
Henriette Maréchal
mars 3, 2025Résumé
La Patrie en Danger est un drame historique. L'action va de 1789 à 1793, et nous montre dans des scènes rapides, très concentrées et très synthétiques, les diverses formes prises par la lutte entre Français. Le passé est représenté par la famille des Valjuzon: - la chanoinesse de Vajuzon, une inflexible faisant de son monarchisme un acte de foi, irrémédiablement fermée à toutes les idées en contradiction avec les chartes royales et les parchemins seigneuriaux, - le comte de Valjuzon, en lequel s'incarnent l'esprit et la joie de vivre des gentilshommes sceptiques du dix-huitième siècle, - Blanche de Valjuzon, une jeune fille, jouet des évènements, brisée par eux, sans avoir pu faire entendre, au-dessus de la tempête qui emporte tout, la voix d'amanteet de femme qui chante en elle, dans le plus profond de son cœur. En face de ce groupe, deux républicains: Perrin, le jeune chef d'armée né du péril national, et Bousssanel, l'ancien prêtre devenu le révolutionnaire inflexible. Perrin et Boussanel ont été, le premier recueilli et élevé par l famille de Valjuzon, le second professeur du comte comme le Cimourdain de Hugo a été professeur chez Lantenac. Il y a d'ailleurs plus d'un rapport entre Boussanel et Cimourdain, entre la Patrie en Danger et Quatre-vingt-treize. Même humanité, même vue d'ensemble. Mais le deame des Goncourt était imprimé avant le roman de Victor Hugo.
Les deux premiers actes de la Patrie en Danger se passent à Paris, l'un le 14 juillet 1789, l'autre dans la nuit du 9 au 10 août 1792; le troisième acte se passe à Verdun; le quatrième, dans un village près de Lyon, à la fin de l'insurrection lyonnaise; le cinquième à Paris dans le préau de Port-Libre. A travers tout cela, les personnages vont à des buts opposés, s'exaltant de plus en plus dans la lutte, se trouvant face à face aux moments décisifs. Perrin sauve les Valjuzon au 10 aout, les retrouve à Verdun poussant à la capitulation, les rencontre de nouveau à Lyon, puis dans un préau de prison; ils sont tirés de là le même jour, tous les Vajuzon, Perrin, Boussanel, les conspirateurs royalistes, les révolutionnaires suspectés, et marchant ensemble à la guillotine. A ce moment là seulement, Blanche parle et avoue son amour à Perrin. Tel est l'ossature, trop simplifié, de la Patrie en Danger.
ACTE=1
Le salon d'un hôtel de la rue de la Chaise, à panneaux blancs à sculptures dorées. Meuble Louis XV en tapisserie de Beauvais. Grande porte an fond. Petites portes à droite et à gauche.
SCÈNE=1
LE COMTE, LA CHANOINESSE, MARGAT.
(Au lever du rideau, la chanoinesse est assise dans une bergère au bras de laquelle est pendu un grand sac de taffetas. Le comte, assis sur un fauteuil, lui lit la Gazette de France. Margat range dans le salon.)
LE COMTE, lisant.
« De Versailles, le 14 juillet... le commandeur d'Estourmel, procureur de l'ordre de Malte et chargé par intérim des affaires de l'ambassade de cet ordre, a le 8 de ce mois présenté au Roi les faucons que le grand maître est dans l'usage d'envoyer annuellement à Sa Majesté. Ce présent a été reçu par le chevalier de Forget, commandant du vol du cabinet. »
LA CHANOINESSE.
Pardon, Comte... Margat, le tailleur est‑il venu ? les marchandes ont‑elles apporté les fleurs, les dentelles? les couturières sont‑elles là, dans le chauffoir , à travailler?
<page=158>
MARGAT.
Je vais voir, madame la comtesse... (Elle sort)
LA CHANOINESSE.
Continuez, mon frère.
LE COMTE.
« Le marquis de Murat et le Comte d'Andelange...
LA CHANOINESSE.
D' Andelange ?... ah ! des souvenirs, des souvenirs d'un vieux temps... Sa sœur a été reçue en même temps que votre servante au chapitre noble d' Alix... Elle avait ses huit degrés de noblesse paternelle sans anoblissement connu, et ses trois degrés de noblesse maternelle, enfin, le convenable... mais par ces temps _ ci, C'est presque quelque chose qui marque et les comtes de Lyon ne trouvent plus tous les jours aussi bien...
Je me rappelle encore, comme si j'y étais, le chœur de l' église du chapitre, nous, tout en blanc, les dames en grande toilette, avec des robes de soie noire sur leurs paniers et leurs manteaux d' hermine, le grand prieur presque aveugle, qui, pour me couper une mèche de cheveux, me coupa presque un bout d' oreille._ Et quel beau gonflement ce fut dans toutes nos petites personnes, quand on nous attacha sur la poitrine cette croix – là ! (Elle touche une croix qu' elle porte à l' épaule.) La croix d'or émaillée à huit pointes, et que nous nous entendîmes,
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petites bamboches de sept ans, appeler madame la comtesse !... Françoise d' Andelange a prononcé les vœux ! mon frère, sans vous, sans ma nièce, j' aurais fait comme elle... Et qu'est-il advenu, s' il vous plaît, à ces messieurs de Murat et d' Andelange ?
LE COMTE.
Ils ont eu le 3 de ce mois l' honneur de monter dans les voitures de Sa Majesté et de suivre le Roi à la chasse.
LA CHANOINESSE.
Il me semble qu' il y a longtemps que l' on a vu votre visage à Versailles ?
LE COMTE.
Il y a quinze jours ma sœur. (Continuant à lire.) « Leurs Majestés et la famille Royale ont signé le 5 le contrat de mariage du Comte Pierre d'Astorg avec demoiselle Cossier... »
LA CHANOINESSE.
Peuh ! un contrat où la demoiselle s'appelle ça, le Roi signe ça... Rien d' autre de Versailles, mon frère ?
LE COMTE.
« Le marquis de Favras a eu l'honneur de présenter au roi un ouvrage intitulé : le Déficit des finances de la France vaincue... »
LA CHANOINESSE.
Ah ! si nous en sommes là à présent! un marquis se mêlant de gribouiller du papier! Tous les
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gens de naissance ont à l'heure qu'il est une démangeaison d'écrivailler, de chiffrailler... Des vers , encore passe... Mais écrire finances! c'est affaire, de petit commis de banque, cela, et bon pour M. Necker. Je ne sais vraiment plus où nous en sommes... Tenez, ce temps _ ci me fait l'effet d' un mardi‑gras!... Des mœurs!... des modes!... Les grandes dames qui se déguisent en laitières... et les seigneurs qui se mettent comme leurs cochers!... Qu'auraient dit nos pères, je vous demande, s'ils avaient vu faire la cour au Roi en bottes ?... en bottes! j' attends un déluge, moi!
LE COMTE.
Eh! ma sœur, Louis XIV est mort... tout change... et nous changeons nous‑mêmes. Regrettez _ vous le vertugadin ? Bast! le linon est charmant... Croyez_ moi, laissons le monde aller son petit bonhomme de chemin, et quand il serait d' aventure un peu plus fou aujourd'hui qu'hier, mon Dieu!
LA CHANOINESSE.
Ah! vous d'abord, vous trouvez toujours tout au parfait, et pour le mieux. Vous avez une philosophie...
LE COMTE.
Vous voulez gronder, ce matin , ma bonne sœur? Je suis sûr qu' hier à vêpres, aux Petits-Pères, le père Anselme vous aura fait un tableau des vices du siècle, si noir...
LA CHANOINESSE.
Prenez garde, mon frère, il y a des plaisanteries mal élevées.
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Pardon ... (un silence.)
LA CHANOINESSE.
Je vous apprendrai que j'ai reçu de notre régisseur de Valjuzon des nouvelles de là-bas...
LE COMTE.
Ah!
LA CHANOINESSE.
Mauvaises, tout à fait mauvaises... Il m'écrit que notre présence serait nécessaire au château.
LE COMTE.
Eh bien, ma sœur, pourquoi n'iriez _ vous pas?
LA CHANOINESSE.
Merci, belle corvée !
LE COMTE .
Mais vous savez que je n'entends rien à ces affaires‑là. Je donnerais une terre pour ne pas compter avec mon intendant. Ah! j' irais vous retrouver.
LA CHANOINESSE.
Oui, comme les autres fois. Je reçois toutes les semaines de vous un billet d'arrivée, mais c'est tout ce que j'ai jamais eu l' honneur d'y avoir de votre compagnie. Savez _ vous, mon frère, que c'est à périr, ces grands champs, ces grands bois, cette terre qui n'en finit pas, et où passe, avec les vaches, ce vilain prochain de rustres et de pécores ?...
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LE COMTE.
Oh ! je sais que vous n'avez jamais été très _ bergère, ma sœur...
LA CHANOINESSE.
et par là-dessus un curé qui se mêle de donner dans les idées nouvelles, et qui vous encense comme pour la grâce de Dieu.
LE COMTE.
Ah ! au fait, il paraît qu'il y a du bruit dans Paris... mon valet de chambre, en me rasant, m'a parlé de rassemblement dans le Faubourg Saint-Antoine.
LA CHANOINESSE.
