A Édouard Thierry ,

à l’administrateur du Théâtre-Français,

nous dédions cette pièce

qu’il a eu le courage d’accueillir.

12 décembre 1865

 

Histoire de la pièce (Henriette Maréchal)

Voici une pièce qui excite bien des passions, bien des colères et bien des haines.

Nous allons raconter son histoire. Et cette histoire restera une page curieuse et instructive de l’histoire littéraire de ce temps-ci.

Nous demandons pardon au public de lui parler de nous : notre excuse est de ne lui en avoir jamais parlé jusqu’ici.

Nous terminions, au mois de décembre 1863[1], le drame intitulé Henriette Maréchal ; et vers la fin de janvier 1864, nous le présentions à M. de Beaufort, alors directeur de Vaudeville. Dans le mois de juin ou de juillet , M. de Beaufort nous le rendait, en nous disant, de premier mot, très nettement, qu’il était impossible. Nous essayions de faire valoir auprès de lui la nouveauté au théâtre de l’acte de l’Opéra ; il nous répondait que cela avait fait par tout le monde. Nous lui demandions s’il ne croyait pas notre pièce, telle qu’elle était, appelée à plus de représentations que la pièce qu’il avait jouée cette semaine-là, et qui était morte au bout de trois soirées : il nous laissait entendre, d’ailleurs très poliment, qu’il ne le croyait pas. Sur ce refus, nous jetions, assez découragés, notre pièce dans un tiroir, nous promettant de revenir plus tard à la scène par le

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roman, et de ne plus frapper la porte d’un directeur qu’avec un de ces noms qui se font ouvrir le théâtre.

Le travail et l’émotion d’écrire Germinie Lacerteux nous faisaient complètement oublier notre pièce, quand un soir du printemps de 1865, un de nos amis ayant une soirée à passer avec nous, et ne sachant comment la perdre, nous demanda de lui lire notre Henriette. Nous eûmes assez de mal à retrouver le manuscrit. A la fin de la lecture, l’ami fut pris par l’intérêt de la pièce, nous complimenta, nous prédit que nous serions joués. Nous le croyions guère, sachant toute la répugnance des directeurs à accepter une pièce de gens accusés de littérature, de style et d’art. Cependant cette lecture nous  avait, malgré nous, un peu rattachés à Henriette. A ce moment, M. de Girardin venait de lire le Supplice d’une femme chez la princesse Mathilde. Nous avions l’honneur d’être reçus dans ce salon. Nous pensâmes qu’une lecture, là, devant un public d’hommes de lettres, aurait peut-être chance de valoir à notre pièce une heure d’attention, la lecture personnelle d’un directeur de théâtre comme M. Harmand, qui avait succédé à M. de Beaufort, ou comme M. Montigny. La pièce fut lue. Elle souleva , dans le salon, des objections et des sympathies. Quelques journaux annoncèrent  cette lecture, et quelques jours après, nous écrivions à M. Harmand pour lui demander un rendez-vous. Nous attendions la réponse du directeur du Vaudeville, nous reçûmes la lettre suivante de  M. Théodore de Banville, qui avait été l’un des écouteurs et l’un des applaudisseurs d’Henriette :

« Mardi, 11 avril 1865.

« Mes Chers amis,

« Édouard Thierry (ceci est confidentiel) m’a exprimé un vif désir de connaître votre pièce. Il est un de vos

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ardents admirateurs, il a dit du bien de vos livres dans les papiers imprimés, et dans ce moment-ci même, ayant à monter une pièce dont l’action se passe sous le Directoire, il consulte et relit sans relâche votre Histoire de la société française sous le Directoire.

