avec lui sur leparquet, imite ses grimaces, son claquement de lèvres, sa façon de cligner desyeux, de battre des paupières, puis s’épouille avec des grattements sur lespectoraux et sous le jarret d’une jambe levée en l'air). Mais, diablem'emporte, je deviens singe, singe, à croire qu'il me pousse des aponévrosesbleues sur mon pantalon!...Hein, Vermillon, tu es embêté de la concurrence !...Avoue que je suis plus macaque que toi !.. et te voilà tout grognon!...Non, tu as du sable dans les yeux, tu as envie de faire dodo... (Le berçantdans ses bras). Dodo, l'enfant dormira tantôt... Allons à la paille.
§71
SCÈNE V
ANATOLE, CORIOLIS
ANATOLE, au moment où Coriolis entre et pose un petitcoffre sur la table.
Te revoilà?... J'allais coucher Vermillon, et moiitou.
CORIOLIS, la parole brève.
Eh bien, vas-y.
ANATOLE.
Tu as l'air singulier!
CORIOLIS, sur un ton qui lui donne congé.
Non... Bonsoir.
ANATOLE.
Bonsoir.
SCÈNE VI
CORIOLIS.
CORIOLIS, assis près de la table, la main sur le coffret.
En reconduisant Chassagnol, je n'ai pu savoir rien de plusque ce qu'il avait dit ici... Mais il doit y avoir une raison, pour que cesquelques paroles insignifiantes aient mis en moi le tourment que j'éprouve!...Enfin, voici la cachette de la dame... (Ironiquement). Elle dormait du sommeilde l'innocence (Amoureusement), elle dormait, le corps tout ramassé, toutpelotonné dans sa grâce de nuit, comme
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s'il posait pour dormir... Je n'ai pu trouver la clef...,tant pis. (il prend un grattoir de graveur et fait sauter la serrure). Deslettres, le papier en est tout jaune..., c'est du passé..., ça ne me dira rien... Ah! voilà des photographies, où elle est représentée posant toute nue... en voilà, en voilà... tiens,elles sont rangées par ordre de dates..., alors nous allons peut-être yarriver,... Oui, la voici, la dernière, là, toute fraîche…, celle pourlaquelle elle a posé chez Massicot.
SCÈNE VII
CORIOLIS, MANETTE.
MANETTE, entrant en toilette de nuit, la voix colère.
C'est indigne... Vous profitez de mon sommeil pour fouillerdans mes affaires.
CORIOLIS,luitendant la carte photographiée,
Manette, ce que vous m'aviez promis ?
MANETTE.
Eh bien, oui, ça m'a été impossible de refuser..., c'estune étude pour laquelle j'avais posé il y a quatre ans... il ne s'agissait que d'une dernière séance à donner...,l'homme avait été le premier peintre pour lequel j'avais posé... Du reste,j'aime mieux ça...car, je lesens, il m'est impossible de vous tenir parole... Il faut en finir... Demain, jedéménagerai d'ici..., demain, je reprendrai ma liberté.
CORIOLIS, tout en farfouillant dans le fond du coffret.
Manette, ça vous coûte si peu de me quitter... quedemain, tout sera fini entre vous et moi, sans un regret de
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votre part. (Brusquement en montrant une roupie qu'il tiredu coffret). Mais qu'est-ce ça? ...D'où vient cette petite pièce d'or indienne ?
MANETT E.
Qu'est-ce que ça vous fait?...Quel intérêt avez-vous àle savoir?
CORIOLIS.
Si, j'en ai un, un grand!
MANETTE.
Eh bien...jene sais plus guère... J'étais toute petite..., ma mère me menait dans lesateliers pour poser les Enfants Jésus..., j'étais blonde, à ce qu'il parait,dans ce temps-là ... Ah ! oui, j'ai accroché la chaîne de montre d'unmonsieur, partant en voyage, et qui m'avait pris dans ses bras pourm'embrasser..., une chaîne de montre à laquelle étaient attachées de petitesbêtises qui s'étaient éparpillées par terre.
CORIOLIS.
C'était moi, ce monsieur-là... et voilà la marque ducouteau catalan que j'ai essayé dessus.
MANETTE.
Toi ! vrai, toi ! (Les yeux baissés, elle reste unmoment sérieuse, puis ses regards allant religieusement de la pièce d’orqu'elle tient dans sa main à Coriolis, elle se répète comme sous le coupd’une intimidation superstitieuse). Lui !(Un silence). Bien sûr, c'estécrit là-haut..., nos deux vies ne doivent en faire qu'une jusqu'au bout...Cette petite pièce d'or..., oh! souvent, j'ai pensé que c'était un anneau defiançailles avec un inconnu, que je rencontrerai, un jour... Il n'y a pas àaller contre... Oui, nous sommes fatalement liés l'un à l'autre, à tout
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jamais ! (Alors, lentement, gravement, elle va àCoriolis, déchire la photographie, lui passe par derrière le bras autour ducou, et soulevant doucement la tête du peintre, lui dit dans un baiser contrel’oreille). Plus jamais, c’est promis cette fois pour de bon..., plus jamaispour personne au monde.
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CINQUIÈME TABLEAu
L’atelier de Coriolis. _Au moment où la toile se lève, la porte de l'atelier donnant surl'appartement, se ferme violemment, avec un cri de femme; dans le moment entrentCoriolis et Chassagnol.
SCÈNE PREMIÈRE
CORIOLIS, CHASSAGNOL.
CORIOLIS, montrant un tabouret près de la psyché.
Ne sois pas étonné..., voilà la chemise et le peignoirde Manette qu'elle n'a pas eu le temps de remettre. (Il prend la chemise et lepeignoir, et les jette par la porte de l'appartement).
Oui, depuis que j'ai exigé qu'elle ne pose plus pour lesautres, elle pose pour elle-même... C'est vraiment
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curieux, la jouissance que lui donne la contemplation deson corps... La voici qui commence à se déchausser, mais tout doucement, avecune lenteur où elle met une paresseuse coquetterie, écoutant le cri de soie deson bas qu'elle arrache mollement de sa jambe... Alors elle soulève son peigned'où descend sur son cou le flot de ses cheveux..., laisse tomber sachemise..., est nue..., n'est plus qu'elle... A ce moment, ses yeuxrencontrent-ils des bagues sur ses doigts, avec le geste d'une femme qui se dégante,elle les sème, sans regarder, sur le tapis ... Et la voilà, cherchant lesbeautés de la grâce nue... C'est un travail sur place, presque invisible, desavancements, des retraites de muscles à peine perceptibles, d'insensiblesinflexions de contours, de lents déroulements, des glissements serpentins... Età la fin, c'est positif, mon cher, comme sous un long modelage d'une volontéartiste, se lève la forme ondulante d'une admirable statue d'un moment.
CHASSAGNOL.
Je te crois, et je te fais mes compliments,, car tu as misbeaucoup de cela dans ta Baigneuse.
CORIOLIS.
Attends... Une minute, elle se contemple dans cette réussitede sa pose... et, la tête un peu penchée en avant, elle reste dans uneimmobilité, qui a peur de déranger quelque chose de parfait... Puis soudain,elle rompt cela, avec le caprice d'un enfant qui déchire une image... et on lavoit recommencer, recommencer cette patiente création d'une attitude..., rienne pouvant l'arracher à cet enchantement de faire des transformations de soncorps, comme un Musée de sa nudité.
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CHASSAGNOL.
C'est tout à fait particulier.
CORIOLIS.
Et vraiment je ne peux pas lui faire mauvaise figure quandje la surprends comme aujourd'hui et qu’elle me dit ce qu'elle va me dire toutà l'heure : « Bête, puisqu'il n'y a que la glace qui me voit !»
CHASSAGNOL.
Eh bien, tu dois être content, j'ai rarement vu une toileavoir un pareil succès le premier jour d'un Salon... Hein, c’est tout différentde ta dernière exposition.
CORIOLIS.
Ah! Oui, tout différent!
SCÈNE II
CORIOLIS, CHASSAGNOL, MANETTE.
CORIOLIS, faisant un petit signe de menace du doigt àManette qui entre.
Encore aujourd'hui!
MANETTE.
Voyons, Chassagnol, qu'est-ce que ça peut lui faire...,puisqu'il n'y a que la glace qui me voit !
CORIOLIS.
Je voulais te le faire redire... Oui, oui, Chassagnol, jesuis content... Il ne faut pas faire l'homme fort... et aujourd'hui j'ai eu lasatisfaction que donne le succès direct..., la joie chaude de l'homme qui sevoit et se sent
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applaudi par un public qu'il touche du coude... Ç'a étéd'abord le bruit de mon nom dans la bouche de tout ce monde..., puis des boutsde phrases, des exclamations des approbations de la tête, et des riens quiremuent en vous de l'orgueil... Un moment, une bande de rapins, en passantdevant mon tableau, a poussé un hourra... Et à la fin ce n'étaient plus desregardeurs isolés, c'était, mon cher, un rassemblement : trois rangées despectateurs emboîtés l'un dans l'autre, montrant trois étages de dos, et unesoixantaine de fonds de chapeaux, dont le jour lustrait la soie... Et je seraisencore là, si tu ne m'avais pas entraîné prendre une consommation.
CHASSAGNOL.
Tiens, tu fais justement ce que je veux faire... Onfabrique, tous les ans, des articlessurles tableaux de l'Exposition, eh bien, cette année, je vais en écrire un surles regardeurs de ces tableaux... Y a-t-il, en effet, des façons différentesde regarder l'art..., n'est-ce pas? Ce sont des admirations stupéfiées,religieuses, qui sont prêtes à se signer..., ce sont des attentions, qui ontles mains sur le ventre..., d'autres qui restent en arrêt, les bras croisés,le livret serré sous l'aisselle... Il y a les silencieux, qui se promènentavec les mains à la Napoléon, derrière le dos... Il y a les vieux messieurs,qui regardent les nudités avec une lorgnette d'ivoire... Il y a les professantsqui pérorent; les noteurs qui écrivent au crayon sur les marges du livret; lestoucheurs qui expliquent un tableau en passant un gant sale sur le vernis àpeine séché; les agités qui redessinent dans le vide les lignes d'un paysageavec leur parapluie... Et une population qu'on ne voit que là, les chevelusarriérés, les disciples de la nature coiffés d'un feutre pointu...les élèves de l'École des Beaux-Arts, cravatés de foulards rouges,serpentant à travers la foule, et jetant
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en courant à chaque toile un lazzi qui la baptise..., de vieilles faiseuses de copie, à la robetragique, qu’on dirait taillée dans la mise bas de Mme Duchesnois, passant lepince-nez à cheval sur les narines, la revue de torses d’hommes, avec lesmots d’anatomie.
MANETTE.
N'est-ce pas, Chassagnol, que mon homme a untalent?
CHASSAGNOL.
Ce n'est pas d'aujourd'hui que je le proclame ... Mais oùétiez-vous donc, que je ne vous ai pas vue?
MANETTE.
Ma foi, mes petites amies étaient si furieuses de mon succès...(se reprenant), du succès de Coriolis...
CORIOLIS.
Oui, va, dis de ton succès.
MANETTE.
Si furieuses, que je crois qu'elles m'auraient battue...,elles m'avaient déjà attrapée..., j’ai eu peur que ça n'amenât des scènesavec Coriolis, et j'ai préféré lâcher l'Exposition ... Tiens, mais il mesemble entendre Anatole parler à la bonne.
CHASSAGNOL
Et lui, que lui est-il arrivé, qu’on ne l’a pas vuaujourd'hui?
MANETTE.
Ah! vous nesavezpas? ... Nous avons fait une perte... Vermillon est mort hier... Dieu merci,nous voilà débarrassés
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de la puante bête... Anatole a voulu l'enterrer, je nesais où... On n'est pas serin comme ce garçon..., figurez-vous que je l'aisurpris qui pleurait.
SCÈNE III
CORIOLIS, CHASSAGNOL, MANETTE, ANATOLE
ANATOLE, complètement ivre.
Les gabelous trèsgentils..., très gentils les gabelous...Vous vous disiez, n'est-ce pas, qu'est-ce qu'il fabrique, cet Anatole, qu'il nerevient pas?... Eh bien, oui, j'étais parti hier pour un endroit où lesconcessions à perpétuité ne coûtent rien... Vous me voyez sur l'impérialede l'omnibus de la rue de Rivoli, avec lui, sur mes genoux, dans un morceau deserge verte. (Anatole s'assoit et fait tous les
mouvements qu'il faisait sur l'omnibus). Ce cher petitVermillon, il ne m'était pas possible de ne pas le regarder, en écartant unpeu la toile... Mort, toi mort, pauvre bibi... Penses-tu que tu es là, ratatiné,tout froid?... C'est toi ça..., plus que ça, rien que ça... On me prend,vois-tu, pour un garçon bottier qui reporte de l'ouvrage en ville... Des imbéciles,laisse donc !... Pauvre chéri, te voilà donc lancé dans l'éternité,dans cette grande canaille d'éternité... Te laisser ramasser par unchiffonnier, comme Manette voulait...pourque je te trouve empaillé sur le boulevard Montmartre, dans une scène àpersonnages... Ah bien, oui, plus souvent... C'est moi, qui vais te mettre àl'ombre dans un joli endroit, où tu n'auras pas de bottes de sergent de villesur la tête... As pas peur... Petit gredin, tu m'as pourtant mordu une fois...C'est vrai que tu m'as mordu... Et me voilà au Bois de Boulogne, dans une alléeprès la porte Maillot...