Propos de laquais !... Si vous écoutez les balivernes... un peu de populace qui se promène ! Eh bien, quoi ? est-ce qu' il y a à s' occuper de cela ?... Le peuple ?... le peuple... oh ! leur grand mot... parlons sérieux... Maître Lepot d'Auteuil, notre notaire, est venu m'entretenir ce matin d' une conciliation, vous savez, pour le procès que nous avons, depuis 1737, avec les Montverdin, pour nos droits sur ce chemin, qui sépare la Grande Combe des Petits Lignages... (Margat rentre.)
LE COMTE.
Le chemin n' est pas grand' chose, autant qu'il m'en souvient...
LA CHANOINESSE.
Pas grand'chose ! Et notre droit, monsieur le comte ? un droit de vos pères et des miens, un droit conféré à votre aïeul Thibaut par une charte de 1401...
<page=163>
LE COMTE.
Ce que vous ferez, ma sœur, sera bien fait.
LA CHANOINESSE.
Vraiment, oui, je le crois... tenez, voilà Margat qui tracasse... Je suis sûr que c' est pour vous dire qu' il est l' heure d' aller chercher la petite.
LE COMTE.
Deux heures ! c' est, ma foi, vrai, cette pauvre enfant ! elle doit compter les minutes. (Il prend son chapeau et se rapproche de sa sœur pendant que Magrat sort.)
Et c' est tout à fait décidé ?
LA CHANOINESSE.
Quoi donc ?
LE COMTE.
Eh bien... Ce mariage... ?
LA CHANOINESSE.
Ce mariage ?... vous me demandez cela sérieusement... aujourd' hui quand tout est arrangé entre les deux familles ?... Allez... allez donc...
SCÈNE=2
LA CHANOINESSE seule.
Sans moi, mon brave frère aurait des sentiments d’un bourgeois du Marais... Chez nous autres, entendez _ vous, monsieur mon frère, on ne se marie pas pour faire des tourtereaux.
Notre nièce doit avoir des enfants pour continuer notre sang... et je
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saurais bien obtenir la substitution de notre nom et de nos armes sur la tête de son premier-né. La chère enfant a été élevée dans des idées religieuses... Si son mari ne la fait pas heureuse, il lui restera toujours Dieu...
SCÈNE=3
LA CHANOINESSE, MARGAT, rentrant.
LA CHANOINESSE.
Qu’est-ce encore, Margat ?... vous êtes tourmentante aujourd’hui, ma fille.
MARGAT.
Madame, c’est l’ancien précepteur de monsieur le comte, à qui on refuse la porte... Il fait demander à madame la comtesse si madame la comtesse veut lui faire l’honneur de le recevoir.
LA CHANOINESSE.
Ah ! Boussanel… cet original… Bah ! lui ici ?… Certainement, fais entrer…
(Margat sort.)
SCÈNE=4
LA CHANOINESSE, BOUSSANEL.
BOUSSANEL, saluant.
Madame la comtesse !
<page=165>
LA CHANOINESSE.
Bonjour, père Boussanel, bonjour... Comment ! c’est vous, à Paris, sur le pavé de notre grande ville ? vous l’homme des champs ? Asseyez _ vous donc, Boussanel. Ah ! çà, quel intérêt... ? qu’est-ce qui peut vous amener dans notre Babylone et vous faire promener vos boucles de cuivre sur nos boulevards ?
BOUSSANEL.
Une curiosité bien naturelle, madame la comtesse ; je viens comme tant d' autres, pour voir.
LA CHANOINESSE.
Et ça vous a pris à votre âge, cette curiosité-là ? Enfin ! Mais vraiment je suis bien aise de vous voir. Et dites_ moi, je n' ai pas rêvé çà, n' est-ce pas ? vous avez quitté votre place de régent de philosophie au collège de Lyon que mon frère vous avait fait avoir ?
BOUSSANEL.
Depuis cinq ans, Madame, c' est vrai.
LA CHANOINESSE.
Et vous vous êtes mis à vivre, à ce qu' il paraît, dans une cabane, une hutte de bûcheron à la lisière des bois ?...
BOUSSANEL.
Entre le Lyonnais et l' Auvergne...
LA CHANOINESSE.
Tout seul... en vrai sauvage, à savantiser, à cuisiner, je ne sais quoi... Tenez, ne m'a _ t _ on pas
<page=166>
écrit de là-bas qu'on vous regardait un peu comme un sorcier ?
BOUSSANEL.
Oh ! d'innocentes expériences de chimie...
LA CHANOINESSE.
Je pense bien. Oh ! je sais qui vous avez été. Je vous ai connu un grand chrétien, monsieur Boussanel, vous aviez une religion d' une ardeur !
BOUSSANEL.
Oui, oui... Il y a toujours eu en moi une exaltation, une frénésie de conviction... Tout ce que j'ai cru et tout ce que j' ai aimé dans la vie m' a toujours dévoré le cœur : la foi... puis la science...
LA CHANOINESSE.
Oh ! vous n' étiez pas de ceux qui peignent la damnation en miniature et les flammes du péché en rose ! Ah ! monsieur le petit-collet, car vous le portiez alors, vous ne ressembliez guère à nos abbés du jour. Sac à papier ! je me rappelle encore à propos de je ne sais quelle algarade de votre élève, un sermon sur l' enfer. J' en ai attrapé un morceau par la porte, j' ai été trois nuits sans en dormir... Et que vous a semblé Paris, monsieur Boussanel ?
BOUSSANEL.
Une bien grande ville, madame la comtesse : la capitale de l' humanité.
LA CHANOINESSE.
Vous préférez, je parie votre cahute ?
<page=167>
BOUSSANEL.
Madame, je m'y trouve libre, content, satisfait; à ma tanière de charbonnier, à mes bois, Madame, dois les meilleures années de ma vie, ma philosophie, ma solitude, le renouvellement de tout moi même. Ah ! Madame, le beau ciel de lit que la tête des arbres ! Une maison de fagots, si vous saviez comme cela laisse bien passer et venir à vous le souffle et le vent du vrai Dieu, du Père Eternel de tout ! (S'animant. ) Mais rien qu' à marcher dans la campagne, an soleil, ou sous des feuilles, on se mêle à la bonté des choses, on devient meilleur et plus aimant. Souvent j'allais de ma forêt au sentier de la montagne, je montais, je montais, les nuages étaient sous moi, l'air se faisait plus pur, le ciel devenait de plus en plus du ciel... Il me semblait que sous mes pieds les horizons de la terre s'effaçaient avec ses misères. Et quand j'étais tout en haut, me couchant sur une cime, suspendu dans l' infini, le pouls pressé, tout mon sang comme soulevé par la légèreté de l' air, presque envolé de moi-même, je restais, des heures que je n' entendais plus, le regard perdu, l' âme noyée, pleurant les mêmes larmes que pleurait saint Augustin... oh! des larmes délicieuses à pleurer!
LA CHANOINESSE.
En vérité ?
BOUSSANEL.
Puis je redescendais, je revenais avec des pleines brassées d' herbes et de fleurs qui poussent toutes seules, de ces bouquets que
<page=168>
font les champs; j'en emplissais ma cabane, elles m'embaumaient et me suffoquaient, et peu à peu j'éprouvais une sorte d'asphyxie, divine qui me montait à la tête, m'étourdissait le cœur et l' emportait à Dieu, comme dans l'encens fumant de la terre!
LA CHANOINESSE, avec ironie.
Bah! vous vous évaporiez, monsieur Boussanel? Voyez _ vous çà!...
BOUSSANEL, s'exaltant.
Oh! la nature ! vous ne vous y êtes jamais perdus, vous les grands, les riches, les heureux! Vous ne connaissez pas cette douceur de vous laisser couler dans cette grande vie de paix, de sève et de fraîcheur , d' y frissonner, d' y palpiter... vous ignorez ce monde de sentiments nouveaux, cet abîme de délices pour l' homme sensible et qui l' émeut jusqu' au fond; le ciel, la terre, l' eau, la plante, l'oiseau, ce que Rousseau pourtant vous a montré, ce qu' il a révélé de votre vieux siècle consumé d' ennuie et de sécheresse!
LA CHANOINESSE.
Ah ! si vous me parlez de votre Rousseau ! un fou !... qu' on aurait dû brûler avec ses livres !
BOUSSANEL.
Madame la comtesse !
LA CHANOINESSE.
Oui, Monsieur. Encore un qui vivait comme vous, comme un loup.
<page=169>
BOUSSANEL.
C' est peut-être le seul moyen d' aimer les hommes, Madame. Dans mon trou, je pensais à eux et je vivais pour eux. Les livres, les sciences, les systèmes, je feuilletais, je creusais tout pour y chercher du bonheur pour les autres. Je me figurais une société d' hommes simples, sages, heureux, frères... Et parfois dans mes rêves, en écoutant, il me semblait entendre le présent trembler et un avenir meilleur de tous les hommes remuer dans ces années-ci...
LA CHANOINESSE.
Bon ! des prophéties maintenant, Boussanel ! je ne vous reconnais plus...
BOUSSANEL.
Mais, madame la comtesse, est-ce que vous ne voyez pas des signes ? est-ce que vous ne sentez pas que de nouveaux temps sont proches ? est-ce qu' il n' y a pas pour vous un vaste roulement dans l' air ? est-ce que vous ne voyez pas de grandes choses qui viennent ? Le genre humain n' avait que des jambes et des bras ; il lui pousse une tête, madame la comtesse !…
LA CHANOINESSE.