« Le lui ai fait observer que votre talent, votre situation littéraire et la juste renommée acquise par vos longs efforts ne vous permettent pas de vouloir être refusés à un théâtre . Mais il le comprend aussi bien et mieux que moi. Aussi est-ce à un point de vue non officiel et absolument amical qu’il vous prie de faire connaître votre pièce à l’homme de lettres Édouard Thierry, à qui elle inspire une vive curiosité. Pour votre gouverne, sachez bien, au pied de la terre, que ce désir a été réellement et spontanément exprimé par Thierry , sans aucune provocation de ma part… »

là-dessus nous hésitions. A quoi servirait cette communication de notre manuscrit ? A rien, nous disions-nous. Cependant un soir, passant rue de Richelieu, nous montions au Théâtre-Français ; nous ne trouvions pas M. Thierry.

Le 21 avril, M. Harmand nous répondait qu’il serait très heureux de nous offrir une lecture, mais apprès la pièce qu’il montait, le Monsieur de Saint-Bertrand de M. Ernest Feydeau. Nous avions reçu, avant cette réponse de M. Harmand, une lettre où M. Thierry s’excusait de ne pas s’être trouvé au théâtre lorsque nous y étions venus, et se mettait à la disposition de notre jour et de notre heure. Nous allions le voir, nous lui exposions très nettement l’inutilité, pour lui, de lire notre pièce, une pièce qui ne rentrait pas dans le cadre ordinaire du répertoire du Français. M. Thierry insistait pour lire Henriette ; et il mettait tant de bonne grâce et de bon désir à vouloir la connaître, que nous cédions. N’ayant

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Aucune idée que notre pièce  pût être retenue par le Théâtre-Français, et pressés par un rendez-vous que nous venions de recevoir de M. Harmand, nous écrivions à M. Thierry de nous renvoyer notre pièce. M. Thierry nous la renvoyait avec cette lettre :

« Messieurs et chers confrères,

« J’avais l’espérance  que vous voudriez bien venir hier reprendre votre manuscrit ; il paraît que vous comptiez sur moi pour vous le renvoyer ; je vous le renvoie donc avec les compliments les plus sincères. Je ne sais pas si le Vaudeville vous attend et si vous êtes en pourparlers avec lui ; ce que je sais, c’est que la pièce ne me semble pas impossible au Théâtre-Français qu’au Vaudeville. Ce que le Théâtre-Français retrancherait dans le premier acte, sera retranché partout ailleurs et avec les mêmes ciseaux, ceux de la commission d’examen. Le dénouement est brutal, je ne dis pas non, et  le coup de pistolet est terrible ; mais il n’y a pas encore d’impossibilité absolue. Au fond, je vois dans votre pièce, non pas précisément une pièce bien faite, mais un début très remarquable, et pour ma part je serais heureux de présenter au public cette première passe d’armes de deux vrais et sincères talents qui gagnent leurs éperons au théâtre.

« Tout à vous,

« E. THIERRY.

« 27 avril 1865. »

Sur cette lettre, qui nous mettait au cœur des espérances dépassant nos ambitions, nous apportions notre manuscrit au Théâtre-Français.

Quinze jours après, nous obtenions une lecture du Comité ; et le 8 mai les sociétaires de la Comédie-Française

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nous faisait l’honneur de recevoir notre pièce[2].

On a parlé de protections, d’influences ayant déterminé cette réception. C’est une injure gratuite contre l’indépendance bien connue du Comité, auprès duquel rien ne nous a recommandés qu’un  passé de travail, des livres d’histoire honorés de l’éloge d’un adversaire comme M. Michelet, des romans dont toute la critique s’est émue. Et pourquoi n’y aurait-il pas là des titres au rare honneur d’un début sur la première scène littéraire de France ?