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Mais des promeneurs partout..., c'était pas l'heure...Bon, un cabaret de l'avenue de Neuilly... Ah ! le rata du jour, impossible d'y goûter..., j'avais comme un malheurqui me barrait l'estomac... Alors un litre, puis du cognac à mort, si bienqu'avec les trois ou quatre verres d'absinthe d'avant..., ma foi, j'étais raidecomme la Justice... Et je me trouvai dans l'avenue de l'Impératrice, en pleinenuit, au moment où une lune..., oh, mais une vraie lune, sortit d'un nuage...Parole d'honneur, c'était à crier : Bravo, l'effet!... Oui. mes enfants, letableau de Girodet..., « l'Enterrement d'Atala » gravé par M.... Toi,Chassagnol, qui sais les noms de tous les graveurs de la terre, dis-moi son nom... Oh ! un enterrement nature, et de première classe!... Oui, à ceconvoi de Vermillon, la lune, rien que ça..., tentures et tout à frangesd'argent..., les nuages dans des voitures... Pour lors, tout en creusant safosse avec mon couteau, je lui disais sa petite prière des morts : « Dansez,Canada, fougoum, fougoum... Vermillon mouru,moi lui faire un petit trou dans la mousse toute douce, toute douce... Plussouffrir Vermillon, plus avoir le froid du Nord dans le dos, le bon petitmacaque..., s'en aller, s'envoler, faire du trapèze dans le paradis dessinges... Dansez, Canada, dansez, Cocoli, Bengali... Vermillon, petit gymnaste,petit acrobate... psitt, plus rien... » Pauvre chat, je lui ai fermé lespaupières, comme à une personne, déraidi les membres, replié sa petite queuesous lui...puis sur la terre bienpiétinée, assis à la turque, j'ai fumé la cigarette de l'adieu éternel... Là-dessus,je me suis endormi... et, quand je me suis réveillé, nom d'un nom, il n'yavait plus de lune dans le ciel, mais il pleuvait à verse... Une chance..., unposte de douaniers s'est trouvé là... on m'a fait du feu, et j'ai renvoyéchercher de l'eau-de-vie, beaucoup d'eau-de-vie... Et je sais plus..., mais les gabeloustrès gentils.... les gabelous trèsgentils.
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CORIOLIS.
Va te coucher, va.
ANATOLE, se levant.
Oui, je suis peut-être pas encore dessoulé tout àfait... Coriolis, tu parles comme la raison... et, même quand je suis dans les brindzingues,j'écoute toujours la raison. (il sort.)
SCÈNE IV
CORIOLIS, MANETTE, CHASSAGNOL.
MANETTE.
Dis donc, Coriolis..., il est vraiment trop crapule, tonami.
CORIOLIS.
Que veux-tu? ... Il a un vrai chagrin, ce garçon... etoui, peut-être il l'a trop noyé!
MANETTE.
Tu le défendras tant que tu voudras..., il est mal élevé...Je ne sais pas avec quelles femmes il a vécu..., mais il n'a pas pour moi leségards que j'ai le droit d'attendre de lui... Parfois il se permet desfamiliarités que tu autorises, et qui me surprennent..., car enfin je ne suisplus la maîtresse sur la branche, prête au balayage du lendemain... Tescamarades de l'atelier ne me traitent plus avec leur premier sans-façon..., ilscomprennent qu'après les sacrifices, que je t'ai faits...
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CORIOLIS.
Oh ! qu'est-ce que tu as aujourd'hui contre ce pauvrediable? ... Il n'a pas eu, certes, une nourrice du faubourg saint-germain...mais il cherche à faire tout ce qui peut t'être agréable... As-tu un désir?...
MANETTE.
Enfin je ne puis m'empêcher d'avoir du mépris pour unhomme, qui passe sa vie à la charge d'un autre.
CORIOLIS.
Ma petite Manette, un peu d'indulgence, d'humanité..., nesoyons pas méchante, un jour de bonheur.
CHASSAGNOL, cherchant à couper la petite altercation entreles deux amants.
Tu sais, sans doute, c'est presque officiel, que tontableau est acheté pour le Luxembourg?
CORIOLIS.
Oui, le ministre me l'a fait dire par un ami commun... Maisautre chose, que vous ne savez pas : Hostang, l'agent de change, m'en a demandéune répétition, avec quelques changements dans le mouvement... qui me vont...Ce sera amusant de chercher cela ensemble, hein, Manette?
CHASSAGNOL.
Ah ! mais il est tard, et je dîne au diable. Adieu!
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SCÈNE V
CORIOLIS, MANETTE
MANETTE, s’appuyant à l'épaule de Coriolis.
Tu sais, ton tableau, il me paraissait bien, ici, mais auSalon, il était encore autrement mieux... et tu as entendu, comme tout le mondete trouvait du talent!
CORIOLIS.
Ah ! chère amie, vous aimez le succès... Voyons, lavérité, Manette, n'est-ce pas, tu ne me croyais pas de talent jusqu'àaujourd'hui?
MANETTE.
Peut-on dire ça!
CORIOLIS.
Allons, bien vrai!
MANETTE.
Que tu es ennuyeux !... Mais, puisqu'il fautabsolument tout te dire..., dame, je te voyais si homme du monde..., c'est bête,ce que je vais t'avouer, si gentil avec la femme, si différent de ceux quipassent pour avoir du talent, et qui sont d'ordinaire des messieurs, pascommodes, et pas mal brutaux, que...
CORIOLIS.
Ah! je sentais bien que tu n'avais pas la foi en moi..., ettout de même, tu avais un peu d'amitié pour le nommé Coriolis, n'est-ce pas?
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MANETTE.
Oh! des idées imbéciles, que je n'ai plus aujourd'hui..., aujourd'hui que je t’aime toutplein, tout plein. (Elle l'embrasse plusieurs fois). Oui, je l'avoue, je suis fièred'être la maîtresse d'un homme, dont tout le monde parle... Dis donc, ami, tuparlais tout à l'heure de la répétition, qu'on t'a commandée de laBaigneuse..., moi, justement aujourd'hui, j'ai trouvé quelque chose... Si nouscherchions la pose?
CORIOLIS.
Aujourd'hui, mais tu es folle!
MANETTE.
Pourquoi pas? Nous ne faisons rien.
CORIOLIS.
Pourquoi pas? ... Parce que les six dernières semaines detravail données à mon tableau m'ont éreinté..., que je suis aujourd'hui toutmal à mon aise... et ne serais pas étonné de tomber malade, un de ces jours.
MANETTE.
Essaye un peu, tu verras comme je te soignerai.
CORIOLIS.
Merci.
MANETTE, tapotant les joues de Coriolis.
Qu'est-ce que c'est que ces vilaines pensées?... Voyons,si on la cherchait rien qu'un rien..., cette répétition?
CORIOLIS.
Es-tu pressée, mon Dieu!... Moi, qui avais l'intention deme reposer, deux ou trois mois... Va, ton corps ne changera pas d'ici..., ilsera toujours aussi pictural.
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MANETTE.
Qui sait?
CORIOLIS
Ah !
MANETTE.
Oui. (Baissant la tète et avec une voix de femme qui vapleurer). Et c'est ça, qui n'arrange pas un corps de modèle !
CORIOLIS, ironiquement.
Ah! ma pauvre Manette, qu'est-ce que tu veux?... Noussommes dans des siècles chipies et prudhommesques... Autrefois, dans le paysdes antiques, un pays dont tu as vu les statues au Musée, il y avait un modèle,un modèle comme toi, et aussi bien, à ce que je me suis laissé dire... Onl'appelait Laïs..., il lui arriva ce qui t'arrive... Cela fit une révolutiondans le pays... L'Institut de l'en- droit, où il y avait des peintres, aussicoloristes que M. Picot, et des marbriers, un peu plus forts que M. Duret,l'Institut de l'endroit poussa des cris de désolation... Les dessinateurs enmasse déclarèrent, qu'ils ne trouveraient jamais la correction de M. Ingres,si on laissait la nature abîmer leur modèle... Il y eut des rassemblements,des articles de petits journaux, des commissions, des sous-commissions..., toutce qui constitue un mouvement national... Et on finit par mener Laïs à Cos,chez un médecin, que tu as peut-être vu dans une gravure, le nomméHippocrate. (Changeant de ton). Comment, ma chère Manette, ce n'est pas, pourtoi, une joie d'être mère?
MANETTE, mélancoliquement.
Si, si!
CORIOLIS.
Allons, je le vois, chérie, tu seras mère... sansenthousiasme.
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sixieme tableau
Un atelier fait d’une grange. _ Au fond, une grande baie donnant sur un jardin, tout fleuri._A droite, une porte ouverte sur le jardin ; à gauche, une fenêtre ;au-dessus une huche à pain. – De grossières assiettes à coups accrochéesau mur. – Dans un coin, un chevalet sur lequel est posée une toile retournée.
SCÈNE PREMIÈRE
Mme CRESCENT ET ANATOLE, jouant à une table près de lafenêtre ; MANETTE, regardant le jeu ; CORIOLIS ET CRESCENT, causantde l’autre côté.
CRESCENT, retirant sa pipe de sa bouche.
Moi, je suis un paysan, fils de paysan… Quand je suisarrivé dans le pays, un jour des faucheurs se fichaient de moi… Ilsm’appelaient le Parisien… J’ai été à un de ceux qui m’appelaientcomme ça…, je lui ai pris sa faux des mains, en faisant la bête, en luidemandant si c’était difficile, si ça coupait … puis, vlan …, j’aidonné un coup de faux à la volée … Ah ! il a vu que je connaissais sonmétier, mieux que lui, et que je n’avais pas du poil aux mains pour cetouvrage … Depuis ça, ils me tirent tous un coup de chapeau.
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Mme CRESCENT, qui vient de perdre la partie, injurant lescartes, donnant des coups de poing sur les figures des personnages.
A-t-on idée de ces pierrots, de ces machabées. Ah !voyez-vousça, une giboulée de piques…, le roi de pique, c’est ce monstre-là quim’a fait perdre.
ANATOLE
Voyons, madame Crescent, calmez-vous, vous serez plusheureuse à la revanche.
CRESCENT, riant d’un gros rire.
Ma femme a perdu, c’est étonnant, elle triche tout letemps.
Mme CRESCENT.
Je triche ! … Ah, bon sang, si l’on peut dire…Je triche, moi !… Mais tu sais, toi, un jour je te lâcherai de laficelle, et tu courras après la pelote, tu verras …(Se remuant et s’agitanttout en continuant à jouer). Mais je ne sais pas ce que j’ai aujourd’hui… Tenez, voyez-vous dans le coin, ce qui est jaune dans le ciel, je suis sûre…,il va y avoir encore un orage… Je suis comme un damné… Ca me soulève sousla plante des pieds… et puis comme dans les bras… j’ai comme des fourmisdans les ongles… A-t-il joué devant Luneau, l’orgue, qui a été silongtemps là, à notre porte ?…, Ca ne vous a pas rendu tout crin commemoi !… N’est-ce pas que le gouvernement devrait défendre lesorgues…, parce que, voyez-vous, on le voit bien par soi…, ça doit avoir uneinfluence sur les chiens enragés… hein, n’est-ce pas ?… Ah !tantpis, le roi, je le marque !… (Devenant immobile et comme dans unravissement). Tu-î, tu-î, tu-î,vous l’entendez, l’oiseau sur le toi… Ah ! le bel été, que le bondieu a fait cette année… Les oiseaux sont riches…, il y a du mouron..., ilsvont se faire de bonnes petites panses … (S’adressant à Manette).N’est-ce pas,
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ma belle, quand la chaleur va être tombée, nous allonsnous faire une salade à la crème (montrant le jardin), et là, dans lesfleurs, dans l’ombre toute tiède, ce sera comme si nous étions sur de lamousse, au paradis. (Regardant par la porte ouverte). Ah, les pauvres bêtes !…Moi, un homme que je saurais faire souffrir une bête…, je ne suis pas traître,n’est-ce pas ?… eh bien, je lui ferais rouler la tête avec monpied…, ça ne me ferait pas plus que ça.
MANETTE.
C’est vrai, madame Crescent, que vous avez été nourriepar une chèvre qui ne vous quittait pas, qui vous suivait partout,
Mme CRESCENT.
Ah ! ne me rappelez pas ma pauvre chèvre, qui avaitété ma nourrice…Je l’ai vue tuée et mangée par mon sans-cœur de père…C’est depuis ce temps que j’ai pris l’horreur de la viande… et, de toutema jeunesse, je n’ai pu toucher à un cretonde lard…Dire que les gens d’ici, c’est si canaille…, c’est si je nesais quoi … Oh ! les rendoubles, s’ils avaient un moyen, ils feraientun carnage de toutes les bêtes … Tenez, il y a Boichu …, il sort tous lessoirs, à la tombée de la nuit … Je ne sais pas ce qu’il va faire, maisDieu de Dieu, si j’étais garde !… C’est mon Choléra, cet homme-làMoi d’abord, tous les gens qui font du mal aux animaux, je les sens…Autrefois, à Paris, dans la maison où nous habitions, j’ai dit un jour enrentrant à mon mari : « Il y a un garçon boucher emménagé ici. »…Mais si !… Mais non !… Et c’était vrai…, je le savais bien,je l’avais senti dans l’escalier… Moi, un homme que je saurais fairesouffrir une bête…, je vous l’ai déjà dit… Et autour de la forêt,c’est un malheur… Des enfants, des tout petits qu’on moucherait, etqu’il leur sortirait du fait, ils ne savent que
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manigancer pour faire du mal…, c’est toujours aprèsles fusils, les pistolets…, enfin de la mauvaise graine de braconniers… Etles petites filles donc, c’est encore plus enragé que les garçons… Voilà-t-ilpasaujourd’huique la petite à Prudent, cette moucheronne, était en train de tireravec du sable dans son petit fusil sur la biche, quand elle trottine sigentiment, derrière la carriole ?... Ah ! je lui en ai flanqué une touilleà cette petite coquine-là… qu’elle n’aura pas bouffetéde la journée, je vous en réponds… Monstres d’enfants, vouloir abîmer desbêtes !