Ah ! c' est pour ces états généraux que vous dites cela ? Peuh ! un détachement de gardes-françaises aura raison de toute cette robinaille... Tenez, monsieur Boussanel, je suis sûre que vous avez des insomnies, des battements d' artères, des feux dans la tête...
<page=170>
BOUSSANEL.
C’est vrai, quelquefois, madame la comtesse.
LA CHANOINESSE.
Eh bien, faites mon ordonnance, et vous vous en trouverez bien.
BOUSSANEL.
C’est… ?
LA CHANOINESSE.
D’avaler deux grandes verrées d’eau fraîche tous les matins, d’entendre la messe et de vous faire ouvrir la veine tous les mois…
BOUSSANEL.
Grand merci, madame la comtesse… Et monsieur le comte ?
LA CHANOINESSE.
Vous allez le voir. Eh ! tenez… (on entend rentrer une voiture.) c’est sans doute lui, vous voir aussi ma nièce, vous savez bien, Blanche, cette poupée d’enfant que vous avez vu si petite.
SCÈNE=4
LA CHANOINESSE, BOUSSANEL.
BOUSSANEL, saluant.
Madame la comtesse !
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LA CHANOINESSE.
Bonjour, père Boussanel, bonjour... Comment ! c’est vous, à Paris, sur le pavé de notre grande ville ? vous l’homme des champs ? Asseyez _ vous donc, Boussanel. Ah ! çà, quel intérêt... ? qu’est-ce qui peut vous amener dans notre Babylone et vous faire promener vos boucles de cuivre sur nos boulevards ?
BOUSSANEL.
Une curiosité bien naturelle, madame la comtesse ; je viens comme tant d' autres, pour voir.
LA CHANOINESSE.
Et ça vous a pris à votre âge, cette curiosité-là ? Enfin ! Mais vraiment je suis bien aise de vous voir. Et dites_ moi, je n' ai pas rêvé çà, n' est-ce pas ? vous avez quitté votre place de régent de philosophie au collège de Lyon que mon frère vous avait fait avoir ?
BOUSSANEL.
Depuis cinq ans, Madame, c' est vrai.
LA CHANOINESSE.
Et vous vous êtes mis à vivre, à ce qu' il paraît, dans une cabane, une hutte de bûcheron à la lisière des bois ?...
BOUSSANEL.
Entre le Lyonnais et l' Auvergne...
LA CHANOINESSE.
Tout seul... en vrai sauvage, à savantiser, à cuisiner, je ne sais quoi... Tenez, ne m'a _ t _ on pas
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écrit de là-bas qu'on vous regardait un peu comme un sorcier ?
BOUSSANEL.
Oh ! d'innocentes expériences de chimie...
LA CHANOINESSE.
Je pense bien. Oh ! je sais qui vous avez été. Je vous ai connu un grand chrétien, monsieur Boussanel, vous aviez une religion d' une ardeur !
BOUSSANEL.
Oui, oui... Il y a toujours eu en moi une exaltation, une frénésie de conviction... Tout ce que j'ai cru et tout ce que j' ai aimé dans la vie m' a toujours dévoré le cœur : la foi... puis la science...
LA CHANOINESSE.
Oh ! vous n' étiez pas de ceux qui peignent la damnation en miniature et les flammes du péché en rose ! Ah ! monsieur le petit-collet, car vous le portiez alors, vous ne ressembliez guère à nos abbés du jour. Sac à papier ! je me rappelle encore à propos de je ne sais quelle algarade de votre élève, un sermon sur l' enfer. J' en ai attrapé un morceau par la porte, j' ai été trois nuits sans en dormir... Et que vous a semblé Paris, monsieur Boussanel ?
BOUSSANEL.
Une bien grande ville, madame la comtesse : la capitale de l' humanité.
LA CHANOINESSE.
Vous préférez, je parie votre cahute ?
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BOUSSANEL.
Madame, je m'y trouve libre, content, satisfait; à ma tanière de charbonnier, à mes bois, Madame, dois les meilleures années de ma vie, ma philosophie, ma solitude, le renouvellement de tout moi même. Ah ! Madame, le beau ciel de lit que la tête des arbres ! Une maison de fagots, si vous saviez comme cela laisse bien passer et venir à vous le souffle et le vent du vrai Dieu, du Père Eternel de tout ! (S'animant. ) Mais rien qu' à marcher dans la campagne, an soleil, ou sous des feuilles, on se mêle à la bonté des choses, on devient meilleur et plus aimant. Souvent j'allais de ma forêt au sentier de la montagne, je montais, je montais, les nuages étaient sous moi, l'air se faisait plus pur, le ciel devenait de plus en plus du ciel... Il me semblait que sous mes pieds les horizons de la terre s'effaçaient avec ses misères. Et quand j'étais tout en haut, me couchant sur une cime, suspendu dans l' infini, le pouls pressé, tout mon sang comme soulevé par la légèreté de l' air, presque envolé de moi-même, je restais, des heures que je n' entendais plus, le regard perdu, l' âme noyée, pleurant les mêmes larmes que pleurait saint Augustin... oh! des larmes délicieuses à pleurer!
LA CHANOINESSE.
En vérité ?
BOUSSANEL.
Puis je redescendais, je revenais avec des pleines brassées d' herbes et de fleurs qui poussent toutes seules, de ces bouquets que
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font les champs; j'en emplissais ma cabane, elles m'embaumaient et me suffoquaient, et peu à peu j'éprouvais une sorte d'asphyxie, divine qui me montait à la tête, m'étourdissait le cœur et l' emportait à Dieu, comme dans l'encens fumant de la terre!
LA CHANOINESSE, avec ironie.
Bah! vous vous évaporiez, monsieur Boussanel? Voyez _ vous çà!...
BOUSSANEL, s'exaltant.
Oh! la nature ! vous ne vous y êtes jamais perdus, vous les grands, les riches, les heureux! Vous ne connaissez pas cette douceur de vous laisser couler dans cette grande vie de paix, de sève et de fraîcheur , d' y frissonner, d' y palpiter... vous ignorez ce monde de sentiments nouveaux, cet abîme de délices pour l' homme sensible et qui l' émeut jusqu' au fond; le ciel, la terre, l' eau, la plante, l'oiseau, ce que Rousseau pourtant vous a montré, ce qu' il a révélé de votre vieux siècle consumé d' ennuie et de sécheresse!
LA CHANOINESSE.
Ah ! si vous me parlez de votre Rousseau ! un fou !... qu' on aurait dû brûler avec ses livres !
BOUSSANEL.
Madame la comtesse !
LA CHANOINESSE.
Oui, Monsieur. Encore un qui vivait comme vous, comme un loup.
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BOUSSANEL.
C' est peut-être le seul moyen d' aimer les hommes, Madame. Dans mon trou, je pensais à eux et je vivais pour eux. Les livres, les sciences, les systèmes, je feuilletais, je creusais tout pour y chercher du bonheur pour les autres. Je me figurais une société d' hommes simples, sages, heureux, frères... Et parfois dans mes rêves, en écoutant, il me semblait entendre le présent trembler et un avenir meilleur de tous les hommes remuer dans ces années-ci...
LA CHANOINESSE.
Bon ! des prophéties maintenant, Boussanel ! je ne vous reconnais plus...
BOUSSANEL.
Mais, madame la comtesse, est-ce que vous ne voyez pas des signes ? est-ce que vous ne sentez pas que de nouveaux temps sont proches ? est-ce qu' il n' y a pas pour vous un vaste roulement dans l' air ? est-ce que vous ne voyez pas de grandes choses qui viennent ? Le genre humain n' avait que des jambes et des bras ; il lui pousse une tête, madame la comtesse !…
LA CHANOINESSE.
Ah ! c' est pour ces états généraux que vous dites cela ? Peuh ! un détachement de gardes-françaises aura raison de toute cette robinaille... Tenez, monsieur Boussanel, je suis sûre que vous avez des insomnies, des battements d' artères, des feux dans la tête...
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BOUSSANEL.
C’est vrai, quelquefois, madame la comtesse.
LA CHANOINESSE.
Eh bien, faites mon ordonnance, et vous vous en trouverez bien.
BOUSSANEL.
C’est… ?
LA CHANOINESSE.
D’avaler deux grandes verrées d’eau fraîche tous les matins, d’entendre la messe et de vous faire ouvrir la veine tous les mois…
BOUSSANEL.
Grand merci, madame la comtesse… Et monsieur le comte ?
LA CHANOINESSE.
Vous allez le voir. Eh ! tenez… (on entend rentrer une voiture.) c’est sans doute lui, vous voir aussi ma nièce, vous savez bien, Blanche, cette poupée d’enfant que vous avez vu si petite.
SCÈNE=5
LA CHANOINESSE, BOUSSANEL, LE COMTE entrant avec BLANCHE sous le bras. Blanche va se jeter dans les bras de sa tante.
LE COMTE.
Victoire ! la voilà ! la voilà ! c’est nous.
<page=171>
LA CHANOINESSE.
Eh ! petite folle ! vous allez déranger mon rouge.
(elle lui donne à embrasser le dessous de son menton.)
LE COMTE, tendant la main à Boussanel.