Pendant l’été, nous remaniâmes, sur les intelligentes indications de M ; Thierry, notre troisième acte, pour adoucir, au pont de vue de la scène, ce qui était logique, mais ce qui pouvait être antipathique dans la passion de la mère. La pièce était distribuée. Madame Arnould-Plessy daignait accepter le rôle de la mère. M. Got, M. Bressant, M. Lafontaine, madame Victoria Lafontaine, mademoiselle Dinah félix, voulaient bien donner à nos débuts l’appui de leurs noms et de leurs talents. Nous recevions le bulletin de la première répétition, lorsque M. Delaunay, obéissant à des scrupules et à des modesties exagérées d’artiste, rendait le rôle de Paul de Bréville, pour lequel il ne se croyait plus suffisamment jeune. Ce refus de M. Delaunay arrêtait tout. Nous vîmes notre pièce perdue, au moins pour le moment, et nous partîmes, assez désespérés, nous enterrer à la campagne dans le travail et la consolation d’un grand roman.

Cependant la presse, avec une sympathie dont nous avons gardé le souvenir, combattait le refus de M. Delaunay.

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Un critique, que toutes les questions de théâtre trouvent à son poste de feuilletonniste, armé de conscience et de bon sens, M. Sarcey, pressait M. Delaunay, au nom des auteurs et du public, de revenir sur sa résolution et d’oser avoir vingt ans, les vingt ans de son talent. Devant cet intérêt de la presse, la situation du théâtre, celle des deux auteurs, M. Delaunay cédait, et nous recevions tout à coup un beau jour, le 4 novembre, dans le trou où nous étions terrés, ne pensant plus à notre pièce, _ une lettre de M. Thierry qui nous annonçait en même temps la bonne nouvelle, et l’entrée en répétition d’Henriette.

La pièce était répétée. Les excellents acteurs qui devaient la jouer mettaient au service des auteurs tous leurs efforts, toute leur expérience, donnaient, nous pouvons le dire, tout leur cœur à la pièce. La confiance d’un grand succès était dans tout le théâtre ; et le succès paraissait éclater déjà aux dernières répétitions, devant l’admirable jeu des scènes d’amour.

Pendant ce temps, la chronique s’emparait de notre pièce. Et cette chronique, qu’on a avoir d’avance tant soutenu notre pièce, commençait à lui faire la méchante et basse guerre des cancans calomnieux, des citations falsifiées, et des dénonciations anonymes.

Les petites informations empoisonnées s’écoulaient dans les Correspondances. Le Nord signalait et racontait notre premier acte, en lui prêtant les couleurs d’une turpitude immorale ; et nous ne savons comment l’article non signé du Nord parvenait, sous bande, à la censure.

Enfin arrivait le première représentation. Elle avait lieu le 5 décembre. Tous les journaux ont raconté ce qui s’y passa. Deux hommes seulement, dans toute la presse, n’ont pas vu ce soir-là de cabale dans la salle : ce sont M. de Biéville, du Siècle, et M. de Béchard, de la Gazette de France. _ Le rapprochement de ces deux extrêmes nous semble assez curieux pour le noter en passant.

Qu’y a t-il maintenant au fond de toutes ces colères, au fond de toutes ces passions ennemies et jalouses ?

Il y a trois questions :

La question littéraire ;

La question politique ;

La question personnelle, - ou plutôt la question sociale.

La question littéraire ? – Celle-là, laissons-la de côté, nous y reviendrons plus tard. Mais aujourd’hui, il serait niais de discuter, de répondre, de se défendre, à propos d’art, quand cinquante sifflets d’omnibus écrasent tous les soirs une pièce que la salle veut écouter, quand une petite fraction des écoles couvre de la tyrannie de son goût et de la révolte de ses pudeurs les applaudissements des loges, de l’orchestre, des femmes de la société, des hommes du monde, du public élégant, intelligent et lettré de Paris. Non, pas de discussion. Nous nous inclinons devant nos maîtres, devant les maîtres de l’Odéon devenus les maîtres du Théâtre-Français, et que nous espérons bien voir demain les maîtres de toutes les scènes, y décidant la chute de ce qui leur déplaira, empêchant les avenirs dont ils ne voudront pas, et tuant, du haut des cintres, toute pensée qu’ils voudront tuer, par-dessus la tête du public et la plume de la critique !