LA PETITE BONNE, ouvrant la porte.
Madame, madame, c’est des peintres avec un groom.
Mme CRESCENT.
Un groom, pour groomerquoi ? (se mettant à la fenêtre qu’elle ouvre). Monsieur Anatole, il ya en bas du monde qui vous demande. S’adressant à Manette. Ma belle, laissonsces messieurs causer de leurs petites machines, et venez voir ma poulaille.
SCÈNE II
CRESCENT, CORIOLIS.
CRESCENT.
Oui, ces premières années-là, de la rude misère…Iln’y avait pas à dire…, je faisais de tout, des petites femmes nues dans legenre de Diaz, qui me font sauter à présent, quand je les revois (d’une voixindignée). une honte…, oui, de tout, et de la gravure à l’eau-forte
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d’ornement… A-t-elle trotté, ma pauvre femme, par tousles temps, la pluie, la neige, à courir, sous son bonnet de linge, les étalagistessous les portes cochères, et trempée et crottée, avec son petit carton pourattraper quelques sous, par-ci, par-là… Enfin un peu d’argent, un jour noustomba…, il me vint l’idée de devenir propriétaire (Partant d’un gros éclatde rire), oui, propriétaire !… j’achèterai, pour trente francs, unwagon de marchandises, mis à la réforme, et avec ça cinquante mètres deterrain de cinq francs, au Petit-Gentilly… Et je mis mon wagon sur mon terrain :une maison comme une autre, je vous assure… Parfois, un gendarme voyant de lalumière, la nuit, dans mon immeuble, criait : « Qui est là ? ».Je répondais : « Propriétaire !… ». Eh bien, c’estcette maison qui a fait de moi un paysagiste… Elle m’a fait découvrir la Bièvre…Oui, cette salope de petite rivière, c’est elle qui m’a ouvert la grandefenêtre de la nature. (tirant de la huche de pain des panneaux, qu’il essuieavec sa manche). Tenez, voilà .
CORIOLIS.
Ah ! cher grand peintre, que vous avez bien rendu lamisère, la pauvreté, le rachitisme mélancolique de ces près râpés !…Oh ! les chemins noirs de houille, le long de ces carrés marécageux, oùpâturent des roses…, les bouts de paysages plâtreux, où une cerise sur uncerisier étonne, ainsi qu’un fruit de corail inattendu…, les endroitsvagues verts d’orties, ou le bleu d’un bourgeron qui dort, un dos d’hommetapi montre la sieste suspecte d’un pochard ou d’un assassin… et partout làdedans, la Bièvre roulant comme un ruisseau de mégisserie, une eau ouvrièreavec des morceaux de mousse pareils à des champignons pourris… Oui, cespanneaux expriment, pour ainsi dire, la souffrance de cette maladive petite rivière.
§96
CRESCENT, prenant la toile retournée sur le chevalet.
Maintenant voici autre chose !
CORIOLIS.
Ah ! ce n’est plus l’arbre, géométriquementmonumental, abritant un crime ou un amour mythologique…, ce n’est plus, pourfeuillage, du persil héroïque… Cette peinture-là, ça fait respirer lachaleur d’un champ aux grosses mottes crevassées, comme dit le paysan, le touffed’une journée d’août… D’un paysage, Crescent, vous avez exprimé lavie latente, le mystère, le recueillement, l’allégresse… Et avec l’austèresimplicité des poses, la rondeur d’une ligne rudimentaire, le style frusted’une humanité primitive, vous avez fait, de la paysanne courbée sur la glèbe,de ce corps où le travail du champ a tué la femme, cette silhouette plate etrigide, habillée de la déteinte des deux éléments où elle vit : dubrun de la terre, du bleu du ciel.
SCÈNE III
CRESCENT, CORIOLIS, Mme CRESCENT, MANETTE.
MANETTE, rentrant avec Mme Crescent, et montrant àCoriolis un bouquet.
Regarde le beau bouquet.
CORIOLIS.
Mais elle a mis au pillage votre jardin.
CRESCENT.
Elle peut recommencer tous les jours, ça nous feraplaisir, n’est-ce pas la femme ?… Et vous, mon cher
§97
Coriolis, n’est-ce pas, ça va tout à fait bienmaintenant ?
Mme CRESCENT.
C’est vrai, monsieur Coriolis, que vous aviez une fichuemine d’enterré, quand vous êtes arrivé ici.
CORIOLIS.
Oui, oui, j’étais encore bien mal…, mais grâce auxtendres soins de Manette…
CRESCENT.
Et décidément, vous ne vous trouvez pas mal à votreauberge ?
CORIOLIS.
Ma foi, non… C’est bête, je suis peut-être undifficile, un délicat…, mais le manger ici commence à m’ennuyer avec lafourchette d’étain qui salit les doigts, les imbéciles des assiettes deCreil, les taches sur la nappe... et la monotonie des omelettes... Et bien sûr,le petit jinglet de l’endroit mefait mal à l’estomac... Puis, je commence à n’avoir plus la patienced’un mauvais lit, d’une veillée sans lampe, d’un carreau sans tapis...Enfin Manette est furieuse contre un Américain.
MANETTE.
Furieuse, oui… vous allez voir… Ce sauvage de là-bas,ne s’est-il pas avisé de conter que dansson pays le métier de modèle était honteux... et qu’un jour où ilavait dessiné un modèle de femme à une académie de New-York, le soir, dansle monde, pas une jeune fille n’avait voulu danser avec lui... J’espèrequ’on ne peut vous dire en face quelque chose de plus grossier.
§98
CORIOLIS.
Mais c’était en parfaite ignorance.
MANETTE.
Non , non, il a voulu m’insulter… Ce qu’il y ade certain, c’est que je ne dînerai plus à la table commune… Coriolis aentendu parler d’une maison à louer à Chailly.
Mme CRESCENT.
Ah ! mes enfants, si vous voulez louer une maison,nous avons à votre disposition mieux que cela, et nous serons voisins…, lamaison en face… La famille anglaise qui l’habite tous les ans ne vient pascette année, et a chargé mon mari de la louer… Il y a un petit atelier, oùle jeune homme faisait de l’aquarelle.
CORIOLIS.
Ça me va… Nous signerons demain, après que Manette aurafait un tour dans la maison. (S’adressant à Manette).Tu seras débarrasséede ton Américain, et moi je ferai venir de Paris notre Rose, qui me fera lacuisine.
SCÈNE IV
M. ET Mme CRESCENT, CORIOLIS, MANETTE, GARNOTELLE.
GARNOTELLE.
Monsieur Crescent, je vous demande pardon de forcer votreporte, mais je n’est pas voulu m’en aller, sans serrer la main de Coriolis.(S’adressant à Coriolis). Oh ! tu vas bien…,
§99
le sang t’est venu sous la peau, et Manette est plusjolie que jamais.
CORIOLIS.
Tu ne veux pas accepter un dîner de l’auberge avec suppléments ?
GARNOTELLE.
Merci, je suis en villégiature, dans un château desenvirons, et j’ai avec moi toute une troupe de jeunes Russes, qui ont vouluvoir les peintures de l’auberge… Ah çà, fais-tu quelque chose ici ?
CORIOLIS.
Rien du tout… je pense à faire quelque chose, voilàtout… Et toi ?
GARNOTELLE.
Moi je travaille tout bonnement à m’arranger un petit séjourà Rome, pour cet hiver…, parce que Rome vois-tu, c’est le seul endroit pourvous donner le dégoût des choses trop vivantes, du succès facile, du coin debouche retroussé… Ici on y va, on y glisse… on a beau se raidir, tandis quelà-bas le style, ça vous entre, ça vous pénètre, ça fait partie de l’airambiant… Bien que cette grande ligne horizontale (De la main, il trace une ligne toute droite), que cetteligne sévère de campagne romaine…, puis ces fonds d’art, signés du dessindivin de Raphaël… Au revoir, au revoir. (Il sort après avoir donné despoignées de main et distribué des saluts.)
§100
SCÈNE V
M. ET Mme CRESCENT, CORIOLIS, MANETTE, ANATOLE.
Mme CRESCENT, regardant les cartes restées étalées surla table.
Bon sang, quelle malchance aujourd’hui !… Parexemple, la première fois que j’attraperai un moricaud…Eh bien, oui, un chat noir…, ça porte chance.
ANATOLE, entre, en pouffant de rire.
Ah, chère madame Crescent, ah, ma petite Manette, quej’aurais voulu que vous assistiez à mon boniment des peintures sur le mur dupère Luneau… Oh ! ces Russes, les ai-je ébouriffés… « Messieurs,leur ai-je dit, il n’y a pas de catalogue… je vais vous en servir… Ici,c’est la succursale du Musée du Luxembourg … toutes les tendances…ça, lamort d’un hanneton sous Périclès…, le néo-grec !… ça un pifférareitalien, la queue de Léopold Robert !… Ca, une femme Louis XV, chicSchelsinger!… Un café dans laForêt-Noire, école de la bière de Strasbourg, la Vérité sortant d’unmoss, le grand mouvement des brasseries !… Le Temple du réalisme,au fond du jardin, avec une porte où il y a écrit : « C’estici… l’école du symbolisme ! » et des noms, je leur en ai collé…« ça, une vue de Venise peinte au jaunede soleil par Bonington… ça, un duel moyen âge, peint par Delacroix,avec le vert de cadavre, dont il se servait pour les sujets dramatiques… »Ce qu’il y a de beau, c’est que Garnotelle s’est fâché tout rouge,qu’il m’a dit : « Mon cher, c’est très bien que tu me fassedes charges à moi, mais que tu fasses poser ces messieurs, qui sont des princes !… »
§101
A quoi j’ai répondu, avec un geste à la Mirabeau :« Tiens, Garnotelle, tu me fais de la peine…, les gens du monde t’ontperdu…, tu désertes les grands principes de 89 : l’égalité devant lablague. »
Mme CRESCENT.
Vraiment, avec vous, monsieur Anatole, on se ferait unebosse de rire à toutes les heures !
MANETTE.
Mon petit Anatole, tenez, regardez là, par cette fenêtre…,nous allons habiter cette jolie maison qui sera toute à nous.
ANATOLE.
Ah ! nous quittons Luneau… Eh bien, au fait, jen’en suis pas fâché… Je vous dirai, sous le seau du secret que j’aitellement grisé avant-hier Oscar, le corbeau familier de la maison, qu’il estmort… jusqu’ici ils le croient seulement égaré.
Mme CRESCENT.
Monstre d’homme !
CRESCENT.
Et, grand paresseux, vous continuez toujours à dormird’après nature dans la forêt.
Mme CRESCENT.
Voilà ce que monsieur appelle piger le motif.
ANATOLE.
Ah ! c’est si bon, couché sur untertre de mousse, les yeux, au balancement des branches auprès du ciel,dans le bourdonnement des insectes, au milieu des senteurs
§102
du bois, sous ces petits souffles d’air vif vous passantsur les tempes, c’est si bon de vacher…Et puis je me demande vraiment si je suis la victime d’une fausse vocation…Etais-je fait pour être peintre ?… Ah ! cette forêt me fait fairedes rêves… Vous connaissez la cave des Barbisonnières ?… Elle a unecheminée naturelle… il n’y a qu’à boucher quelques fissures…,l’affaire d’une poignée de sable de rivière… Avec ça, une ported’occasion, je serai chez moi…Il y a déjà un Américain qui y a demeuré…Je ferai ma cuisine…, pas de bois à acheter… Il paraît qu’il y a desjours de givre dans la forêt…, un vrai décor en cristal… Et puisj’attrape le printemps…, et c’est là que moi, malin, je me livre à mapetite industrie… ici, ils n’ont pas d’idées…, ils laissent perdre leschampignons… J’aurai une petite voiture à bras… Eh bien, quoi,qu’est-ce qu’il y a de drôle à ça ?… Je me mettrai en rapport avecun grand marchand de la halle… je lui fournirai des oranges,des cèpes, des têtes de nègre, des ombelles…Un vrai commerce…, car enfin, à Paris, un petit panier de morilles comme lamain, ça vaut deux francs… la forêt, on ne sait pas ce que ça peutrapporter… Une autre idée… Je mets sur un morceau de papier :LE CHAÎNEDE L'EMPERUR. Elévation : tant.Circonférence à auteur d’homme : tant... Tous les chaînes célèbrescomme ça... Je fais imprimer à Melun..., format d’une carte de visite..., etun sou... Il y a des milliards d’étrangers dans le monde... Ce sont lespatards qui font des millions... Je gagne un argent fou..., et je fais bâtir unchâteau, où je vous inviterais à passer quinze jours... On dînera en habit.