Boussanel, mon vieux maître, touchez là, père La Férule. Que de souvenirs ! mon catéchisme, Virgile, les histoires de La Ragois, tout ce que j’ai oublié ! Ah ! vous n’avez pas fait de moi un grand clerc ! (Désignant Blanche.) Et comment la trouvez _ vous ?
BOUSSANEL.
Mademoiselle est charmante.
LE COMTE.
Charmante ?... dites donc incomparablement belle, divine ma Hébé, n’est-ce pas ? dans un tableau de Nattier, versant d’une aiguière d’or l’ambroisie à Jup... au diable les comparaisons !
LA CHANOINESSE.
Mais vous avez été bien long, mon frère ?
LE COMTE.
Bien long ? je crois bien, il m’a fallu enlever l’enfant ! Ah ! vous ne savez pas ce que c’est... Tout le couvent de la Présentation sens dessus dessous... les petites, les grandes, les moyennes... On la retenait par la robe... on l’accrochait par le bras... la supérieure, les sœurs, la tourière, et sœur Sainte-Agathe par-ci, et sœur Sainte-Sophie par-là ! _ « Pense à moi, tu m’écriras ? » _ Et de s’embrasser, et de pleurer ! « Ne m’oublie pas !... Tiens, voilà une image !... N’est-ce pas, tu reviendras ? »
<page=172>
_ Et patati et patata ! Des commissions, des recommandations, des petits paquets, des petits papiers, de petites paroles de sucre... Ça n’en finissait pas !... Figurez _ vous une volière où on aurait pris un oiseau ; des cris !... Moi j’étais là devant comme un saint Jean de cire... Mon Dieu ! qu’un homme est donc sot devant un troupeau de petits anges qui font un sabbat pareil !... Par exemple, je ne sais pas comment, après avoir été becquetée comme ça, tu peux encore avoir des joues... (Il l’embrasse). Allons, avoue que tu n’es pas trop fâchée d’être ici ?
BLANCHE.
Oh ! non certainement, mon bon oncle.
LA CHANOINESSE.
Comme vous dites cela, petite fille !
BLANCHE.
Ces pauvres sœurs étaient si bonnes ! Le temps, on ne s’en apercevais pas ; j’avais des amies que j’aimais bien.... Il y avait au fond du jardin une grande allée où l’on n’allait pas, et où nous nous promenions avec Gabrielle sans nous rien dire, en nous tenant toutes les deux par la main...
LE COMTE.
Allons ! vas-tu regretter le couvent ? Tiens, tu te moques de moi... Tu vas peut-être me dire
BLANCHE.
Si... oh ! si, c’est vrai... le bal, la promenade, la
<page=173>
comédie ; on y pense... oui, on y pense. Les murs vous paraissent bien plus grands certains jours que d’autres... Et puis, quand on s’en va de là... c’est singulier... le premier moment... on est contente et on a le cœur gros... tiens, on a comme de la joie qui aurait envie de pleurer.
LE COMTE.
Bah, bah ! chère fillette ! quand on a droit au bonheur qui t’attend, quand on a devant soi la main d’un homme de bon lieu et une berline bien dorée pour aller à Versailles…
BOUSSANEL.
Mademoiselle se marie ? (Il salue Blanche, qui lui fait une révérence.)
LA CHANOINESSE, qui a sonné, à Margat.
Menez mademoiselle à sa chambre. Donnez ordre qu’on l’habille… Blanche, vous verrez si les robes et les ajustements que je vous ai fait préparer sont à votre goût.
(Le comte la regarde sortir. Blanche lui sourit des yeux. Le comte lui envoie un baiser du bout des doigts.)
SCÈNE=6
LA CHANOINESSE, LE COMTE, BOUSSANEL.
LE COMTE.
Ah ! çà, Boussanel, vous tombez à Paris, et ce n’est pas ici que vous débarquez ?
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BOUSSANEL.
Monsieur le comte, j’ai rencontré aux portes de Paris un vieil ami, l’ancien père Manuel de Chaumont, sorti des chemins de l’Eglise comme moi, et nous logeons ensemble.
LE COMTE.
Bon ! vous savez maintenant que mon crédit en cour, tout mince qu’il soit, est à votre service,
BOUSSANEL.
Merci et grand merci, je passe dans la grande ville sans chercher à mordre à une place ou à une grâce. Et en passant… savez _ vous, monsieur le comte, qu’il y a bien douze ans que je ne suis revenu à Valjuzon ?
LE COMTE.
Au fait, c’est vrai, Boussanel. La vie court comme un voleur.
BOUSSANEL.
Eh bien, le vieux maître a voulu voir l’homme poussé et grandi dans le jeune homme qu’il a élevé. Le vieux maître a voulu lui dire : Monsieur le comte, qu’êtes _ vous devenu depuis moi ? qu’avez _ vous fait de l’existence ? êtes _ vous heureux ?
LE COMTE.
Regardez_ moi, Boussanel, voilà ma réponse. Gros, gras et fleuri… Ma conscience sur la figure, ma gaieté sur mon teint et mes vices sur les deux joues !… Le fond excellent, je vous le dois… le reste, qui vaut moins, je l’ai acquis… La tête un peu légère, l’épée aussi, le cœur aussi… Et c’est
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moi… Vous m’avez connu à mes vingt ans… je les ai toujours.
LA CHANOINESSE.
Pour vos péchés… cela c’est vrai…. Les années glissent sur mon frère… A près de quarante ans, il est aussi jeune, aussi écervelé que s’il sortait des pages…
LE COMTE.
Eh ! quoi, ma sœur, parce qu’il vient sur la tête d’un homme comme moi quelques cheveux qui se permettent d’être blancs, parce que sa taille s’empâte un peu et qu’une jolie femme n’en ferait plus le tour avec ses dix doigts, est-ce une raison, là, en bonne foi, pour que ce pauvre homme se mette l’âme en noir, devienne ennuyé et ennuyeux, maussade avec lui-même et chagrin avec les autres ? Et depuis quand le coup de la quarantaine doit-il sonner le couvre feu de tous les plaisirs et de tous les amusements d’un galant homme ? Morbleu ! quand, sous une vieille peau, on se sent sa jeunesse dans les veines, quand il vous reste bonne dent et bon appétit à tout ! quand la vie a encore pour vous ses beaux étourdissements : le vin, le jeu… et le reste, comment diable voulez _ vous qu’on songe à prendre ses invalides ? Et d’ailleurs… vous ne savez pas mon histoire, vous, Boussanel?… ce qui m’est arrivé, après la perte… que j’ai fait de cette femme.
LA CHANOINESSE.
Ah ! oui, cette créature… nous y voilà… mais il y a dix ans et plus… maintenant.
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LE COMTE.
Ma sœur, pas un mot sur cette tombe. C’est une mémoire sacrée pour moi… Eh bien, Boussanel, quand on a perdu une femme comme celle-là, un ange, vous n’imaginez pas !… il n’y a que deux partis à prendre… voyez _ vous… se faire capucin, oui capucin… ou devenir… eh ! parbleu, ce que je suis, un…
LA CHANOINESSE.
Buveur…
LE COMTE.
Vous êtes polie, aujourd’hui, ma sœur… Eh bien, oui, je bois… Et pourquoi en rougir ? Le vin, le vin, ma sœur ! mais c’est le seul ami qu’on ne perde pas, et qui gagne à vieillir ! Mais sans lui on verrait la vie comme elle est, triste, grise, terne, plate, couleur d’un verre d’eau ! La vie sans le vin, mais quel est le malheureux qui en voudrait ? Buvez ! quel épanouissement de joie, d’oubli, d’espérance, de chaleur et de cordialité !… On fait feu comme un caillou… et on devient bon comme le bonheur ! Vive Dieu ! tant qu’il y aura dans notre beau pays ces trois fleuves du bon Dieu : bordeaux, bourgogne, champagne, les honnêtes gens noieront la soif, riront, chanteront landerira… O crus bénis ! notre vin de France, mais c’est le sang de la France !
LA CHANOINESSE.
Bon ! mais qui vous a fait libertin par là-dessus, mon cher frère ?
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LE COMTE.
La peur d’aimer une seconde fois, ma chère sœur. Et j’ai pris ce moyen comme le plus sage : des liaisons courtes ; des cœurs qu’on brise et qui se consolent ; votre serviteur qui voltige et papillonne sans se brûler ; le plaisir qu’on cueille tout vif ; des tendresses, sans peine, sans regret, sans portrait et sans lettres ; des flammes dont l’éternité dure le temps d’un soupir… Et jamais d’amour… oh ! jamais…
LA CHANOINESSE.
Chut ! votre nièce…
SCÈNE=7
LA CHANOINESSE, LE COMTE, BOUSSANEL, BLANCHE, entrant en grande toilette.
LE COMTE.
Ah ! vous voilà en grand habit… Quel air, déjà une dame !
BLANCHE.
Ah ! mon oncle, ne vous moquez pas de moi.
LA CHANOINESSE.
Venez çà… petite, que je vous voie… Avez _ vous été contente de ce qu’on vous a montré là-haut ?
BLANCHE.
Oh ! c’est magnifique, ma tante, trop beau ! La robe en point d’Argentan…
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LA CHANOINESSE, l’examinant.