La question politique ? – Vidons-la nettement pour n’avoir plus à y revenir.

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On dit, on imprime même, qu’on siffle notre pièce parce que le gouvernement l’a fait jouer, parce que la princesse Mathilde l’a imposée au Théatre-Français, parce que nous sommes des « protégés », des courtisans.

Nous, des protégés ! Nous, les seuls hommes de lettres qu’on ait fait asseoir en 1852 entre des gendarmes, sur les bons de la police correctionnelle, pour délit de presse ! Nous auxquels le ministre de la police d’alors donnait l’avertissement de ne plus écrire dans les journaux !…

Nous, des courtisans !… Mais qui sommes-nous donc ? Rien que des artistes qui n’ont jamais appartenu à un parti. Si nos études nous ont donné un peu de justice, et quelquefois un peu de regret pour le passé, nous croyons que nous avons montré dans nos livres historiques assez d’indépendance pour mécontenter toutes les opinions ; et nous avons cette conscience que nos romans se sont assez intéressés aux misères populaires du présent, et aux larmes des pauvres.

Arrivons à ce grand crime que nous lisons partout et qui a rempli tous ces jours-ci de circulaires le Quartier Latin : la protection de la princesse Mathilde.

Ici, on nous permettra bien quelques détails – et quelques vérités.

Après dix ans de travail solitaire, acharné, enragé, sans publicité, presque sans amis, un jour un de nos amis, M. de Chennevières, vint nous dire que la maîtresse d’un des grands salons de Paris, ayant de nos livres, désirait nous connaître. C’était la première fois qu’un salon s’ouvrait devant nos titres littéraires. Il y avait presque quatre ans que nous n’avions mis d’habit. Nous allâmes dans ce salon, dans le salon de cette femme, une artiste qui est coupable d’être née princesse. Nous y trouvâmes toutes les libertés et presque toutes les intelligences, des artistes et des hommes de lettres comme

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nous, des philosophes, des savants, des poètes : M. Renan et M. Berthelot, M. Claude Bernard, M, M. Théophile Gautier, M. Gustave Flaubert, M. Paul de Saint-Victor, M. Dumas fils, M. Émile Augier, les peintres, les sculpteurs d’avenir et de talent. Nous entendîmes là, dans ce salon, M. Sainte-Beuve défendre Proudhon, et M. Charles Blanc demander la levée de l’interdiction de la vente sur la voie publique pour l’Histoire de la Révolution écrite par son frère. Ce fut là, devant un public de lettres, que nous lûmes Henriette Maréchal, à l’exemple d’autres auteurs plus connus que nous, aussi soucieux de leur dignité, et qui ne croyaient pas faire acte d’insolence envers le public, en consultant le premier salon de Paris sur l’effet d’une œuvre dramatique.

Est-ce pour cela qu’on nous siffle, et qu’on veut empêcher notre pièce de parler au public? Mais alors qui peut dire si demain on n’ira pas huer au Salon les toiles de M. Baudry ou de M. Hébert, parce que la maîtresse de ce salon aura été les voir dans leur atelier ? Et pourquoi ne ferait-on pas partie d’aller casser à une prochaine exposition les sculptures de ce grand sculpteur, M. Carpeau, parce qu’il a eu l’imprudence de faire un chef-d’œuvre du buste de la maîtresse de ce salon ?

Si ce n’est pas pour cela qu’on siffle, est-ce pour quelque chose de plus grave ? Est-ce parce que « cette haute protection », comme on l’appelle, a fait pour nous ce qu’elle a fait pour d’autres, pour M. Louis Bouilhet, par exemple, à propos de la Faustine ? Est-ce parce qu’elle a défendu notre pièce contre la menace d’interdiction de la censure[3] ?

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Nous ne pouvons le croire. Nous ne pouvons croire que ce qui s’appelle la jeunesse française, en 1865, ait les ciseaux de la censure dans son drapeau.