CORIOLIS.
C’est à ce moment-là que tu feras ton grand tableaupour l’Exposition, ton Christ socialiste…,tu seras donc toujours aussi bête.
§103
ANATOLE, tout à coup dégrisé de ses châteaux enEspagne.
Ah ! flûte…, les champignons n’auraient qu’àavoir la maladie, l’année prochaine… Et puis mon avenir…, la Postéritéremarquerait mon absence… Rentrons dans l’art.
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SEPTIÈME TABLEAU
Un petit atelier bourgeois, à la peinture des murs lilas,aux meubles couverts de reps gris, sans rien aux murs. _ Un Ficus dans un grandcoquetier de cuivre. _ Deux vases de pharmacie italienne aux anses de serpentssur une étagère, remplie de cartons.
SCÈNE PREMIÈRE
CORIOLIS, CHASSAGNOL, CRESSENT, regardant un carton.
CHASSAGNOL, tout en se promenant d'un bout à l'autre del'atelier.
Oui, je me disais : Coriolis qui a un tempérament, qui estdoué.... lui un nerveux, une machine à sensations..., lui qui a des yeux...Comment, il a son temps devant lui, et il ne le voit pas... Non, il ne le voitpas, cet animal-là. Non ! non ! (Ce non, Chassagnol le répète avecun rire bêteet fou). Mais tous les grands peintres, est-ce que ce n'est pas deleur temps qu'ils ont dégagé le beau... et tous les temps ne portent-ils pasen eux, un Beau, un Beau quelconque, plus ou moins à fleur de terre, etsaisissable et exploitable... C'est une question de creusage, ça !...Voyons, tiens, Balzac, est-ce que Balzac n'a pas trouvé des grandeurs, dansl'argent, la saleté des choses
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modernes, un tas d'éléments, où les siècles passésn'avaient pas vu deux liards d'art... Et il n'y aurait plus rien pour l'artistedans l'ordre plastique de la vie contemporaine!... L'habit noir, on vous jettetoujours ça au nez... Ah ! s'il y avait un Bronzino dans notre école, je te répondsqu'il trouverait un fier style dans un Elbeuf.. Eh bien, maintenant, il faut unpeintre du drap, il viendra... et il fera des choses superbes, toutes neuves,avec ce noir des affaires de notre siècle... Ah ! les lisières, lesexemples, les traditions, les anciens, la pierre du passé sur l'estomac... Ledix-neuvième siècle, ne pas faire un peintre à lui...mais c'est inconcevable! ... Un siècle qui a tant peiné, tantsouffert..., le grand siècle de la recherche des sciences, de l'inquiétude duVrai... Oui, oui, le moderne, tout est là... et j'ai été heureux de te voirvenir, de te voir peindre ton Mariageà l'église et ton Conseil derevision, et aujourd'hui qu'ils se vendent aux commissaires-priseurs, jem'en vais assister à la vente, à la montée des enchères... Tu ne viens pas?
CORIOLIS.
Je redoute l'émotion de la vente, je passerai à la fin dela vacation.
CHASSAGNOL, qui est sorti, rentre,
Au fait, as-tu lu l'article de la Gazette de l'Institut, où je ne sais quel idiot de critiquet'accuse d'avoir commis un sacrilège, en faisant du nu divin, du nu sacré, lenu d'un conscrit... et crois-tu qu'à ton sujet, l'idiot de ladite Gazette éreinteles ryparographes, ces peintres desmoeurs vulgaires, qui ont manqué de tuer l'art grec, après la mortd’Alexandre ?
§109
SCÈNE II
CORIOLIS, CRESCENT.
CORIOLIS.
II dit peut-être vrai... Moi, je ne sais plus trop...J’ai cru d'abord à l'Orient, et j'ai fait de la turquerie..., de la turqueriemédiocre.
CRESCENT.
Ne dites pas cela, Coriolis, votre Caravane sur la route de Troie...
CORIOLIS.
Mon cher Crescent..., de la turquerie intelligente,joliment coloriée, avec des qualités...oh !beaucoup de qualités, mais sans la note suprême... et sans cette note-là, enart... Après l'Orient, j'ai cru à la représentation de la vie moderne, etmalgré la tirade de tout à l'heure de Chassagnol, à présent je n'y vois plusce que j'y voyais... et peut-être que ça n'y est pas... Maintenant y a-t-ildans cette désillusion un peu de l'éreintement de la presse pour mes deuxtentatives... Je n'en sais vraiment rien..., pas plus que je ne sais où j'ensuis de ma carrière, de ma peinture, de mon talent... Où j'en suis, j'en suisà ce moment de découragement colère, que le peintre Gros appelait: la rageau coeur !... Je vous envie, mon cher Crescent, vous qui me rappelez ceMartin, ce laboureur visionnaire de la Restauration, qui avait entendu des voixet Dieu lui parler dans un pré...vousqui, sans être atteint par les inquiétudes, les doutes du métier, vivez dansla griserie des levers du jour, des
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couchers du soleil, des tiédeurs des blés mûrs, dessenteurs de la forêt, des grands souffles de la nature : le Vent, la Tempête,l’Orage !... Ah ! vous êtes bien heureux, vous !
(Manette entrant.)
SCÈNE III
CORIOLIS, CRESCENT, MANETTE.
MANETTE.
Oh ! Monsieur Crescent..., Mais il y a des sièclesqu’on n’a eu votre visite.
CRESCENT.
Madame, je ne viens plus que trois ou quatre fois, par an,à Paris.
MANETTE.
Madame Crescent se porte bien ?... Savez-vous que cen’est pas gentil..., nous ne l’avons jamais revue.
CRESCENT.
Vous la connaissez, ma femme, c'est une vraie sauvage, etelle vient à Paris fagotée..., enfin dans des toilettes qui ne sont pas destoilettes, pour faire des visites. (Un silence). Tout de même, ça me paraîtdrôle de ne pas trouver Anatole ici..., j’étais assez habitué à le voiravec vous.
MANETTE.
Il a assez mangé chez nous !
§111
CRESCENT.
Pauvre garçon !.... On vient de m’adresser desplaintes contre lui, pour une commande du portrait de l’Empereur, que nous luiavons fait obtenir... Ilparaîtqu’il ne finit pas sa copie... On lui a écrit pour l’inspection.
MANETTE.
Je crois bien..., il est si paresseux..., une vraiecouleuvre.
CRESCENT.
Après ça, il n’y a pas peut-être de sa faute... Danssa position, il faut d’abord manger, gagner son pain de chaque jour... Gueusede misère tout de même dans nos états, quand on reste en route. (changeant deton). Ah ! toi, tu m’a toujours promis un dessin..., ce n’est pas toutça..., il me faut mon dessin..., où est mon dessin ?... J’en aijustement vu un dans le carton, que je feuilletais tout à l’heure.
CORIOLIS.
Prends-le ! (Pendant que Crescent ouvre le carton etcherche le dessin, Manette, rapprochée de Coriolis, lui parle à l’oreille,en faisant des signes de dénégation). Non Crescent, pas un dessin de ceportefeuille... Manette me rappelle qu’elle est en marché pour le tout...Choisis dans le carton vert qui est à côté. (Crescent, qui a vu, dans uneglace, le jeu de Manette, prend dans le carton vert le premier dessin venu, sanschoisir, et le met dans un journal, qu’il tire de sa poche). Attends que je lesigne. (Il le signe, et pendant quelques instants, l’air tout malheureux le récale).
CRESCENT.
Merci ! (En sortant, il lui sert chaudement la main,saluant à peine Manette).
§112
SCÈNE IV
CORIOLIS, MANETTE.
CORIOLIS.
Encore une de vos crasseries... Vous savez qu’il s’estparfaitement aperçu du vilain tour que vous lui avez joué.
MANETTE.
Un de vos plus beaux dessins..., ça ne se donne pas, commeça, à des gens qui ne peuvent pas vous servir.
CORIOLIS.
Réservez-les pour moi, pour moi seul, vos crasseries...,épargnez-les aux autres. (d’une voix colère, en marchant).
Manette, songez-vous parfois, à la vie que vous m’avezfaites ?... Nous avions chez nous ce pauvre garçon, qui était la gaietéde notre foyer, vous l’avez jeté à la porte, comme un chien... j’aimais,après mon travail, avoir, à dîner, la causerie de quelques camarades de mon métier...C’était la récompense de ma journée..., vous leur avez si fait grise mine,qu’on se sauve de moi, quand on me rencontre sur le coup de six heures... Meschers bibelots, les choses que j’avais rapportées d’Orient, ces objets quisont des parlants souvenirs de vos voyages, vous me les avez fait vendre, sousprétexte qu’ils étaient des nids à poussière... Enfin comme tous les créoles,j’avais le goût d’une certaine élégance dans les vêtements : ce quenous, gens des colonies, nous appelons « notre linge » ; vousm’avez d’abord forcé à prendre un petit tailleur travaillant à bon marché...,puis aujourd’hui
§113
on voit surmoi le coup de ciseau d’ouvrières de la maison... Je subis tout cela, maisprenez garde... Il se pourrait qu’un jour...
MANETTE.
Mon ami, vous avez vos nerfs aujourd’hui.
REBECCA.
Des papiers, madame.
CORIOLIS.
Qu’est-ce ?
MANETTE.
C’est le traité avec le marchand belge.
CORIOLIS.
Le traité, où je dois lui fabriquer tant de tableaux dechevalet par an ?
MANETTE.
Oui..., mais, mon chéri, réfléchis avant de signer,si...
CORIOLIS.
Non !... Donne, donne-le-moi, ce traité, que jem’en débarrasse... (Prenant une plume, au moment de signer).
Manette, tu l’as voulu... tu sais que c’est ma vie etmon talent, que tu m’a forcé de vendre. (Manette hausse les épaules).Maintenant, allons voir, ce que me réservent les commissaires- priseurs !
§114
SCÈNE V
MANETTE, REBECCA.
MANETTE, riant.
Il m'a dans le moment en exécration... mais je m'en fichepas mal... c'est fini chez moi, les choses de coeur..., ce qui est, c'est qu'àl'heure présente, après la dépense d'un peu de colère, il fera ce que jevoudrai... Les deux choses auxquelles je tenais le plus, sa demande de la croix,son marché avec le marchand belge, je les ai obtenues.
REBECCA.
Et tout ce que tu voudras, cousine, tu l'obtiendras, carmonsieur, au fond, est fichument chiffe !
MANETTE, qui a pris le traité et le parcourt.
A la bonne heure, ce n'est plus l'aléatoire d'une venteavec un amateur envoyé par la Providence..., c'est une bonne rente tous lestrois mois... Oh! s'il ne m'avait pas, avec son désordre, ses goûts de dépense,sa facilité aux emprunts, son plaisir à remplir la bouche de tous lesmeurt-de-faim de Paris...
REBECCA.
Dis donc, Manette, monsieur en montant en voiture m'a ditde mettre cette lettre à la poste..., je te l'apporte à voir.
MANETTE, regardant la lettre.
Ah! c'est sa lettre d'acceptation... Ce n'est pas lapeine...la personne à qui lalettre est adressée doit venir tout à l'heure..., mets-la sur la table.
(Rebecca sort.)
§115
SCÈNE VI
MANETTE.
MANETTE.
Non, tu ne m'aimes plus, mon cher Coriolis... Oui, mais jeconnais si bien tes goûts, tes antipathies, tes manies... et tu as si besoin demoi, et si peur que je te quitte... Ah! tu ne te doutes pas combien je te tiensentre mes mains... en n'étant pas encore ta femme!
SCÈNE VII
MANETTE, GARNOTELLE.
GARNOTELLE.
Bonjour, Manette... Comment ça va-t-il à la maisonaujourd'hui?
MANETTE.
On est dans les mauvais jours..., les jours où on netutoie plus Manette.
GARNOTELLE.
Bah, qu'est-ce qui s'est passé?
MANETTE.
Oh ! c'est à propos d'une infinité de choses quevous savez..., et surtout au sujet du traité avec le marchand belge.
GARNOTELLE.
Il a signé le traité?
§116
MANETTE.
Il l’a signé.
GARNOTELLE.
Vous avez vraiment de la chance d’avoir obtenu cela delui.
MANETTE.
Vous ne savez donc pas, Garnotelle, que je suis d’unereligion où tout réussit... Puis Coriolis est un violent, et comme tous lesviolents, un faible... dont on escamote la volonté, après qu’on l’a laissébeaucoup crier... et en lui disant : « Oui, chéri, » et enfaisant comme si on disait : « Non... » Avec lui,voyez-vous c’est l’affaire de quelques jours d’une opiniàtreté, commequi dirait caressante..., de quelques jours d’un entêtement doucereux.
GARNOTELLE.
Ça ne fait rien, Manette,..., mettez tous les ménagementspossibles... On ne sait pas avec un rageur de premier coup comme lui..., on nesait pas... Enfin, cette semaine, vous triomphez sur toute la ligne.
MANETTE.
Un peu grâce à vous..., vous avez été si gentil aveclui..., et je savais bien que c’était pour moi.
GARNOTELLE.
Oui, Manette, je suis tout à votre service..., car je neme fais pas d’illusion, je ne suis pas aimé par le maître de la maison, oùj’étais la bête noire d’Anatole, et où tous les amis de Coriolis me bêchaientà qui mieux mieux... Vous seule avez, contre Anatole et les autres, pristoujours mon parti.