Oui, vous êtes assez proprement accommodée, et pour une toute fraîche de couvent, vous ne me semblez pas trop gauche.., Saluez un peu… marchez… bien, bien…
LE COMTE.
Comme cette graine-là grandit, bien, Boussanel ! l’avoir vue pas plus haute que ça au Valjuzon ! Te rappelles-tu seulement le Valjuson, Blanche ?
BLANCHE.
Si je me rappelle le Valjuzon ! Ah ! mon oncle, les absents y étaient ! ils vivaient alors. Nous étions mon père, ma mère, ma tante, vous… Et puis… (Elle paraît chercher un moment) M. Boussanel… toute la famille et toute la maison. C’était bon, ce temps-là…
LE COMTE.
Oui, tu dis bien, chère enfant, ce temps-là était bon.
BLANCHE.
Je vous revoie tous, assis le soir, quand il faisait beau l’été, sur les marches du perron, dans les grands fauteuils en tapisserie des fables de La Fontaine, moi toute petite et restant bien sage, en ouvrant de grands yeux pour m’empêcher de dormir et qu’on me laissât avec vous…
LE COMTE.
Oh ! sage ! sage… pas tant que ça, voyons, Blanche, car tu étais un véritable démon…
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BLANCHE.
Moi ?… vrai ?… mon oncle ?…
LE COMTE.
Je n’ai jamais vu une petite fille si garçon que toi. C’était à croire qu’on pourrait jamais faire de toi une demoiselle… Tu n’as pas idée de la petite sauvage que tu étais… enragée à courir les champs, les bois… As-tu déchiré des fois aux arbres ton habit de marmotte ! Tu ne te rappelles pas tout ça ?
BLANCHE.
Si… un peu… ça me revient… mais pas comme de moi… comme d’une autre.
LE COMTE.
Et les cris que tu as fait la première fois qu’on t’a coiffé en hérisson et qu’on t’a mis un panier !
BLANCHE.
Ah ! oui, cela, je me rappelle… pour aller à un bal d’enfants… mon premier plaisir… j’ai bien pleuré…
LE COMTE.
Oh ! tu avais une petite tête !… et maligne avec cela… Demande à Boussanel ! vous a _ t _ elle fait assez de niches ?
BOUSSANEL.
Oh ! mademoiselle aimait à s’amuser… Une fois par exemple…
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BLANCHE.
Ce n’était pas moi, cette fois-là, monsieur Boussanel… c’était Perrinet.
LE COMTE.
Oh ! quand l’un de vous deux faisait le méchant tour, l’autre était toujours de moitié. (Voyant Boussanel qui se lève). Qu’est-ce que c’est, Boussanel ? est-ce que vous ne dînez pas avec nous ?
BOUSSANEL.
Je vous remercie, monsieur le comte, mais j’ai gardé mes habitudes de paysan… J’avais dîné avant de me présenter chez vous…
LE COMTE.
Je ne vous tiens pas quitte, Boussanel. Nous allons prendre jour pour dîner, non pas ici… mais au cabaret, chez le suisse des Tuileries, les deux coudes sur la table et les paroles à l’aise ; nous arroserons le passé et mes confessions.
BOUSSANEL, saluant.
Madame la comtesse, monsieur le com
te, mademoiselle…
(Le comte le reconduit à la porte et sort un instant avec lui)
SCÈNE=8
LA CHANOINESSE, BLANCHE, puis LE COMTE.
LA CHANOINESSE.
Ah ! ces gens de province ! c’est tuant, ces visites-là. Encore s’ils avaient quelque chose à vous dire,
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ou même à vous demander ! Mon Dieu ! si seulement on leur avait appris à s’asseoir et surtout à se lever… mais non !
(Le comte revenant, Blanche lui fait signe de venir s’asseoir près d’elle.)
BLANCHE.
Et puis, mon oncle, vous rappelez _ vous… ?
LE COMTE.
Ah ! si nous entrons dans le chapitre des te le rappelles-tu ?
BLANCHE.
Ô le vilain !
LA CHANOINESSE, qui s’est retournée.
Blanche, faites_ moi le plaisir de venir à côté de moi… Approchez, mon enfant… asseyez _ vous… vous êtes assez grande fille pour savoir ce dont j’ai à vous parler… vous avez vu la personne en question ?
BLANCHE.
Oui, ma tante… une fois au parloir.
LE COMTE.
Eh bien ?
LA CHANOINESSE.
Vous reverrez cette même personne demain soir… elle vous sera présentée officiellement… on traitera les articles après demain… et lundi…
BLANCHE.
Lundi, ma tante… ?
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LA CHANOINESSE.
Oui, lundi, ce sera une chose faite. Le parti que nous vous destinons, je n’ai pas besoin de vous le dire, est une gentilhomme de bonne noblesse et très parfaitement apparenté ! Vos pères, ma nièce, ne nous ont point laissé de grande fortune : on ne rougit point de l’avouer, quand on a employé son bien au service de son prince. Cependant, avec ce que nous avons de biens, mon frère et moi, et qui seront à vous…
BLANCHE.
Ma tante…
LA CHANOINESSE.
Comme à l’héritière de notre sang, vous pourrez encore faire bonne figure, mener le train qu’il faut, et porter convenablement la dignité de votre état. Le père de celui que vous épousez lui donne dix-huit livres de rente en Flandre, et la compagnie de cavalerie qu’il lui a achetée l’année dernière. Vous aurez les diamants de la mère, qui sont fort beaux… Tout ce la vous fera, ma chère enfant, une fort jolie entrée de jeu. Vous n’êtes pas née sans agrément, votre mari est un homme d’excellente compagnie… Il est à penser qu’il vous aimera et que vous serez heureuse avec lui… Vendredi, vous paraîtrez en grande loge à l’Opéra, pour la déclaration de votre mariage. Ne rougissez pas plus qu’il ne faut et ne paraissez pas trop étonnée d’être lorgnée par toute la salle. Notre rang, la famille dont vous êtes, celle à laquelle vous allez vous allier, vous donnent vos entrées à la cour…
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vous serez présentée. Le Roi, qui sait son histoire de France, vous en rappellera sans doute une page où est votre nom. La Reine ne vous laissera pas embrasser son bas de jupe, et vous relèvera avec un de ces mots qu’on n’oublie pas. Le compte d’Artois trouvera que vous êtes à ravir…
LE COMTE.
Et Monsieur te le dira peut-être en vers…
LA CHANOINESSE.
Mesdames vous marmotteront quelques mots de compliments, où vous n’entendez rien. Répondez-leur respectueusement, ma nièce… ce sont des saintes !… Ma nièce, vous allez aborder le monde ; c’est une grande épreuve. Vous avez le bonheur d’y entrer avec des principes et des exemples qui, j’ose le dire, vous commandent cette grande et haute honnêteté des gens bien nés… voilà tout ce que j’avais à vous dire, Blanche…
SCÈNE=9
LE COMTE, LA CHANOINESSE, MARGAT.
BLANCHE.
Ma tante… je tâcherai d’être digne des miens...
MARGAT, entrant suivie des gens de la maison.
Ce sont les gens de la maison, madame la comtesse,
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qui demandent la permission de saluer mademoiselle.
(Défilé des domestiques devant Blanche. Margat sort avec eux.)
SCÈNE=10
LE COMTE, LA CHANOINESSE, BLANCHE.
BLANCHE, se retournant.
Et Perrinet ?
LA CHANOINESSE.
Ah ! monsieur Perrin, il paraît qu’il est sorti… Je n’en suis pas très _ contente, de ce garnement-là… Depuis quelques temps, il me semble qu’il se dérange. Un de ces jours, il pourrait bien trouver fermée la porte de cet hôtel.
LE COMTE.
Ma sœur, rappelons _ nous toujours son père, le sergent qui se fit tuer pour le père de cette enfant qui est là.
(Grands cris au dehors.)
LA CHANOINESSE, tournant un peu la tête.
Hein ? quel est ce brouhaha ? encore quelque buste de chez Curtius qu’ils promènent !
LE COMTE, se levant et s’approchant de la porte.
Tiens, mais ça vient ici…
SCÈNE=11
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LES MÊMES ; la porte du fond s’ouvre, PERRIN apparaît presque évanoui, soutenu par un garde-française et un homme du peuple. Une foule derrière lui ; il a du sang à sa chemise.
LA CHANOINESSE.
Qu’arrive _ t_ il donc, mon frère ? et qui se permet d’entrer ici ?
LE COMPTE.
Perrinet !
BLANCHE.
Du sang ?
PERRIN, se soulevant, se dressant et faisant un pas vers Blanche.