Mais quoi qu’il en soit, puisqu’il semble y avoir quelque péril en ce moment à ne pas désavouer notre reconnaissance pour une princesse qui n’a d’autres courtisans que des amis, nous la remercions ici hautement et publiquement avec une gratitude qui serait presque tentée de lui souhaiter une de ces fortunes où l’on peut éprouver, autour de soi, le désintéressement des  dévouements.

Arrivons à la dernière question, à la question personnelle, et cherchons en nous tout ce qui peut expliquer cet inexplicable déchaînement d'hostilités.
D'abord nous avons le malheur de nous appeler messieurs de Goncourt.
Mon Dieu ! Ce n'est pas notre faute. Nous ne faisons que porter le nom de notre grand-père, un avocat, membre de la Constituante de 89 ; le nom de notre père, un des jeunes officiers supérieurs de la Grande Armée, mort à quarante-quatre ans des suites de ses fatigues et de ses blessures, des sept coups de sabre sur la tête d’une action éclat en Italie, de la compagne de Russie faite tout au long avec l’épaule droite cassée le lendemain de la Moskowa.

Puis nous avons encore le malheur de passer pour être riches, de passer pour être heureux, de passer pour être arrivés facilement… 

Eh bien ! puisque, dans ce moment du siècle, c'est une suspicion et une raison d'ostracisme que l'apparence de la fortune et du bonheur, il nous faut essayer de désarmer l'envie, en la consolant un peu.
Nous avons travaillé quinze ans, renfermés, solitaires, acharnés au travail. Nous avons eu toutes les défaites, tous les chagrins, tous les désespoirs, toutes les attaques, toutes les injures amères de la vie littéraire. Nous avons saigné dans notre orgueil, pendant de longues heures d'obscurité. Pendant des années, c'est à peine si nos livres nous ont payé l'huile et le bois de nos nuits. Nous sommes arrivés pas à pas, livre à livre, obligés de tout disputer et de tout conquérir. Et nous avons mis quinze ans enfin à parvenir au Théâtre-Français.
Pour notre fortune, nous n'avons pas tout à fait douze mille livres de rentes à nous deux. Nous logeons au quatrième, et nous avons une femme de ménage pour nous servir.
Et pour notre bonheur, il ne faut pas qu'on se l'exagère tant : nous avons l'un une maladie de nerfs, l'autre une maladie de foie, qui doivent assurer nos ennemis de nos souffrances dans la cruelle bataille des lettres ; deux maladies qui finiront peut-être un jour par nous faire mourir,_ à moins que nous ne mourions d'autre chose, tous les deux ensemble, selon des promesses qu'une menace a bien voulu nous faire.

 

EDMOND et JULES DE GONCOURT.

 

12 décembre 1865

Il nous reste à demander pardon au talent, au courage de nos grands acteurs, aux talents de madame Arnauld-Plessy, de madame Victoria Lafontaine, de mademoiselle

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Dinah Félix, de madame Ramelli, de mademoiselle Ross Didier, de M. Delaunay, de M. Got, de M. Bressant, de M. Lafontaine, pour les avoir exposés à ces huées sauvages. Nous faisons personnellement des excuses à madame Plessy, pour les avoir fait subir des insultes qu’un public français n’avait jamais encore fait subir, du moins là, à une actrice de génie qui a marqué, dans cette soirée du 5 décembre, sa place entre madame Dorval et mademoiselle Rachel.

 

Finissons cette histoire d’Henriette Maréchal par la lettre envoyée par nous aux journaux, où nous racontons comment elle a disparu de l’affiche de la Comédie-Française :

21 décembre 1865.

« Monsieur le Rédacteur en chef,

Les journaux ont annoncé que les représentations de notre pièce : Henriette Maréchal, étaient arrêtées. Le fait est vrai :  Henriette Maréchal  a disparu de l’affiche du Théâtre-Français dans les circonstances suivantes.