§117
MANETTE.
C’est tout simple..., vous êtes un monsieur, et les amisde Coriolis sont des Anatoles.
GARNOTELLE.
Merci... Tout de même, ç’a été dur de lui faire fairesa demande de la croix... Je lisais si bien, sur son visage, les révoltes deson orgueil..., il avait tant de peine à pardonner au Ministère son injustice,de ne l’avoir pas décoré, après l’exposition de sa Baigneuse..., tant de peine à se sentir décoré à l’ancienneté...Un moment j’ai craint qu’il ne voulût se singulariser par le l’affiche dumépris du ruban rouge.
MANETTE.
Oui, oui, je voyais que ça l’embêtait de vous devoir ladécoration..., et moi ça m’amusait.
GARNOTELLE.
Enfin il a accepté... C’est une grosse victoire, où jesuis heureux d’avoir été pour quelque chose... Au fait, je n’ai pas encorereçu sa lettre.
MANETTE.
Ah ! c’est bête..., on a oublié de la mettre à laposte... La voilà, sa lettre !... (Garnotelle la décachette). Hein,dites-moi si sa lettre est aimable pour vous ?
GARNOTELLE.
Patatras..., toute réflexion faite, notre ami refuse.
MANETTE.
Comment, il refuse,... Mais c’est un pur imbécile.
§118
GARNOTELLE.
Ah! incontestablement, ce n'est point un homme pratique...Au revoir, Manette... Pour lui comme pour moi, dans le moment, ce serait gênantde nous rencontrer.
Garnotelle sort.)
SCÈNE VIII
MANETTE.
MANETTE.
Ah! je vais bien le recevoir... Je ne serais pas étonnéequ'il n'y eût de l'Anatole là-dessous... Il le revoit peut-être encachette... Attends, chéri, tu n'as qu'à retomber malade, tu verras cette foiscomme je te dorloterai... Et la tête que je vais faire devant ta peinture...Ah! ça te fait plaisir, quand j'ai l'air de trouver bien ce que tu es en trainde peindre.... eh bien, je vais t'en payer, du découragement!
SCÈNE IX
MANETTE, CORIOLIS
MANETTE, montrant à Coriolis la lettre à Garnotelle restéesur la table.
Que signifie cette lettre?... Après...
CORIOLIS, repoussant la lettre de la main.
Cela signifie que je ne veux pas d'une décoration que jedevrai à Garnotelle... Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit aujourd'hui.
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MANETTE.
Oh! mon ami, que vous avez l'air mauvais!
CORIOLIS, avec une ironie féroce.
Ah! vous êtes une femme qui entendez les affaires...,ainsi que vous dites, les affaires !... C'est vous qui m'avez forcé àvendre, pour un morceau de pain, mes deux toiles du Mariageà l'église et du Conseil de revision,comme des toiles encombrantes et invendables... Eh bien, mon Conseilde revision vient de se vendre, savez-vous combien?... Quinze millefrancs... Je me fous pas mal de ces quinze mille francs... Mais, quand j'ai faitcela, vous n'étiez rien dans ma vie..., rien que la femme qui vous sert del'amour, comme elle vous cirerait vos bottes. (Manette se lève pour s'enaller). Restez, j'ai besoin de vous parler... Oui, alors j'étais quelqu'un, j'étaisun peintre..., je trouvais des choses... Qu'avez-vous fait de moi?... un hommede métier, un faiseur de peinture au jour le jour, un domestique des marchands,un industriel, quoi !... Tenez, je suis arrivé à la vente plus tôt queje ne voulais..., alors qu'on promenait encore mon Conseilde revision sur la table dans les enchères... Je regardais ma toile... Ah!il y a des choses là dedans: l'homme nu..., le coup de lumière sur sespectoraux..., l'ombre du bas de ses jambes.. Je me disais à moi-même : Maisc'est beau, ça, je sens que c'est beau... On se pressait, on se penchait... et je voyais que c'était beau dans tous les yeux quiregardaient... A présent, mais je ne saurais plus fiche une machine comme ça, parole d'honneur...oui, je crois que je ne pourrais plus. Or, c'est vous qui, avec tout ceque vous m'avez dit et redit, pour me détourner de l'art qui ne se vend pas, etme pousser à des tableaux de vente..., c'est vous qui, à force de m'étourdir,de m'humilier avec les gros prix de celui-ci, de
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celui-là, avec les revenus de la peinture de chaque annéede Garnotelle, m'avez fait renoncer au grand rêve de peindre mon temps... Vrai,je vous fais compliment de la spéculation que vous avez combinée, de me vendreà ce Belge... Car vous ne vous doutez pas de la valeur marchande, qu'auraitaujourd'hui ma peinture,, avec les tableaux que vous m'avez empêché defaire..., et tout l'argent que vous auriez gagné, vous!... Non vous ne vous endoutez pas... C'est que maintenant, à force d'entendre le mot argent dans votrebouche, J'y pense, moi, à ça!...Vousm'avez passé de votre sang, Dieu me pardonne... Ah! vous avez bien tuél'artiste. (Faisant deux ou trois tours dans l'atelier, puis tout à coup serapprochant de Manette, qui a l'air de ne pas l'écouter et a tiré à elle unouvrage de femme, auquel elle travaille). Je vous hais, voyez-vous, je voushais... Et voulez-vous que je vous dise? Il y a des jours (Sa voix prend unedouceur homicide), des jours où il me vient l'idée de commencer par vous, etde finir par moi..., pour en sortir de cette existence-là. (Lui faisant sauterl'ouvrage des mains, et sur un ton de prière avec une voix de fou), Mais parledonc... dis quelque chose..., ce que tu voudras..., mais parle, parle...,car,Manette, Manette, j'ai peur de moi. (se remettant à marcher, puis soudainementpartant d'un éclat de rire cruel). Ah ! c'est pour de l'argent, tout ça....vrai, tu l'aimes tant que ça l'argent, Manette?... Eh bien, attends, nousallons rire. (il va s'asseoir dans un fauteuil, près de la cheminée, sonne,prend le soufflet et souffle le feu). Pour un froid comme aujourd'hui, voilà unfeu qui va bien mal ! (Rebecca apparaissant à la porte). Vous allez medescendre les toiles qui sont dans la chambre d'en haut. (Rebecca regardeManette). Aujourd'hui ce n'est pas madame que vous devez regarder, c'est moi!(Lui secouant le bras) et faites tout de suite ce que je vous ordonne. (Rebeccareparaît et met sur un, geste de Coriolis, les toiles à terre près de lui).Ah ! celle-ci-, c'est l'esquisse de mon premier tableau en Asie Mineure, dans cepays à l'humidité chaude, où les couleurs semblent trembler dans un bain, devapeur... Ai-je eu de la peine
§121
à attraper ce bleu du ciel, ce bleu qu'on dirait uneturquoise translucide!... Manette, le banquier Caminade m'en a offert tout ceque je voudrai... Eh bien, regarde un peu. (Il la jette dans la cheminée quiflambe). Tu vois..., ça brûle bien .... ça fait un feu tout à fait gai!
MANETTE, qui s'est levée, et veut lui reprendre la secondetoile.
Allons, mon cher, vous avez assez fait l'enfant... C'estbien comme cela. (Coriolis lui saisit le poignet). Vous me faites mal, très mal! (Coriolis, lui serrant toujours le poignet, la ramène au divan, où de forceil la fait tomber assise et revient à la cheminée).
CORIOLIS
A la seconde maintenant... Tiens, c'est Ailvatissa à latombée du jour, avec ce groupe découpé sur le ciel de pasteurs, les yeuxtournés vers une mosquée... Ça se tortille-t-il, ça se tortille-t-il dans lefeu, ces pauvres couleurs!... Hein, quelle friture, Manette!
CORIOLIS, prenant une troisième toile, à ce momentManette se levant pour sortir.
Restez là, ou je vous attache avec une corde... Allons, lereste ! (Il jette au feu les autres toiles, tracasse avec les pincettes unmoment le feu, d'où il retire le morceau de minerai fait du blanc d'argent detoutes les couleurs brûlées, et le jette brutalement dans le creux de la robede Manette). Tiens, la Juive, voilà un lingot de trente mille francs!
MANETTE, faisant un saut de terreur.
Il a voulu me brûler!
CORIOLIS.
Vous pouvez vous en aller maintenant... Je n'ai plus besoinde vous. (Il se jette sur le divan). Que je suis donc malheureux ! (Et ils'enfonce la figure dans les coussins.)
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HUITIEME TABLEAU
Le Petit Café du jardin du Luxembourg, avec, sous sonauvent,
des tables et des chaises.
SCÈNE PREMIÈRE
ANATOLE, CHASSAGNOL, assis à deux tables du café, UNEPEINTRESSE.
ANATOLE, parlant à une vieille femme, une botte àcouleurs à la main, et qui l'écoute debout.
Écoutez, chère madame, la recette pour faire un Empereurdans les prix doux... La v'là.. La première fois, on fait des folies, on selaisse aller, on s'enfonce... Mais, à la seconde, plus de ça... Or vous voyez,devant vous, un homme qui est devenu raisonnable... et, comme vous êtes unepersonne très intéressante, je vais vous donner mon expérience àl’oeil.
CHASSAGNOL.
Garçon, du papier et une plume! (Le papier et une plumeapportés, il se met à écrire avec tous les signes d'un auteur qui compose unmorceau lyrique.)
§126
ANATOLE.
La toile, vous savez, c'est cinquante-huit francs, plus lecalque, acheté à part cinq francs... Maintenant attention... Gniena qui, pour le pantalon blanc et le manteau d'hermine, se fendent de huitvessies de blanc d’argent à cinq sous : total, quarante sous... Moi, pas bête,avec quatre vessies de blanc de plomb, soit seize sous, je fais mon affaire...J'en suis, pour mettre à mon Empereur un peu de jaune de Naples dans laculotte, et un peu de bitume dans les ombres et les demi-teintes de 1'hermine.Vous comprenez?... Pour les ors de l'épaulette, du sceptre,du fauteuil, des crépines de la table..., c'est bien simple, une préparationd'ocre jaune... et, bien entendu, toutes les ombres préparées au brun rouge,et les lumières repiquées avec de bonnes vessies de jaune de Naples, à quinzeet à vingt centimes... Il existe des gens sans économie, qui fourrent làdedans du jaune indien qui coûte des prix fous, le tube, vous ne l'ignorezpas..., c'est la ruine des familles... Point de siccatif de Harlem, ni desiccatif de Courtrai..., tout à l'huile grasse... Ah! j'ai encore trouvé lemoyen de remplacer le vert émeraude par le bleu minéral, qui ne coûte qu'unsou de plus que le bleu de Prusse... Maintenant, madame, retirez-vous ..., monami et moi nous allons nous livrer à des propos obcènes. (la rappelant aumoment où elle va disparaître). Eh! madame, une dernière recommandation, neglacez jamais avec de la capucine rose, de la laque Robert, de la laque deSmyrne..., rien qu'avec de la bonne laque fine, à neuf sous !
§127
SCÈNE II
ANATOLE, CHASSAGNOL.
ANATOLE, se retournant vers Chassagnol.
La pauvre diablesse...une veuve, dont la dot a été mangée par le mari, et qui donne la pâtéeà deux moutards, avec son petit talent de demoiselle. (Chassagnol ne répondantpas). C'est à ta bonne amie que tu écris? (Et il se penche sur la plume deChassagnol). Le Beau...dire, c'estcela le Beau, l'affirmer, le prouver, l'analyser... Le pourquoi du Beau... D'oùil vient... Ce qui fait son essence... Platon, Plotin..., la qualité de l'idéese produisant sous une forme symbolique..., un produit de la faculté d'idéer...Merci, tu écris des choses comme cela, dans les cafés.
CHASSAGNOL.
Oui, c'est un article pour la Revue Idéologique, que je promène comme ça, depuis huit jours...Dis donc, est-ce que ça ne serait pas bien de finir l'article, par cela : LeBeau, c'est le rêve du Vrai !
ANATOLE.
Sais pas... Mais il me semble que j'aperçois Garnotelle...Oui, il vient de notre côté..., tu vas rire... Psit, psit, Garnotelle !
SCÈNE III
ANATOLE, CHASSAGNOL, GARNOTELLE.
ANATOLE.
On passe comme cela devant des amis, sans faire semblant deles voir... Tu vas bien prendre quelque chose avec nous?
§128
GARNOTELLE.
Je ne prends jamais rien entre mes repas.
ANATOLE.
Mais au moins tu t’asseoiras une minute. (lui tapantamicalement sur la cuisse). Et on dit donc, comme cela, que tu te présentes àl’Institut !... Comment, nous allons donc avoir un ami qui a encore descheveux, et qui portera des palmes vertes... Merci, mon Dieu, de ce bonheur.
GARNOTELLE.
Oh, oh, je me présente..., mais voilà tout, je sais queje n’ai aucune chance... que je suis tout à fait indigne... ce sont descamarades... On m’a un peu forcé la main... Je ne serai pas nommé..., mais,je l’avoue, je serai très content, très flatté, si tu veux, que mon nomsoit sur la liste des candidats.
ANATOLE.
Tu le fais à la modestie... farceur, va !...Laisse-moi donc tranquille... Tu as des chances..., tu ne te figures pas toutesces chances.
GARNOTELLE.