C’était beau voyez _ vous mademoiselle… Des hommes, des vieillards, des enfants… tout le monde… des bourgeois… des ouvriers… des gibernes sur des habits, des couteaux de chasse dans des mains noires… du peuple comme si la liberté sortait des pavés ! A l’Hôtel de Ville, pas de balles : on achète des clous chez l’épicier du coin du Roi, pour charger les fusils, ceux qui en avaient !.. Ah ! la journée superbe !… Le bleu du ciel brûlait, il faisait chaud comme avant un orage, quand le ciel attend le tonnerre !… On crie : A la Bastille ! et nous y voilà… Je grimpe sur un toit, je saute du corps de garde des invalides. On hachait déjà la porte du pont-levis, les balles
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sifflaient, il y avait là des voitures de paille : j’y mets le feu pour enfumer ceux qui tirent, comme on enfume les renards dans mon pays… J’avais à côté de moi un garçon charron : une balle au front ; il est tué…Je prends son fusil…ah ! le baptême du feu… l’odeur de la poudre !… je me suis senti le fils d’un soldat. Le canon roule… On se fusille par les trous, un tambour rappelle sur les tours ; on ne l’entend pas. J’aperçois sur le donjon une serviette arborée au bout d’un fusil. Et en même temps, un papier passe par un petit papier grillé auprès du pont-levis. Un homme, en veste bleue, s’avance sur une planche, reçoit une balle… tournoie, glisse… Il n’était pas au fond du fossé que j’étais à sa place… J’attrape le papier, je le passe à un officier qui était là en uniforme… La Bastille nous menaçait de nous faire sauter avec les vingt milliers de poudre de sa sainte _ barbe. Le feu recommence… Tout à coup les chaînes du pont-levis cassent : on s’y jette tous…moi j’y étais le cinquième ! je vois une petite flamme blanche, et puis plus rien et je tombe… C’était ça… (Il montre sa blessure.) Alors je ne sais plus ce qui s’est passé… mais on m’a dit que je n’avais pas lâché mon fusil ! J’ai recouvert les yeux… La Bastille était prise ! La Bastille était prise !
CRIS DE LA FOULE.
Vive le vainqueur de la Bastille !
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE=2
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II
LA NUIT DU 9 AOUT 1792
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Un salon délabré dans un vieil hôtel de la rue Saint-Thomas-du Louvre. Point de meubles, une grande table et quelques sièges. Grande porte au fond. Fenêtre à gauche.
SCÈNE=1
LE COMTE, LE CHEVALIER DE MEUDE-MONPAS, JOURGNIC SAINT-MÉARD
LE COMTE, assis à la table, encombrée de papiers et de journaux, une paire de pistolets posés dessus, écrivant les derniers mots d' un article.
Voilà ! et je signe. (Il sonne. _ A un homme qui entre.) A composer de suite... Enfin, Dieu merci ! Messieurs, j’espère que ce métier de gazetier est fini... j’espère que, demain, les gens comme nous autres joueront un autre jeu... Et pour ma part je n' en serais pas fâché. A vous dire vrai, ces derniers temps _ ci, je me sentais baisser...
SAINT-MÉARD.
Toi ? comte, je t' assure...
LE COMTE.
Je baissais, mon cher,... Non, je n’avais plus cette légèreté d' ironie... ces jolis coups de fouet que je cinglais si lestement en pleine figure de jacobins ; à la fin, je perdais le sang-froid, mes épigrammes
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tournaient au coup de bâton... J' avais l' air d' écrire avec ma canne... Non, vois-tu, nous ne sommes pas nés pour cela... On a beau faire, quand on a porté l' épée, la main reste toujours un peu lourde... Enfin, pour des pamphlétaires de hasard et de bricole, nous ne nous en sommes pas encore trop mal tirés, il me semble ; qu' en dis-tu, chevalier ?
MEUDE-MONPAS.
Moi, je dis que tu n' es pas juste pour toi même, et que ton journal aura été le testament de ce rire sans peur que la France aimera toujours comme un de ses courages.
LE COMTE.
Peut-être bien... Enfin, si la monarchie doit périr, eh bien, elle périra du moins avec des gens qui auront mis de la gaieté à se sacrifier, et de la grâce à mourir. Morbleu !c' est quelque chose... La chanoinesse, ma sœur, a parfois de bonnes idées : c' est elle qui, après ce gueux de décret contre les libellistes, quand Gattey hésitait à nous imprimer, a découvert et loué cet hôtel, à deux pas des Tuileries, et fait monter les presses qui nous ont permis de continuer notre guerre de papier.
SAINT-MÉARD.
Une compagne qui t' aura bien amusé, avoue _ le, comte ?
LE COMTE.
Oui... à berner les patins d' une révolution ; il y a de si bons moments, mon cher ! Quelle joie à les égratigner, à les éclabousser, à les peinturlurer,
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ces bons constituants, ces honnêtes législatifs, et toute la jacobinaille, sans oublier les grandes dames démocrates, et les laiderons de la démagogie !... Ah ! nous avons écrit de jolies méchancetés, un joli régal de scandale, plus tard, pour nos petits-neveux ! Après cela, il faut rendre justice au lieu d’inspiration, nous avons tiré diantrement de verve des caves du restaurateur Mafs... Il y avait là de vénérables bouteilles contre-révolutionnaires qui avaient l’âge de notre Roi, et qui nous donnaient contre les ennemis du trône un entrain !... un certain Clos-Suidérant particulièrement, te rappelles _ tu, Meude ?... Ce qu’il y a eu là d’articles bouillonnants, sortis des verres comme une mousse, et emportés avec la nappe du dessert !... Encore un deuil qu' il faut faire. Les coquins ont tout vidé, ils ne nous ont pas laissé de quoi écrire ! Ils ont mis à sec la cave de Beauvilliers !
MEUDE-MONPAS.
Trois fois...
LE COMTE.
Oui, trois fois. Les misérables ! ils mériteraient d'
avoir soif tout le restant de leur vie !
SAINT-MÉARD.
Dis donc, est-ce qu' on n' a pas voulu t' assassiner avant _ hier ?
LE COMTE.
Pourquoi avant _ hier ? Tu me fais injure, chevalier. C' est tous les jours qu' on veut me faire cet honneur-là. Aussi, j' y suis fait, et je crois, Dieu me
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pardonne, que c' est hygiénique pour mon tempérament... Oui, le comité des recherches à mes trousses, les motionnaires des sections aboyant sur mes talons, les bâtons de la révolution conjurés contre moi, la menace et le péril qui sifflent à mon oreille, le réverbère qui me convoite, je trouve que tout cela se précipite admirablement les pulsations du cœur et des idées... Ne pas pouvoir marcher dans une rue patriote, sans que toute la rue, hommes et femmes, jusqu' aux enfants, ne vous crient : « L' aristocrate à la lanterne ! » _ Ma parole d' honneur ! c' est vivifiant. On est fouetté, aiguillonné, on se sent dans un air de potence qui vous inspire les idées les plus bouffonnes, et les reparties les plus drôles. J' en trouve quelquefois, vraiment... Non, on ne se figurerait jamais tout ce que ce simple mot : « A la lanterne ! » vous donne d’esprit comptant !
SAINT-MÉARD.
Cet enragé de Valjuzon !
LE COMTE.
A propos, vous ne savez pas, au fait... ah ! une aventure... il faut que je vous conte ça... Donc, l' autre jour, avant _ hier comme tu disais, Meude... j' étais dans la rue Saint-Honoré... me voilà reconnu... Oh ! je jouis d' une impopularité... populaire !... On s' attroupe, on m' entoure, on me bouscule, et puis, naturellement, le cri d' habitude... Je dis à la foule : « Donnez_ moi du neuf... je suis fatigué de cet air _ là. » Ma plaisanterie rate, personne ne rit... mauvais signe ! Je recule... ils étaient bien deux cents. J' étais vraiment trop peu à moi tout seul... En rompant, je trouve une porte cochère ouverte derrière moi... Je me glisse dedans, je referme, je grimpe l' escalier, je frappe à la première porte que je trouve... Rien... je pousse, j' entre et je tombe dans une chambre où je vois une femme... On criait dans la rue, on criait dans la rue... « Mille excuses, Madame, si je ne me suis pas fait présenter... mais on me cherche pour me prendre. » _ Une femme, pas toute jeune, encore jolie, dans laquelle on voyait tout de suite ce signe que le diable met chez les femmes capables d’une tentation... Elle s' achevait de s' habiller... la voilà qui se met à trembler comme la feuille : « Monsieur, au nom du ciel ! mon mari est un jacobin ! Partez !...» Partir !... Je m’assieds, je lui fais deux ou trois compliments, je lui donne le conseil de se coiffer à la Passion, tu sais, avec un rang de boucles en demi-couronne. Elle me disait toujours : « Mon mari est jacobin… » Alors, je me mets à la plaindre ; je lui dis qu' elle est trop jolie et trop charmante pour appartenir à la mauvaise cause, que la nature a fait d' elle une royaliste jusqu' au bout des ongles... et je lui embrasse le bout des doigts, je la prêche, je la catéchise, je la sermonne, je lui dis : « Fi ! madame !... » Les citoyens actifs beuglaient toujours en bas... J' arrive à la faire rougir de ses opinions, et lui offre de nous venger à nous deux de celles de son mari... Là-dessus, un éclat de rire : « Ah ! monsieur le comte, vous êtes
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un drôle de corps ! » Elle va à la fenêtre, me dit : « Attendez... » et elle finit par me donner un rendez _ vous...
MEUDE-MONPAS.
Bah !
LE COMTE.
Oui, un rendez _ vous... pour la première fois où l' on voudra encore me prendre dans sa rue. (Ils rient.) Çà, que dites _ vous de mon histoire, Messieurs ? Je ne la donnerais pas pour la plus belle des constitutions. Tromper un mari, et tromper un jacobin ! deux plaisirs en un ! et deux ennemis l'un sur l' autre ! Mêler l' amour à la guerre civile !
MEUDE-MONPAS.
Oh ! toi, comte, tu seras fou jusqu' à la fin...