Le 15 décembre, il parut dans la Gazette de France une attaque  qui méritait d’être remarquée parmi toutes les attaques lancées, chaque soir et chaque matin, contre notre pièce. La Gazette de France commençait par souligner ce qu’elle appelait  « l’admiration du Moniteur Officiel et du constitutionnel » pour notre pièce. Puis elle parlait du morne silence dans lequel avait été écouté le second acte, de l’attitude somnolente du public au troisième. Elle ajoutait que le public ne venait pas pour s’amuser du scandale, que tous les applaudisseurs appartenaient à la claque, qu’il fallait l’intervention de la police pour « maintenir

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et comprimer le public entier à bout de patience et se levant comme un seul homme ». L’article continuait en nous imputant à crime ce que nous avions coupé, ce  qui n’était plus dans la pièce représentée, et ce que l’auteur de l’article y mettait, _ un inceste, par exemple, dont il prêtait gratuitement l’intention au dénouement. Ici, la Gazette de France faisait appel à la dignité des comédiens, en leur reprochant de se ménager quelques recettes à la faveur de la curiosité provoquée par des scènes bruyantes ; et elle terminait par un procédé de critique littéraire jusqu’ici inusité, _ une dénonciation aux contribuables ! «  Ce qui nous regarde, nous, contribuables, _ disait-elle, _ c’est de savoir si nous devons, dans un temps où l’on parle tant d’économies, continuer à sacrifier trois ou quatre cent mille francs par an pour le plus grand profit d’une entreprise ministérielle qui sait si bien tirer profit même du scandale… »

Ce même jour, l’admirateur du théâtre-français, M. E. Thierry, venait chez nous. Nous lui demandions s’il était content des explications données par nous en tête de la pièce que nous lui avions dédiée. Son embarras, quelques mots, nous laissaient voir son impression. Nous lui représentions notre situation, la nécessité où nous avions été de dire la vérité, toute la vérité. Et pourquoi, ajoutions-nous, le Théâtre-Français aurait à rougir d’une pièce parce qu’elle a pris deux fois le chemin du Vaudeville, et parce que les auteurs ont la franchise de l’avouer ? Nous ne sommes pas de ceux qui écrivent pour tel ou tel théâtre : nous écrivons pour le public que peut intéresser, sur n’importe quelle scène, une pièce qui  a au moins la conscience d’être une œuvre d’art. Si nous avons frappé au Vaudeville, c’est que nous ne voyions pas plus haut des chances d’être joués ; c’est que nous croyons _ à tort_ le Théâtre-Français fermé à tout ce qui n’était pas une tragédie, une comédie en vers, ou

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une pièce en prose signée d’un nom aussi populaire au théâtre que celui de M. Émile Augier. Nous disions encore à M. Thierry que, si pour les inexpériences scéniques et les détails de métier, nous faisions bon marché de notre pièce, nous la trouvions, avec les critiques les plus autorisés, digne après tout du Théâtre-Français par ses qualités littéraires, par un style que les auteurs des Hommes de lettres, de Sœur Philomène,  de Renée Maupérin, de Germinie Lacerteux, ne trouvent pas trop inférieur au style du répertoire moderne de notre grande scène.

  1. Thierry nous répondit avec gêne, sortait de sa poche l’article de laGazette de Francedu matin, et nous donnait lecture d’un passage de cet article où la Gazette s’étonnait de ne pas nous voir retirer notre pièce. Là-dessus, nous disions à M. Thierry que quand même nous aurions fait le plus grand chef-d'œuvre ou la plus grande turpitude, chef-d’œuvre ou turpitude n’exciteraient- point de telles passions, un tel bruit ; ce qu’on sifflait n’était point notre pièce ; et que devant cette situation, devant les attaques sans précédent, devant la majorité des applaudissements, devant le courage et la confiance de nos acteurs décidés à lutter jusqu’au bout, nous ne pouvions ni ne voulions retirer Henriette Maréchal ; et que  nous étions décidés à attendre qu’elle fût arrêtée par l’administration, interdite par l’autorité. Seulement, nous demandions encore deux épreuves, celle de ce soir-là, et celle du lundi suivant : nous espérions, pour cette représentation du lundi, l’effet de notre brochure qu’on allait mettre en vente à quatre heures et qui nous semblait destinée à faire revenir les gens de cœur sur le compte de notre dignité et de notre indépendance. « Lundi, c’est impossible, » nous dit Thierry. Ici, qu’on le comprenne bien, nous n’accusons pas M. Thierry. Nous lui restons, et nous lui resterons toujours profondément reconnaissants pour le brave accueil qu’il a fait à notre pièce. Aussi le plaignons-nous seulement pour s’être trouvé dans une situation où il ne pouvait nous accorder cette dernière demande.