Eh bien, veux-tu me faire l’amabilité de me les dire ?Tu m’obliges.
ANATOLE.
Voici... D’abord, mon cher, tu n’es pas savant... trèsbon ! ... excellent !... Ça va à l’Institut... Rien à craindre...Pas d’article dans la Revue des DeuxMondes..., pas même une brochure de cinquante centimes sur la fabricationdes couleurs... Tu sais cela aussi bien que moi : un peintre qui écrit :l’Institut, jamais.. Comme orateur, tu ne tires pas des feux d’artifice...,tu es tempéré comme métaphores... tu causes même mal... encore très bon, ça...Tu serais brillant dans les salons, tu ferais de l’esprit, des mots, des motsmême pour défendre l’Institut..., très mauvais !... Tu manquerais àla gravité de sa cause, tu compromettrais la solennité du corps... Du sérieux,du silence : voilà ce qu’il faut... et ce que tu as de naissance... Tunetravaille pas dans la solitude... Ça leur donne toujours la peur d’ungaillard bizarre, indépendant, peu soumis... Le monde où tu vas, parfait !...Ce n’est pas du monde qui tire l’oeil..., tu l’as très bien choisi...Puis depuis quelque temps tu n’as pas trop de presse..., on ne parle pas tropde toi..., une chance de plus.
GARNOTELLE, sur un ton piqué.
Tu es très amusant !
ANATOLE.
Je te dis que tu as tort... Voyons, on ne te voit pas auBois..., tu n’es pas d’une élégance exagérée..., tu n’as pas de chic,n’est-ce pas ?... Ah ! si tu n’appelles pas tout ça deschances... Comment, tu n’as rien qui te fasse remarquer..., rien dans toute lapersonne qui soit voyant..., tu ressembles à tout le monde du pied à la tête...,tu es arrivé, gros malin, à n’avoir pas de personnalité du tout... et tuviens nous dire que l’Institut ne voudra pas de toi... Mais es l’idéal del’Institut..., ils te rêvent !
GARNOTELLE.
Tu as fini ?
ANATOLE.
Non... Et quand, à tout cela, vient s’ajouter laprotection d’un bonhomme de là, qui voit dans le garçon qui se présent, lemari futur de mademoiselle sa fille...
§130
GARNOTELLE.
Oh ! il n’y a rien de fait, et je te prierai de nepas parler d’une personne...
ANATOLE.
Charmante..., mais pas jolie, à ce qu’on dit... Oh !je la laisse ! je la laisse !... Enfin, mes compliments, car tu as descamarades d’une certaine force, qui, et encore par la protection de femmesconnaissant du monde de la boutique, n’ont jamais su s’approcher de l’Académiequ’aux grandes séances... Mais toi...
GARNOTELLE, avec un geste d’impatience.
Mon cher...
ANATOLE.
Ah çà, est-ce que tu me crois assez bête pour que je netrouve pas tout simple qu’un beau-père tâche de repasser sa contremarque àson gendre ?... Mais ça se fait dans les meilleures sociétés !...Autrefois on avait des idées arriérées dans le corps des vieux Immortels, desidées particulières... Un jeune artiste qui se mariait dans une famille riche,c’était pour eux un habile, un monsieur...Mais aujourd’hui...
GARNOTELLE.
Tiens, moi, je vais te dire ce que tu es... Tu es unblagueur... La blague t’a mangé, et tu ne feras jamais que cela : desblagues... Adieu, Chassagnol.
CHASSAGNOL.
Ah ! mon petit Garnotelle, tu te fâches... On ne peutdonc plus baver, entre soi sur ses contemporains !
§131
SCÈNE IV
ANATOLE, CHASSAGNOL.
ANATOLE.
La canaille... n’a-t-il pas dit que Coriolis m’avaitrenvoyé de chez lui, parce que je faisais la cour à Manette !
CHASSAGNOL, abandonnant son article.
Oui, au fait, c’est vrai, vous ne demeurez plusensemble... qu’est-ce qui est arrivé ?... Je ne l’ai jamais bien su.
ANATOLE.
Eh bien, tous les ans, à l’époque où Coriolis avait eusa flexion de poitrine, il retoussait un peu..., les chaleurs de juilletemportaient le rhume... Mais, il y a deux ans, soit que les émanations del’eau-forte pour laquelle il avait eu une toquade, cette année, soit autrechose, la toux persista, et à l’automne,son médecin, défiant par expérience de la délicatesse des poitrinesde créole, le décida à aller passer l’hiver au Midi... Si bien qu’unsoir, le pauvre garçon, le pauvre garçon me dit : « Ma foi, monvieux, voilà huit jours que ça pèse, je me lève, tous les matins, en medisant : je lui dirai aujourd’hui ; mais, quand je suis pour te ledire, ça ne passe pas..., c’est que ça me coûte, vrai... Enfin je quitteParis, je m’en vais en Egypte... Parbleu, si nous n’étions pas tant demonde..., l’enfant, deux domestiques..., je t’aurais bien emmené... »Ah ! je n’ai pu m’empêcher de lui dire avec une certaine amertume :« Complet..., oui, je comprends...,
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la plaque est relevée comme dans les omnibus ... C'estvrai qu'on ne peut pas me prendre sur les genoux ... j'ai passé l'âge ! »
CHASSAGNOL.
Après tant d'années passées ensemble, c'était un peu. féroce,de sa part, de t'abandonner comme ça.
ANATOLE.
Ne l'accuse pas..., il a été tout à fait gentil..., ilm'a offert de l'argent..., il a voulu que je prenne les meubles de machambre..., et, dans le cas où je serais brûlé au Spectresolaire, il a répondu à Desforges de tout ce que je pourrais luidemander... Non, ce n'est pas lui, c'est Manette qui, par je ne sais quelmic-mac, avait sous- loué l'appartement meublé... c'est Manette qui n'a pas été bien pour moi... Et dire quecet homme si crâne...te lerappelles-tu avec son échalas, dans notre bataille avec les blanchisseurs duBas-Meudon..., que cet homme si énergique est sous la domination complète decette femme, et qu'il me donne, comme aujourd'hui, rendez-vous pour s'enplaindre, ainsi qu'un enfant qui cafarde contre son tyran. (Changeant de ton).J'ai fait de la drôle de peinture, aujourd'hui... te rappelles-tu Bernardin ?
CHASSAGNOL.
Non.
ANATOLE.
Bernard l'embaumeur, le rival de Gannal, celui pour lequelj'ai peint des préparations anatomiques...Ah! tu ne sais pas... Eh bien, un jour où j'avais un peu de couleur audoigt, et où j'avais voulu me laver les mains dans une grande terrine, dont jen'avais pas vu, dans l'ombre, la teinte sanguinolente, il m'est venu au bout
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des mains une peau qui n'en finissait pas... « Celle-là,c'est d'une jeune fille,» dit négligemment Bernardin, en train de me préparerde l'ouvrage pour le lendemain... Oui, c'est le moment après le carnaval..., lepassage des femmes dans les hôpitaux!... Bonsoir, je ne suis pas revenu !...quand ce matin... tu as entendu parler de la femme coupée en morceaux, dont ona retrouvé la tête, dans la fontaine du quai aux Fleurs...mon Bernardin, qui a été chargé d'embaumer cette femme par la police,pour la faire reconnaître, est venu me trouver...me priant de la raccorder, delui passer des glacis sur les taches, venues à la suite de son séjour dansl'eau... Me voilà donc à la Morgue, derrière le rideau de la salle, àcouvrir de couleur chair les taches de la morte, tandis qu'un merlan de la ruede la Barillerie, plus blanc qu'un linge, lui faisait la raie... Maintenant, luiqui me disait qu'il me devrait son avenir, sais-tu ce qu'il m'a donné, lesalaud?... Dix francs, mon cher!
CHASSAGNOL.
Oh ! c'est dégoûtant.
ANATOLE.
Eh bien, ces dix francs m'ont fait bigrement plaisir... Tuvas comprendre... Figure-toi, qu'il y a trois jours, que maman a cassé seslunettes... Voilà trois jours qu'elle ne peut ni travailler, ni lire... J'aidonc eu seulement de quoi lui en commander... Je vais les prendre tout àl'heure... Tiens, voilà Coriolis. Le vois-tu arrêté là-bas près des joueursde boule, qu'il fait semblant de regarder ?... Est-il cassé, ravagé, hein ?...Bien sûr, il a honte de te mettre dans la confidence de ses lâchetés... Ilt’aura aperçu... Mon cher Chassagnol, fais-moi le plaisir d'aller finir tonarticle sur le Beau, au café de. Fleurus... Je t'y retrouverai ce soir.(Chassagnol sort.)
§134
SCÈNE V
ANATOLE, CORIOLIS.
ANATOLE.
C’est bien, comme je le disais à Chassagnol..., voilàCoriolis qui vient ici.
CORIOLIS, s’asseyant à table à côté d’Anatole entrain de désigner de la main son verre d’absinthe, qu’il refuse avec une dénégationde la main. Il reste quelque temps silencieux, puis brusquement.
Tu n’en as pas un..., un cigare ?... Non, c’estvrai..., toi, tu fumes la cigarette... Ellene me donne que de quoi en acheter deux, figures-toi !
ANATOLE.
Garçon, un cigare !... Eh bien, mon pauvre ami,qu’est-ce qu’il y a de nouveau ?... Ça va-t-il ?
(Le garçon apporte un cigare)
CORIOLIS, d’une voix sourde.
Tu comprends bien, mon petit, quand il y a un hommed’intelligence, il faut qu’il se trouve une femelle pour lui mettre la pattedessus, le déchirer, lui mordre le coeur, puis encore lui tuer ce qu’il y a là(Il se touche le front), enfin le manger !... On a toujours vu ça..., tousles jours ça arrive... Et il faut être bien enfant pour s’en plaindre...,c’est ridicule.
(Avec une ironie sauvage). Je sais bien, il y a un moyen decasser ces machines-là.(ses mains font le mouvement nerveux et enragé de mainsqui étranglent). Il faudrait (Une lueur fauve passe dans ses yeux), il faudraitdes choses pas bien..., des meurtres... Ah ! dans le temps... Maintenant,je suis une...
§135
ANATOLE.
Oui, le mot de Cambronne.
CORIOLIS.
Ah ! si tu veux voir un homme qui ne trouve pas la viedrôle ! (Il s’essaye à imiter avec les doigts le balancement d’uncomique en vogue, puis, au milieu de sa pantomime, laisseéchapper un sanglotdans l’étouffement brisé d’une voix d’homme, qui se mouille de pleurs).Je suis vraiment trop malheureux !... Ah ! oui, une jolie mécaniquepour faire souffrir un homme, cette poupée-là... Tiens, je me demande sij’ai encore du talent... Non, vrai, je n’y vois plus... Je suis comme unhomme, que j’ai vu, une fois, assommer dans une rixe, à une barrière, et quimarchait devant lui, dans un sillon de champ... Il ne savait plus..., il allaitstupide comme moi... Aujourd’hui, on entre dans mon atelier... et l’on metrouve à mon chevalet, n’est-ce pas ?... Si l’on regardait mes brosseset ma palette, on verrait que c’est sec... Je dormais dans quelque coin...,j’ai entendu qu’on venait, et je me suis levé pour faire croire que jepeignais... Je ne peins plus, je fais semblant... Et Ellefait destrous dans les murs pourme moucharder... Puis, quand elle sort, j’ai les yeux de ses cousines surmoi..., je le sens... Oui, elle a peuplé la maison de ses parentes... Oh !on me soigne !... Pardieu, je fais aller la maison..., je suis le boeuf,moi !... quand je sors, tiens, aujourd’hui, c’est comme si je leurmangeais une bouchée dans la bouche. (Un silence). Tu ne l’as pas vue avecson visage méchant..., le visage qu’elle a pour moi... Ah ! ce qui vientdans une figure de Juive avec l’âge..., ce nez qui devient crochu, et sesyeux dévorateurs... As-tu jamais bien regardé ses yeux ? (Tirant samontre). Bon, je suis en retard... Elle a à dîner du monde de chez elle..., çava emmené encore des chamaillades... (Il se lève, fait le mouvement de s’enaller, puis se repenche sur la table, où
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est assis Anatole). Tu ne sais pas, mon enfant, mon filsqui était si beau (Avec un rire amer), il est devenu affreux..., c'estmaintenant un vrai mérinos noir... Celui-là, je te ré- ponds qu'il n'aura pasbesoin d'un professeur d'arithmétique... Mon fils, il y a des moments où jecrois, diable m'emporte, que c'est le descendant direct de quelque grand-pèrequi vendait de la ferraille dans un faubourg de Varsovie... Et si tu l'entendaisme dire, ce qu'elles l'ont dressé à me répéter : « Papa, tu ne fais rien !»Si tu l'entendais !... Au revoir.
(Coriolis sort du café.)
SCÈNE VI
ANATOLE, seul.
ANATOLE.
Garçon, une absinthe ... Il n'y a qu'un troisième verre,qui puisse me faire avaler l'embêtement de mon pauvre ami.
SCÈNE VII
ANATOLE, Mme CRESCENT, chargée de paquets et d'instrumentsde jardinage, qui a aperçu Anatole.
Mme CRESCENT, tout en dêchargeant ses paquets.