LE COMTE.
J' aurai tant de temps pour être sérieux, quand je serai mort, mon ami !
SCÈNE=2
LES MÊMES, BLANCHE, entrant avec un paquet dans la main. Elle porte sur sa robe un grand tablier à bavette noire.
BLANCHE.
Voilà les vingt-cinq cartes, mon oncle.
LE COMTE.
Donne… (Il lit :) Entrée des appartements. Les lettres
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noires, le papier bleu… c’est cela, c’est parfaitement cela, ma nièce… Ah ! c’est vrai, Messieurs, vous ne savez pas… notre ouvrier nous a quittés… Il nous fallait quelqu’un de sûr… Cette charmante enfant a bien voulu se dévouer… Elle s’est noirci bravement les doigts à la casse… Je vous présente notre petit compositeur. (La prenant et l’abaissant vers lui.) Hein ! tu ne t’attendais pas à cet ouvrage-là en sortant du couvent ? Voilà les révolutions, ma chère ! Cela vous donne des talents d’agréments… (Il l’embrasse.) Tiens ! tu as le joli cou de ta mère… Au fait, Mademoiselle, savez _ vous que vous vous compromettez d’affreux conspirateurs, et que ça peut vous mener… ?
BLANCHE.
Je le sais, mon oncle !
LE COMTE.
Brave enfant… A _ t _ il passé à côté de son bonheur, ce grand dadais qui a mieux aimé émigrer que d’épouser une fille comme toi !… Comprend-on ça, messieurs ? Mais sois tranquille, celle aux pieds de laquelle nous allons porter notre vie cette nuit te choisira quelqu’un de sa main, de sa main royale, qui vaudra, je t’en réponds, le choix de ta tante et son chevalier de la triste figure… Elle n’est pas rentrée, ma sœur ?
BLANCHE.
Non, mon oncle.
LE COMTE.
Messieurs, voici les cartes que je vous ai promises
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pour vous et vos amis… (mettant ses pistolets dans sa poche.) Je vais aux Tuileries… A bientôt, messieurs… Petite, tu rangeras un peu tous ces papiers, je reviendrais vous donner des nouvelles.
(Ils sortent.)
SCÈNE=3
BLANCHE, seule, rangeant les journaux.
Les Révolutions de Paris ! l' Ami du Peuple ! le Journal de la cour et de la ville… Ô les affreux papiers ! ils ne vous apprennent que du mal... « Incendie... Grand massacre. » (On entend fermer une porte.) Ah ! le voilà parti !... Je suis toute seule à présent... avec Margat, qui est à la porte du bas et qui dort, je suis sûre... Comme on change !... moi qui avais peur que quand on est heureux... (Elle va à la fenêtre.) La belle nuit !... le même ciel que ma dernière nuit au couvent. Nous ne dormions pas toutes les deux, Gabrielle et moi... et de nos lits, tout bas, nous causions... de cela dont on cause entre grandes au couvent : du mariage. Et elle me disait qu’elle voudrait épouser, elle, un homme tout à fait laid, et même plus que laid, estropié, contrefait... Et comme je riais, « Belle âme », comme je l'appelais, se mit à me dire que sans cela, il n’y avait pas assez de mérite ; et que pour elle, ce qu' elle désirait quand elle serait femme elle, c' était de se dévouer, de se sacrifier, d’avoir à souffrir... Des idées qui me paraissaient alors bien singulières... Aujourd'hui... oh ! je n’en suis pas encore au mari bossu !... mais ce qu' elle me disait... je le comprends à présent... Il y a dans ce temps _ ci je ne sais quoi qui vous donne le goût de sacrifice... Pour ceux qu' on aime, il vous vient comme un grand courage qui veut souffrir... une envie de leurs périls... On voudrait partager des malheurs... Ça ne fait rien, cette vilaine révolution est venue trop tôt... Elle aurait bien dû me laisser quelques jours... Qu' est-ce que ça lui faisait ? Mai non ... à mon entrée dans la maison... tout de suite... lui qu' on apporte blessé !... (Un silence.) Ah ! on a frappé... C' est elle. (Elle regarde à la fenêtre.) Non... non... un homme... Il me semble qu' on monte... Ah ! mon Dieu, il vient ici.
SCÈNE=4
BLANCHE, PERRIN, en uniforme de lieutenant de la garde nationale soldée.
PERRIN, ouvrant violemment la porte.
Je vous dis qu'il faut que j'entre. (Il entre brusquement et laisse la porte ouverte.) Madame...
BLANCHE.
Perrin ! vous ! ah ! que vous m' avez fait peur !
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PERRIN.
Vous êtes seule, Madame ?
BLANCHE.
Oh ! il me croit mariée !... Voulez _ vous bien m' appeler Mademoiselle ?...
PERRIN.
Ah !
BLANCHE, apercevant son uniforme.
Tiens, des épaulettes !...
PERRIN.
Mademoiselle, vous devez comprendre que si je reviens... après avoir été chassé par votre tante...
BLANCHE.
Oh ! ma tante, vous savez... elle ne vous pardonnera jamais d' avoir pris la Bastille...
PERRIN.
Mademoiselle, j' ai embrassé le parti de la liberté... je suis son soldat. Mais votre maison a été ma maison. Ceux de votre nom ont été bons et généreux pour moi. Ils m' ont élevé. J' ai grandi chez eux à côté de vous, Mademoiselle. Ces souvenirs _ là ne s' oublient pas. Je me souviens, et voilà pourquoi je viens vous dire qu' il faut que vous quittiez cette maison, vous et les vôtres, cette nuit, entendez _ vous ? cette nuit même...
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BLANCHE.
Quand je disais, moi, que vous étiez un brave cœur !
PERRIN.
Mademoiselle ! je vous jure que je vous parle pour votre salut ! Mademoiselle ! ceux qui conspirent n'ont pas le droit de jeter votre innocence dans leurs complots... votre vie n' est pas à eux...
BLANCHE, fièrement.
Elle est à moi !... et vous me laisserez bien croire qu' en temps de révolution les femmes ont ce droit-là... de la donner !
PERRIN.
Blanche !
BLANCHE.
Monsieur...
PERRIN.
Voici ce qui m' amène...
SCÈNE=5
LES MÊMES, LA CHANOINESSE, entrant.
LA CHANOINESSE.
Monsieur Perrin ici !... Pourriez _ vous me dire ce qui me vaut l' honneur d'avoir ma porte forcée par vous, et à quoi je suis redevable de trouver dans mon salon un homme que j' avais prié de ne plus mettre les pieds chez moi ?
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PERRIN.
Madame...
BLANCHE.
Ma tante, il venait...
LA CHANOINESSE.
Paix, ma mie... Laissez Monsieur...
PERRIN, après quelques moments de silence et de colère sourde.
Madame, je ne serais pas ici si je n' y étais pour vous trois et par reconnaissance pour votre famille.
LA CHANOINESSE.
Oh ! je comprends. Vous venez nous protéger, n' est _ ce pas ?... Mille fois merci, Monsieur, vous me voyez infiniment touchée de l' attention... mais c'est trop de bonté, et je ne sache pas que les Valjuzon en soient encore tombés là, d'avoir besoin de la protection de monsieur Perrin.
PERRIN.
Qui sait, Madame ?... Oh ! prenez garde, les révolutions changent bien des choses, et je vois vos dangers comme ils sont, terribles, Madame, et tout près de vous.
LA CHANOINESSE.
Des dangers ? Est _ ce que la nation nous ferait l' honneur de nous soupçonner ? De bonnes patriotes comme nous, qui vivons tranquilles au coin de notre feu, qui n’avons pas émigré, qui avons béni tous les décrets de nos immortelles assemblées, qui remercions tous les jours les bienfaits de la liberté !
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PERRIN.
Madame, On connaît les conciliabules qui se tiennent dans votre hôtel... Mais tenez ! là-dessous, si on perçait le plancher, on trouverait une presse qui, dans ce moment _ ci, travaille peut-être. On sait tout. Je sors de l' assemblée populaire où vous venez d' être dénoncée... Oui, un apprenti que vous avez renvoyé…
LA CHANOINESSE.
Eh bien, oui, monsieur, cela est vrai. Il y a une presse là-dessous, et voulez _ vous voir aussi des mains meurtries d’avoir porté des armes au château ?... Les voilà ! Ah ! cela, peut-être que votre district ne le sait pas encore... Allez _ y, Monsieur ! Ce sera un beau trait de vertu révolutionnaire et qu' applaudiront vos amis, de dénoncer ces deux mains qui vous ont nourri !
BLANCHE.
ô ma tante !
PERRIN.
Laissez, Mademoiselle, laissez parler madame votre tante... Je ne serais pas digne d'avoir mangé votre pain si je n' avais pas le courage d' entendre, sans répondre, l'injure qui me le reproche et me le reprend de la bouche... Un dernier mot. Madame... Les dénonciations d'aujourd'hui seront peut-être, mortelles demain...
LA CHANOINESSE.
Demain !... Demain nous serons où seront nos maîtres.
SCÈNE=7
LA CHANOINESSE, LE COMTE, BLANCHE.
LA CHANOINESSE.
Eh bien ?
LE COMTE.