La sixième représentation avait lieu le soir de cette entrevue. Tous ceux qui ont assisté peuvent dire le succès de la pièce dans cette soirée, la salle toute entière applaudissant, écrasant de ses bravos les quelques sifflets arriérés qui s’essayaient. Et c’était une salle de bonne foi, une salle payante : un vrai public de quatre mille francs de recette, _ de trois mil neuf cent un, pour être exact. Nous allions voir M. Thierry après la pièce, nous lui disions qu’il semblait bien dur d’être arrêtés après une telle soirée, où le succès semblait enfin conquis : M. Thierry nous répondait qu’il ne pouvait rien  nous promettre.

Le lendemain, Henriette Maréchal disparaissait de l’affiche du Théâtre-Français.

Maintenant, attaqués à droite et à gauche, attaqués en même temps par le Siècle et par l’Union, par l’avenir National et par la Gazette de France, sans oublier le Monde, fusillés par un premier-Paris de le La France, arrêtés par l’administration, _ que nous reste-t-il à faire pour une pièce à laquelle les sympathies de la grande critique, les feuilletons de Jules Janin, de Théophile Gautier, de Nestor Roqueplan, de Paul de Saint-Victor, de Louis Ulbach, de Francisque Sarcey, la presse et le public, des recettes de quatre mille francs, une location de huit jours à l’avance, devaient assurer, semblait-il, le droit de vivre ?

Il nous reste à faire un appel à l’opinion, à cette grande majorité de spectateurs qui a applaudi Henriette Maréchal, à tout ce monde d’hommes et de femmes du Paris intelligent et lettré qui ne veut pas que la tyrannie de la politique ou l’exagération de la morale touche à ses plaisirs, à ses goûts, à ses sympathies. Il nous reste à faire un appel à nos ennemis mêmes, à ceux qui aiment la liberté et qui doivent avoir quelque regret devant leur victoire, devant l’interdiction de notre pièce par mesure administrative.

Agréez, Monsieur le Rédacteur en chef, l’assurance de notre considération distinguée. »

 

[1] Nous appelons l’attestation du public sur cette date, qui a son importance pour l’originalité de notre pièce.

[2] Dans la première édition d’Henriette Maréchal, nous avons dit, d’après l’annonce des journaux de théâtre, que nous avions été reçus à l’unanimité. C’est une erreur. Nous avons été simplement reçus, d’après le renseignement officiel que nous communique l’archiviste du Théâtre-Français, M. Léon Guillard.

[3] A propos de ceci, M. Feydeau , dans un remarquable article, rappelait que ce fait d’une haute protection n’était pas nouveau ; que M. Augier avait au besoin de la volonté de l’Empereur pour se faire rendre par la censure le Fils de Giboyer ; M. Alexandre Dumas fils, de l’intervention de M. de Morny, pour faire lever l’interdiction de la Dame aux Camélias. _ Et puisqu’ici les noms de ces deux maîtres du théâtre moderne viennent sous notre plume, disons à M. Émile Augier et à M. Alexandre Dumas fils combien nous avons été consolés par  les bravos donnés par  eux à une pièce qu’honorait encore l’applaudissement de madame Sand.