C'est la Providence de te rencontrer... Tu vas m'aider àporter mes paquets et nous dînerons ensemble, à quarante sous, auPalais-Royal, puis tu me reconduiras au chemin de fer...Mais prends donc moi ça, au lieu de rester comme saint Immobile... Avecmon homme, c'est
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la croix et la bannière, pour le faire sortir de saturne... Alors, c'est moi le voyageur... Mon homme, tu sais, un enfant, un vraipetit garçon.... il lui faudrait un panier avec un pot de confiture... Pasgrand'chose de bon dans tout ça, va... Maintenant les marchands, ce qu'ilsvendent..., de la masticalle. (Elles'assied). Faut convenir que tu n'es guère gentil... Comment, petite saleté,nous te faisons avoir une copie de l'Empereur, tu ne viens pas nous voir... Ont'en a, après ça, une seconde, et tu ne remues ni pied ni aile, pour nousdonner de tes nouvelles... Eh bien, moi, je pensais à toi, animal... Je ne saispas pourquoi !... Si..., parce qu'il n'y a que nous deux qui aimions les bêtes!(Regardant sa pauvre toilette). Ah! mon pauvre enfant, tu n'es pas riche !
ANATOLE
En effet, ce n'est pas une tenue pour se présenter auJockey.
Mme CRESCENT.
As-tu les joues maigres! ... Tu pourrais boire dans uneornière sans te crotter ... Comment, tu ne viendrais donc jamais chez nous,quand ça ne va pas?... Tutrouverais toujours ton lit et la soupe ... Nous savons ce que c'est, nous ....nous avons eu aussi nos jours.
ANATOLE.
Mon Dieu, je vous remercie bien, mais je suis comme leschiens qui se cachent, quand ils sont galeux... Et les bêtes, madame Crescent?
Mme CRESCENT.
Ah! ne m'en parle pas... Il y en a plein la maison... Oh !j'ai une alouette .... c'est quelque chose de si doux,
§138
que ça vous fait dormir de l’entendre chanter... Etvraiment, tu es si bas que ça !
ANATOLE.
Mon Dieu..., une déveine... rien en vue..., une vraiecrise cotonnière... Mais on dirait, madame Crescent, que ma panne vous faitplaisir ?
Mme CRESCENT.
T’es bête, non..., mais je te dirai quelque chose à dîner...ou plutôt Crescent, qui doit venir ces jours-ci te remettre la lettre.
ANATOLE.
Voyons, ma bonne madame Crescent, dites moi tout desuite... qu’est-ce que c’est que cette lettre ?
Mme CRESCENT, comme honteuse et balbutiant.
On croit souvent comme ça faire pour le bien..., je l’aicru... Si ça ne te vas pas..., il ne faut pas m’en vouloir... Moi, je n’aipas d’esprit..., la langue me brouille..., je ne sais pas tourner leschoses... Nous étions donc comme ça, à avoir de tes nouvelles de bric et de broc, par lesuns et par les autres... Moi, j’ai bien vu, au fond, que les commandes, ça nete tirait pas de peine..., ça te faisait manger, deux ou trois mois, et c’étaittoujours à recommencer... Alors, je me suis mise dans mes rêves... Si on luitrouvait une petite place, où il serait comme qui dirait dans ses amours... etqui donnerait le pain et la caboulée,à lui et à la maman... là-dessus, la cour vient à Fontainebleau... Il noustombe chez nous quelqu’un, qui n’était pas de la chenille, un ministres’il vous plaît...,
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ah, de quoi, plus souvent que je me rappelle son nom... Oh !un homme avec un front, comme une porte de grange... Le ministre voulait une décorationde Crescent pour son château... C’est moi qui fais les affaires, tu sais...Lui, Crescent, est empoté, tu le connais, sorti de sa mécanique de peinture,le sabot d’un cochon serait aussi malin que lui... Alors, quand nous avons étéarrangé sur le prix..., ma foi, il avait l’air si bon enfant, ce ministre...,que je lui ai dit que je voulais avoir mes épingles.
Il m’a dit : « Quoi ? » Moi de luiriposter : « je voudrai une petite place dans votre Jardin desPlantes pour quelqu’un... » Sur ce, un tas d’objections, de mauvaisesraisons... J’ai pas bronché, je lui ai collé : « Monseigneur,rien de fait, Crescent ne peindra pas chez vous, seulement grand comme le boutde mon nez, sans que j’ai ma place pour ce pauvre garçon, qui a sa mèresur les bras... » Et Crescent a la lettre de nomination avec toutes lesherbes de Saint-Jean. (Prenant la main d’Anatole, qui réfléchit, la têteabaissée, l’air douloureux). Oh ! Je me mets bien dans ta peau..., va,je me rends compte..., un artiste, je sais ce que c’est..., on tient à son état...quand on s’est fait toute sa vie, des imaginations... Après ça, tu pourraste lever plus matin, et encore travailler à ce que tu aimes... Et puis làdedans, on peint quelquefois quelque chose..., un modèle de poisson... Cetteplace, vois-tu, c’est du pain..., c’est à manger tous les jours..., et lesannées, mon pauvre garçon, commencent à te monter sur la tête... Songe àcela... Puis, vois-tu, les secours sur lesquels tu vis, n’est-ce pas del’argent qui n’est pas gagné, de la charité, de l’aumône, une vilainemonnaie dans la main d’un homme, qui a ses quatre pattes ?
ANATOLE, après quelques minutes de réflexion, se jetantau cou de Mme Crescent, et l’embrassant.
Enfoncé, la gloire !
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Mme Crescent.
Eh bien, qu’est-ce que c’est que ça, une fricassée demuseaux en plein Luxembourg !... Allons, prends la moitié des paquets, eten route pour le Palais-Royal, où nous allons gentiment aller sur nos jambes.
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NEUVIÈME TABLEAU
Une petite salle à manger au poêle de faïence, meubléebourgeoisement, avec, aux murs, quatre photographies sur un papier imitant lebois. _ Au milieu, une table où sont deux couverts.
_D'un côté,un canapé; de l'autre, un buffet. _ Porte au fond.
SCÈNE PREMIÈRE
CORIOLIS, ANATOLE, entrant ensemble.
ANATOLE, s’arrêtant sur le pas de la porte.
Tu l'as voulu, tu l'as voulu..., mais je suis sûr que ce dînerva te causer une foultitude d'embêtements... Je sais que Manette ne me chérit pas, me trouve suprêmementpopulo... Que veux-tu, je ne suis pasà ses yeux un monsieur Garnotelle... Ah! mon ami Coriolis, tu es imprudent,bien imprudent... Tiens, laisse-moi redescendre l'escalier.
CORIOLIS.
Non, non... Je ne suis plus le faiblard de ces jours derniers... En ce monde il y a un terme àtout... Hier je me suis fâché à lui faire peur... Je lui ai signifié que jevoulais recommencer à avoir un ami à dîner, quand il me plairait... et jet'ai nommé.
§144
ANATOLE.
Elle a consenti?
CORIOLIS.
Elle n'a pas soufflé un mot... et, ce matin, je lui aiencore rappelé l'invitation que je t'avais faite, sans qu'il y ait eu, de sapart, une objection ... Je vais la chercher... Deux minutes... et nous revenons.
SCÈNE II
ANATOLE.
ANATOLE.
Oh ouiche, qu'elle viendra... Il n'a pas vu seulement qu'iln'y a que deux couverts de mis. (Il fait le tour de la salle à manger). Pasriche en bibelots, le bazar... le malheureux qui les aimait tant..., un mobilierde dentiste qui travaille dans des mâchoires inférieures.
SCÈNE III
ANATOLE, LE PETIT GARÇON DE CORIOLIS, entrant, comme unchat, et, sans rien dire à Anatole, allant s'appuyer le dos au divan.
ANATOLE.
Tu ne me reconnais pas?
LE PETIT GARÇON DE CORIOLIS.
Si, si..., tu es le monsieur qui faisait les bêtes.
(Le petit garçon se renverse sur le divan, les mains derrièrele dos, avec une grâce maussade, et se met à suivre tous les mouvementsd'Anatole.)
ANATOLE, agacé par l'inspection de l'enfant, à demi-voix.
Ce crapaud-là, envoyé par sa mère, me donne l'envie defaire semblant de mettre un couvert dans ma poche.
SCÈNE IV
ANATOLE, CORIOLIS, LE PETIT GARÇON DE CORIOLIS.
CORIOLIS, l'air de mauvaise humeur.
Nous dînerons nous deux... Manette a la migraine..., elles'est couchée. (S'adressant à son fils qui fait mine de s'en aller). Tu nerestes pas avec nous?
LE PETIT GARÇON DE CORIOLIS.
Non, je m'ennuierais trop avec toi, papa...j'aime mieux dîner à la cuisine.
§145
CORIOLIS.
Oui, va, va, mon fils, te faire rabâcher par ta grand'-mèreses vieux contes judaïques : les repas dont le vin sera celui d'Adam, dont lepoisson sera le Leviathan, avalant, d'un seul coup, une baleine de trois centspieds, dont le rôti sera le taureau Béhémoth, mangeant, tous les jours, lefoin de mille montagnes. (L'enfant sort.)
§146
SCÈNE V
CORIOLIS, ANATOLE, REBECCA, qui pose la soupière sur latable et ressort.
CORIOLIS.
A la soupe vivement... Il me semble que j'ai faim de tevoir, comme autrefois, en face de moi. (il sert le potage et tout en servant).As-tu, mon vieux, dans le moment quelque travail?
ANATOLE.
Foin de la peinture!... Depuis deux mois ma fortune n'estpas faite, mais le pain quotidien de Bibi est assuré... C'est cette bonnemadame Crescent, qui a eu l'imagination de me faire nommer préparateur auJardin des Plantes... On ne pouvait pas me trouver un milieu plus sympathique...Je jouis de l'intimité de l'éléphant... et les singes me traitent comme un frère.
CORIOLIS.
Tu me rappelles Vermillon, et son équitation dansl'atelier sur le dos du petit cochon, que tu avais gagné à la tombola du café de Fleurus.
ANATOLE.
Et moi, sa mort... Mais qu'est-ce que ce pain? ... C'est dubiscuit Robert... Ton médecin t'a ordonné ce pain casse-dents?
CORIOLIS.
Ah! pardon..., c'est du pain azyme, que les femmes d'icimangent pendant la quinzaine de leurs pâques...;on a oublié de prendre denotre pain à nous.
(Rebecca rentre, place sur la table un plat, dessert,ressort.)
§147
ANATOLE.
Tout de même, le logement et le traitement sont arrivésà point pour ma mère.
CORIOLIS.
Mais ta mère avait une petite aisance?
ANATOLE.
Parfaitement... Un temps il y avait quatre lampes Carcel àla maison... Mais maman avait une maladie, c'était de donner à jouer au whistà des chefs de bureau... Tout ce qu'elle gagnait y a passé...puis une perle de banquier a levé le pied avec le quelque chose enviager, qu'elle avait pour ses vieux jours... et un matin de l'année dernière,plus un radis... Donc, je la prends avec moi, et les soirs, où elle avait l'airtrop ennuyé, je lui disais : « Maman, si tu veux, je vais dire au portier età sa femme de monter pour faire ton whist ! »
CORIOLIS.
Ne blague donc pas...on m'a dit que tu t'étais admirablement conduit avec elle.
ANATOLE, comme gêné par l'éloge.
Moi, laisse donc... Le drôle, l'amusant, c'est que laperte de sa fortune ne l'a pas changée, ma mère, elle est restée toujours lamême femme... Donc, le jour où elle emménage chez moi, la voilà avec lesmeubles de sa chambre pour tout potage, et moi avec six francs tout nets pour ledéménagement... Eh bien, sais-tu, ce qui la préoccupait, c'était d'envoyerdes cartes de visite, avec P. P. C., pour prendre congé... Maman, je te le dis(Avec la voix de M. Prudhomme), maman est la victime des convenances sociales.
§148
CORIOLIS.
Ce n’est guère bon ceci ?
ANATOLE.
Ce n’est pas absolument mauvais..., je reconnais lachoucroute..., elle vient, n’est-ce pas de la rue des Rosiers... Quant à laviande, elle a été nécessairement tuée d’après le rite traditionnel de laschechita..., je ne lui en fais pas compliment.
(Rebecca entre pour desservir.)
CORIOLIS.
Il y a un autre plat de viande ?
REBECCA.
Non, monsieur.
CORIOLIS.
C’est un pauvre dîner.
REBECCA. Monsieur, c’est le dîner commandé par madame !
(Rebecca ressort.)
CORIOLIS.
Il y avait justement hier un fricot..., je ne sais pascomment c’était fait, et ce qu’il y avait dedans..., mais c’était délicieux...,figure-toi...
ANATOLE.
Arrête-toi..., tu me rappelles Bardoulat.
CORIOLIS.
Qu’est-ce que c’est que Bardoulat ?
§149
ANATOLE.