Des nouvelles excellentes, ma sœur. Sur ma foi, il se prépare pour demain une journée qui fera
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tressaillir nos aïeux dans le plomb de leur cercueil. Non, je ne croyais point qu'il y eût tant de royalistes en France... Tenez ! à deux pas d'ici, rue Saint-Honoré, qu'est _ ce que je vois ? un jacobin qui était battu par une femme... J'ai été si touché de ce beau trait que, ma foi ! j'ai embrassé la femme...
LA CHANOINESSE.
Mon frère !
Ma sœur : le Roi des dames ! c' est ma devise et mon cachet. Maintenant là-bas, tout va bien... Les suisses rangés comme de vraies murailles... le bataillon des Filles Saint-Thomas à son poste, trois canons dans la cour Royale, un dans la cour des princes, un dans la cour de Marsan Tout le monde disposé à faire son devoir... Les gentilshommes se pressent autour du Roi... Ah ! il a eu ce soir un plus beau coucher que tous les couchers de Louis XIV !... Des faubourgs, rien que de bons rapports : un rassemblement de quinze cents Marseillais à peine, les sections en désarroi... La chambre du conseil était pleine, un vrai conseil de guerre... la Reine sur un tabouret... (Il se promène.) Le Roi est calme... (S' adressant à sa sœur et à sa nièce.) Ah ! Mesdames, le grand spectacle que vous avez manqué !... je vous ai regrettées quand d'Hervilly...
LA CHANOINESSE.
Notre parent par les Hauteterre...
LE COMTE.
Quand d' Hervilly a commandé, l'épée nue, à
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l'huissier de la chambre, d'ouvrir à la noblesse française... vous auriez vu se ranger dans la salle de billard les plus grands noms de la France à côté des plus petits... Mais on n'y regardait pas : tous ceux qui étaient là s'appelaient le Dévouement... Saint-Souplet n'avait pour arme qu'un morceau de pincette !... un tableau où il y avait à rire, le diable m' emporte, mais qui donnait envie de pleurer ! Soyez tranquille, avec de si braves gens, nous vaincrons. Et alors le Roi redeviendra le Roi. Tous les Français s'embrasseront...
LA CHANOINESSE.
Sauf ceux qu'on pendra !
LE COMTE.
Nous fermerons notre boutique de gazettes. Nous marierons notre petite Blanche ; moi, j'élèverai les garçons qu'elle aura. Je me rappellerai mon académie de la Guérinière pour les mettre en selle. Je leur apprendrai les secrets d'une vielle lame qui a fait parler d'elle en son temps. Je leur montrerai à lire dans les chroniques où je leur ferai épeler l'honneur et la chevalerie. Nous vivrons en famille, en nous aimant de tout près. Les jours où il pleuvra, ma sœur me fera de la morale... Et nous serons heureux jusqu'à cent ans comme dans les contes de fées pour les petites filles, ma Blanche !
LA CHANOINESSE.
Vous ne repartez pas, mon frère ?
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LE COMTE.
Oh ! n' ayez pas peur... j'ai toujours eu pour habitude d'arriver avec les violons. (Serrant les deux contre lui.) A bientôt !
SCÈNE=8
LA CHANOINESSE, BLANCHE.
BLANCHE, après un silence.
Vous ne vous couchez pas, ma tante ?
LA CHANOINESSE.
Non, pas cette nuit, ma nièce.
(Un silence.)
BLANCHE.
Peut-être ne sera _ ce pas encore pour cette fois _ ci, dites, ma tante ?
( La Chanoinesse lève les yeux au ciel avec un geste de dénégation.)
BLANCHE, prêtant l'oreille.
On n'entend rien... non, non... rien. (Elle fait quelques pas, regarde machinalement sur la table, prend un livre, l'ouvre. Bruit lointain de tocsin et de tambours. Elle ferme précipitamment son livre, le repose sur la table, va à la fenêtre, reste immobile, et se met à pleurer silencieusement, le visage dans les mains. Puis se retournant lentement :) Vous n'entendez pas, ma tante ?
LA CHANOINESSE.
Si... j'entends, j'entends... la Révolution sonne ses cloches.
BLANCHE.
On va donc se tuer, ma tante ?
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LA CHANOINESSE.
Oui... on va se tuer... Eh bien, tant mieux qu'on se batte ; puisqu'il n'y a plus que cela, la guerre civile, eh bien, va pour la guerre civile ! qu'elle vienne, qu'elle descende des cœurs dans la rue, des faubourgs aux Tuileries ! Et qu'elle soit le dernier jugement entre les piques et les épées ! Je la veux, je la demande, je l'implore...
BLANCHE, regardant à la fenêtre.
On dirait que le bruit se rapproche... ah ! des hommes... dans la rue... des armes qui luisent... des fusils... Ils s'arrêtent, ils montrent notre porte... mon Dieu ! _ Ah ! ils s'en vont... oui... oui, ils s'en vont...
LA CHANOINESSE.
Blanche, vous devez être fatiguée... à votre âge on a besoin de sommeil... Retirez _ vous dans votre chambre, mon enfant ; allez !
BLANCHE.
J'aime mieux avoir peur ici, près de vous, ma tante... (Un silence.) Toujours le tocsin, le tambour... ça ne cesse plus. Comme les cloches grondent !... Elle ne finira donc pas, cette nuit _ là ?... Oh ! toutes celles qui sont comme nous, qui écoutent et qui attendent, toutes celles qui veillent et qui pleurent ! (Un silence.) Ah ! le jour,... ma tante... (La Chanoinesse ne répond pas.) Ma tante, vous dormez ?
LA CHANOINESSE.
Non, ma nièce, je prie.
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BLANCHE, regardant à la fenêtre.
Mon Dieu, que le ciel est rouge !
LA CHANOINESSE.
Cest vrai, ma nièce, comme du sang... (Un silence.) Le premier de votre race était aux croisades ; il fut tué au combat de la Monsure... D'autres que vous savez sont venus après celui-là, qui ont aussi bien fait et qui ont rendu leur âme comme une épée brisée en faisant face aux ennemis de leur Dieu ou de leur Roi... Je crois qu'on compterait, dans les hommes de chez nous, ceux qui ont vu leur agonie dans les draps de leur lit. Au combat de Fillingshausen, un Valjuzon, blessé à mort, fit venir son dernier fils : « Mon fils, vous n'aurez jamais peur ? » Il ne lui dit que cela... l'enfant avait sept ans : c'était votre oncle... un grand nom que le vôtre, ma nièce ; et peut-être demain sera _ t _ il plus grand d'un mort de plus !...
Bibliographie de la La Patrie en Danger
La presse
Gustave GEFFROY, Notes d'un Journaliste: vie, littérature, théâtre, Paris, Charpentier, 1887, 442 p. Gallica: http://gallica2.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k840446 pp. 370-374
WILLY, "Soirée parisienne : La Patrie en Danger", La Paix, 21 mars 1889
FRIMOUSSE (alias Raoul Toché), Le Gaulois, 20 mars 1889 : parle avec beaucoup d’humour satirique d’une « mise en scène à la catonade »
PESSARD, Le Gaulois, 22 mars 1889.Pessard, dans le Gaulois du 23 mars annonce « M. Derenbourg renonce définitivement à poursuivre plus longtemps les représentations de la Patrie en Danger. Le drame patriotique des frères de Goncourt sera joué demain dimanche, en matinée et pour la dernière fois. »
SARCEY, Le feuilleton, Le Temps, 25 mars 1889 disponible sur Gallica, peu lisible, Le temps Paris, 1861-1942:
Jules LEMAÎTRE, feuilleton, Journal des débats, 25 mars, 1889, disponible sur Gallica, peu lisible: (Journal des débats politiques et littéraires, 1814-181
La Vie parisienne, le 23 mars 1889
NOZIERE, « scènes et coulisses – lettre et arts – Propos de théâtre : La Patrie en Danger », Le Figaro, 22 mars 1918
Henri de la POMMERAYE, Paris, 21 mars 1889
François de NION, La Revue indépendante, avril 1889, pp. 147-155
Les articles et les ouvrages :
André ANTOINE Le Théâtre, Paris, Les éditions de France, 1932, p. 232
Jean AJALBERT, « Postface », in Edmond et Jules de Goncourt, Théâtre, édition définitive publiée sous la direction de l’Académie Goncourt, Flammarion-Fasquelle, 1930, pp. 309-310
Billy André, Les Frères Goncourt et la vie littéraire sous le second Empire pendant la seconde moitié du XIXème siècle, Flammarion, 1954, pp 191-192 et pp. 384-386 (circonstances de la genèse et de l’édition de la Patrie
Pour comprendre la Patrie
Textes des Goncourt :
Histoire de la Société française pendant la Révolution
La Femme au dix-huitième siècle
Autres textes :
SABOUL, Albert, Dictionnaire historique de la Révolution française, Paris, PUF, 1989, 1132p. [pp.825-826 : article La Patrie en danger ? et Lèse-nation(voir photocopie)]
GUENIFFEY, Patrice, La Politique de la terreur, essai sur la violence révolutionnaire 1789-1794, Paris, Fayard, 2000, 376 p. [ chapitre 2 : de l’adversaire à l’ennemi pp. 65-68 ; chapitre 4 : Les comités de recherche pp. 81-93 et le crime de lèse-nation, pp. 93-98 ; chapitre 10 : « Punir les ennemis du peuple » pp. 294-301