Ah ! tu ne connais pas mon histoire avec lui.. ;Eh bien, Bardoulat était maître de cuisine chez le prince Pojarski, et pendantun séjour du prince à Paris, il s’était mis à étudier chez un sculpteurd’animaux, pour les modeler en beurre et en suif..., et ma foi, par amour del’art, avait donné sa démission de cuisinier, et ses économies mangées, setrouvait être mon compagnon de lit, dans un moment, où littéralement, l’unet l’autre, nous n’avions pas de quoi manger. (Rebecca pose une salade surla table et ressort). Eh bien, l’animal passait toutes les soirées, oùnousavions l’estomac à quart rempli, à me parler des cailles du gouvernement deKoursk, des gelinottes d’Arkhangel, des jambes de sanglier de Grodno, dessterlets du Volga, des esturgeons du lac Ladoga, des truites de Gatchina, des carassinsdes environs de Saint-Pétersbourg, des goujons de Moscou..., et cela avec desgestes qui semblaient remuer des choses dans des casseroles... et avec des motsqui sentaient bon... Je l’entends encore, un jour où nous n’avions pas dîné,me mettre l’eau à la bouche, avec un faisanà la Géorgienne... « écoute, me disait-il : tu vides, tutrousses, tu flambes ton faisan..., tu le lardes, tu le mets dans unecasserole..., ovale la casserole..., tu enlèves la pellicule d’une trentainede noix fraîches..., tu écrases dans un tamis deux livres de raisin, et lachair de quatre oranges..., tu ajoutes un verre de malvoisie, et autantd’infusion de thé vert... Eh rien qu’une heure sur le feu !... Oh !dans la compagnie de ce diable d’homme, il me semblait que j’étais unnaufragé dans une île déserte, voyant dans le ciel un ParfaitCuisinier, aux recettes écrites en lettres de feu.
(Rebecca entre, enlève la salade.)
CORIOLIS.
Il y a un entremets, j’espère ?
§150
REBECCA.
Non.
CORIOLIS.
Est-ce que dire « Monsieur », ça vous écorchela bouche ?... C’est impossible, votre soeur ne se sera pas donné lapeine de le faire, cet entremets !
REBECCA.
Puisque j’ai déjà eu l’honneur de dire à monsieur,que c’est tout le dîner commandé par madame.
(Rebecca prend sur le buffet du fromage et une assiette dequatre mendiants qu’elle pose sur la table, et se dispose à s’en aller)
CORIOLIS.
Pourquoi ne restez-vous pas là pour nous servir ?
REBECCA.
Ces messieurs demeurent si longtemps à causer.
CORIOLIS, impérativement.
Restez !
(Rebecca s’assoit sur une chaise.)
ANATOLE.
Dis donc, Coriolis...
CORIOLIS, ne lui répondant pas, et s’adressant àRebecca.
Vous ne pouvez pas rester debout ?
REBECCA.
Alors, comme chez les pâtissiers !... Madame n’ajamais exigé cela de moi.
§151
CORIOLIS, se levant dans un mouvement de colère, uneassiette à la main comme s’il allait la jeter à Rebecca, puis la reposantsur la table.
Vous êtes une insolente... allez nous chercher le café etles liqueurs, que vous nous servirez sur la petite table, près du divan.(Montrant le divan à Anatole). Viens là, nous serons mieux.
(Rebecca sort.)
ANATOLE.
Voyons, que c’est vilain de se mettre en colère, commeça !... Le visage de bonne humeur, que nous avions à mon arrivée, nousne l’aurons donc plus ?... a qui n’arrive-t-il pas d’avoir desdomestiques pas tout à fait polis ?... Cré nom, ça me fait plaisir de meretrouver à la même table, avec toi... Y a-t-il longtemps que nous nousconnaissons !... Hein, est-ce lointain à l’heure présente, l’atelierLaugibout !... Comme ça passe !... Avons-nous bêtifié ensemble... Ah !c’était bon ce temps... Terappelles-tu Zaza, Zaza qui était si drôle..., qui m’appelait Georges... Ceque je donnerais pour y revenir à ces années-là... Hou ! hou !(Voilàsoudain Anatole imitant un gros chien qui aboierait autour de Coriolis, le menaçantde tapes). Tiens, pare celle-ci !... comment trouves-tu celle-là ?(Se jetant sur lui). C’est donc toi..., la voilà la grosse bête !...(le pinçant, le chatouillant). Allons, faisons la risette... Tiens, je suiscontent comme si j’étais décoré !
CORIOLIS.
Que tu es bête, que tu es resté enfant !
(Rebecca, rentrant, apporte la petite table devant ledivan, y pose le café et un carafon d’eau-de-vie, puis commence à desservirla grande table.)
CORIOLIS, qui a goûté le café.
Qu’est-ce que c’est que ce café-là ? ...Pourquoi n’est-il pas fait comme vous le faites tous les jours, comme on lefait en Orient ?
§152
REBECCA, souriant.
Madame a dit que ce n'était pas la peine d'en faire duneuf... que celui-ci était bon.
CORIOLIS.
De l'autre côté de la porte... et vite... Et remerciemonsieur, d'avoir été là.... car, s'il n'y avait pas été, toute cousine quetu es de madame, je t'aurais cassé, pendant le dîner, mon assiette sur lafigure.
(Rebecca se sauve)
SCÈNE VI
CRIOLIS, ANATOLE
CORIOLIS, qui s'est levé et qui marche sur le devant de lascène avec exaltation.
Non, c'est trop fort, c'est trop fort...ça dépasse les bornes... Je m'étais juré de me contenir, mais c'està lasser la patience d'un saint... Tu as entendu la misérable...tu as vu le mépris de sa figure... Hein, quelle tète! avec ses cheveuxqui la font ressembler à la prostituée de l'Apocalypse... Sais-tu ce qu'ellefaisait avant que Manette l'ait fait entrer chez moi? Elle était gardienne defolles à la maison de fous de Mareville... et elle est en relation avec desinfirmiers de Charenton, qui amènent dîner ici les fous, qu'ils sont chargésde promener... La semaine dernière,, il y en a un qui est redevenu fou furieuxà la cuisine... Il a fallu chercher la garde... On m'amène des fous chez moi.(Prenant le bras d'Anatole). Et tu veux, tu veux, que je continue à supportercela?
§153
ANATOLE.
Mon pauvre ami, je ne veux rien.
CORIOLIS.
Pardon, c'est moi qui deviens fou! (continuant à parleravec une exaltation qui, à mesure qu'il parle, touche à la folie). Une vraiejuiverie, la maison maintenant... Non, tu n'as pas idée... c'est le sabbat chez moi, le sabbat!... Tu connais unecousine, eh bien, il y en a une autre, qui est peut-être encore plus mauvaiseque celle-là... Et de deux... Mais encore, il y a la maman, au serre-tête noirde veuve israélite sur sa figure orange... et qui fait tourner les sauces enmarmottant dessus de l'hébreu... Puis, tous les jours, j'ai dans les jambes, àtravers les escaliers, un jeune scrofuleux, aux cheveux d'astrakan, portanttoujours un petit paquet, enveloppé dans un mouchoir de couleur... Ça, c'estle frère... et un tas d'autres montant à la dérobée dans la maison, ainsique cette parente, je ne sais à quel degré, qui travaille dans une synagogue :une brodeuse de sépharim... Tiens, jesais de leurs mots à présent... Horrible, celle-là... Non, il y a des heures,où il me semble que ma vie n'est pas de la vie du plein jour, mais est unmauvais rêve, un cauchemar de la nuit... Ah! je suis puni d'avoir aiméRembrandt, mon intérieur grouille de ses fonds d'eaux-fortes... Oh! dans lenoir de la cuisine, ces têtes pointues, ces yeux louches, ces lippesd'industriels de trottoirs, de ces Juifs d'Alsace, les coreligionnaires deManette, qui ont des houppelandes vertes aux boutons en acier bleu, et quiportent des bâtons avec une poignée de laine rouge et de laiton..., venants'asseoir, comme ils disent, sous la lampe..., qui est la mienne... Mon cher,les sales fricots qu'ils cuisinent, des fricots comme ceux
§154
qu'ils font pour leurs noces de là-bas, des fricots, oùils mettent des mèches de bonnets de coton. (il se rassoit près d'Anatole).Tout cela n'est rien...c'est desentir qu'au milieu de ce bas et vilain monde, Manette se refait, de jour enjour, plus Juive... et, j'en ai peur, (Il s'arrête un moment, comme sous lecoup d'une terreur), c'est de percevoir chez ma maîtresse, entends-tu, la hainede notre race... et sa satisfaction de tenir un chrétien sous son talon debottine.
ANATOLE, se versant un verre d'eau-de-vie.
Pauvre ami !
CORIOLIS, s’apercevant que le carafon ne contient plusque quelques gouttes, sonne.
Attends, on va apporter un autre carafon. (A Rebecca,passant la tête par la porte entr'ouverte). De l'eau-de-vie !
IL n'y en a plus.
CORIOLIS.
Cré nom de Dieu!... Rebecca, mon chapeau, je vais aller enchercher, Moi! (La tête de Rebecea disparaît).
ANATOLE.
Tu plaisantes... Par saint Youtre! j'en ai déjà tropbu... Hélas! c'est une habitude chez moi, quand j'entends des chosesdouloureuses qui me font de la peine... Mais, si ça continue, ma présence, cesoir, pourrait amener des malheurs ... Je m'en vais. (A Coriolis, affalé sur ledivan et passant deux ou trois fois les doigts sur ses paupières). Tu pleures,mon Vieux! (il lui serre les mains.)
CORIOLIS.
Non...mais nem'abandonne pas tout à fait..., tu vois
§155
où j'en suis... tu es le seul ami qui me reste..., prendspitié de moi ... Au revoir, hein?
ANATOLE qui a pris son chapeau.
Au revoir, ici..., oui, mais quand la patronne de l'endroitsera une catholique!
[1] Ainsi que Germinie Lacerteux, j’imprime la pièce de Manette Salomon telle que je l’ai conçue, que je l’ai écrite.
[2] Je voyais ce qu’en langue littéraire on appelle un clou en ce reflet-fantôme d’une académie de femme dans une glace ; mais mon idée n’a pas été acceptée.
[3] Porel m’a demandé la suppression de ce tableau, se basant sur la place qu’il demande et le peu de la profondeur de la scène du Vaudeville, et sur l’arrêt qu’il amènerait dans le jeu de la pièce. Je la subis cette suppression, mais je proteste à l’encontre du directeur et de l’ami, parce que cette suppression, retranche le morceau sur le prix de Rome, qui, dans cette pièce s’élevant au-dessus du vaudeville courant, fait un trou dans le sérieux et la hauteur de cette représentation du monde de l’art, tentée par moi au théâtre ; parce que ce tableau donnait la portraiture morale de l’esthète toqué, qui s’appelle Chassagnol ; parce qu’elle montrait les colères de l’amour de Coriolis ; parce qu’enfin, elle dévoilait le passionné créole, dans le couplet poétique de la fin, sur le chuchotement d’amour, susurrantpar cette nuit presque d’Orient, en l’ombre de toutes les berges de la Seine.
Bibliographie de la La Patrie en Danger
La presse
Gustave GEFFROY, Notes d'un Journaliste: vie, littérature, théâtre, Paris, Charpentier, 1887, 442 p. Gallica: http://gallica2.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k840446 pp. 370-374
WILLY, "Soirée parisienne : La Patrie en Danger", La Paix, 21 mars 1889
FRIMOUSSE (alias Raoul Toché), Le Gaulois, 20 mars 1889 : parle avec beaucoup d’humour satirique d’une « mise en scène à la catonade »
PESSARD, Le Gaulois, 22 mars 1889.Pessard, dans le Gaulois du 23 mars annonce « M. Derenbourg renonce définitivement à poursuivre plus longtemps les représentations de la Patrie en Danger. Le drame patriotique des frères de Goncourt sera joué demain dimanche, en matinée et pour la dernière fois. »
SARCEY, Le feuilleton, Le Temps, 25 mars 1889 disponible sur Gallica, peu lisible, Le temps Paris, 1861-1942:
Jules LEMAÎTRE, feuilleton, Journal des débats, 25 mars, 1889, disponible sur Gallica, peu lisible: (Journal des débats politiques et littéraires, 1814-181
La Vie parisienne, le 23 mars 1889
NOZIERE, « scènes et coulisses – lettre et arts – Propos de théâtre : La Patrie en Danger », Le Figaro, 22 mars 1918
Henri de la POMMERAYE, Paris, 21 mars 1889
François de NION, La Revue indépendante, avril 1889, pp. 147-155
Les articles et les ouvrages :
André ANTOINE Le Théâtre, Paris, Les éditions de France, 1932, p. 232
Jean AJALBERT, « Postface », in Edmond et Jules de Goncourt, Théâtre, édition définitive publiée sous la direction de l’Académie Goncourt, Flammarion-Fasquelle, 1930, pp. 309-310
Billy André, Les Frères Goncourt et la vie littéraire sous le second Empire pendant la seconde moitié du XIXème siècle, Flammarion, 1954, pp 191-192 et pp. 384-386 (circonstances de la genèse et de l’édition de la Patrie
Pour comprendre la Patrie
Textes des Goncourt :
Histoire de la Société française pendant la Révolution
La Femme au dix-huitième siècle
Autres textes :
SABOUL, Albert, Dictionnaire historique de la Révolution française, Paris, PUF, 1989, 1132p. [pp.825-826 : article La Patrie en danger ? et Lèse-nation(voir photocopie)]
GUENIFFEY, Patrice, La Politique de la terreur, essai sur la violence révolutionnaire 1789-1794, Paris, Fayard, 2000, 376 p. [ chapitre 2 : de l’adversaire à l’ennemi pp. 65-68 ; chapitre 4 : Les comités de recherche pp. 81-93 et le crime de lèse-nation, pp. 93-98 ; chapitre 10 : « Punir les ennemis du peuple » pp. 294-301