
La Patrie en Danger
février 1, 2025
Germinie Lacerteux
mars 3, 2025Extrait de : André FEJES : Le théâtre naturaliste en France, pp30-31
« Le premier acte se passe au bal de l’Opéra. Au milieu de la cohue des masques vont et viennent deux frères : l’aîné, Pierre de Bréville, déjà mûri par l’expérience de la vie, promène partout son ennui et son scepticisme ; le cadet, Paul, un tout jeune homme, vient faire connaissance avec le monde, ou plutôt avec les femmes. Par hasard il rencontre Madame Maréchal, que son mari a conduite au bal comme à un spectacle, et dont Paul tombe aussitôt amoureux, quoiqu’elle soi masquée. A cause d’elle il se prend de querelle avec un inconnu ; un duel s’ensuit.
Paul blessé grièvement est recueilli par hasard justement chez Monsieur Maréchal, à Ville-d’Avray, où nous transporte le deuxième acte. M. Maréchal, jadis pauvre ouvrier, est aujourd’hui fort riche et vit heureux avec sa femme et sa fille Henriette. Pendant quinze jours Paul est soigné dans leur maison de compagne, mais ce n’est qu’au moment du départ qu’il se trouve en présence de Mme de Maréchal : celle-ci reconnaît son amoureux du bal de l’Opéra, elle apprend avec émotion qu’il s’est battu pour elle, elle est déjà conquise par tant de dévouement et de poésie, car son mari n’est que la prose et le devoir. Ce sentiment naissant pourrait toujours rester secret, si Paul n’apprenait lui même que la dame masquée de l’Opéra n’est autre que Mme Maréchal, à laquelle il répète sa déclaration d’amour. Elle lui ordonne de partir : il s’évanouit ; elle lui donne alors un baiser, mais il reprend connaissance au même instant et lui tend les bras ; dès lors elle est perdue.
Le troisième acte se passe à Trouville. Mme Maréchal, maintenant la maîtresse de Paul, vit dans une inquiétude continuelle que Pierre de Bréville porte à son comble en lui annonçant que sa passion coupable est connue de tous et de plus qu’Henriette aime Paul. Elle se sacrifiera pour sa fille et rompra sa liaison. Par malheur, la nuit venue, Paul pénètre dans sa chambre, toujours plus amoureux ; elle veut le chasser en vain ; Monsieur Maréchal, se défiant de quelque chose, accourt au bruit ; Henriette qui sait tout, fait fuir Paul par sa chambre et reçoit le coup de pistolet destiné à sa mère, expirant en disant : « C’était… mon amant… à moi… » »
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- PROLOGUE
- PERSONNAGES
- ACTE PREMIER
- SCÈNE II
- SCÈNE III
- SCÈNE IV
- SCÈNE V
- SCÈNE VI
- SCÈNE VII
- SCÈNE VIII
- SCÈNE IX
- SCÈNE X
- SCÈNE XI
- SCÈNE XII
- SCÈNE XIII
- SCÈNE 1
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- SCÈNE VI
- SCÈNE VII
- SCÈNE VIII
- SCÈNE IX
PROLOGUE
Bast ! tant pis, Mardi gras a lâché sa volière,
Et l’essain envahit la maison de Molière,
Cent oiseaux de plumage et de jargon divers ;
Moi, je viens, empruntant aux Fâcheux ces deux vers,
Dire au public surpris : « Monsieur, ce sont des masques
Qui portent des crincrins et des tambours de basques. »
Des masques ? Vous voyez un bal au grand complet ;
Mais Molière, après tout, aimait fort le ballet.
Les matassins, les turcs et les égyptiennes
Se trémoussent gaîment dans les pièces anciennes.
L’intermède y paraît vif, diapré, joyeux,
Au plaisir de l’esprit joignant celui des yeux,
Et pour les délicats c’est une fête encore
D’y voir en même temps Thalie et Terpichore,
Ces muses, toutes deux égales en douceurs,
Se tenant par les mains comme il sied à des soeurs.
Quand s’interrompt d’Argan la toux sempiternelle,
On s’amuse aux archers rossant polichinelle,
Et les garçons tailleurs s’acceptent sans dédain
En cadence apportant l’habit neuf de Jourdain.
Le bon goût ne va pas prendre non plus la mouche
Pour quelques entrechats battus par Scaramouche.
<§38>
Seulement, diriez-vous, ces fantoches connus
Sont traditionnels, et , pourtant, bien venus.
Leur visage est coulé dans le pur moule antique,
Et l’Atelane jase à travers leur pratique ;
Même pour les bouffons, l’avantage est certain
De compter des aïeux au nom grec ou latin.
Nous autres par malheur, nous sommes des modernes,
Et chacun nous a vu sous le gaz des lanternes,
Au coin du boulevard, en quête d’Évohé,
Criant à pleins poumons : « Ohé, c’te tête, ohé ! »
Pierrettes et pierrots, débardeurs, débardeuses,
Aux gestes provoquants, aux poses hasardeuses,
Dans l’espoir d’un souper que le hasard paîra,
Entrer comme une trombe au bal de l’Opéra.
Pardon, si nous voilà dans cette noble enceinte
Grisés de paradoxe, intoxiqués d’absinthe,
Près des masques sacrés, nous, pantins convulsifs,
Aux grands ennuis il faut des plaisirs excessifs,
Et notre hilarité furieuse et fantasque,
En bottes de gendarme, un plumeau sur le casque,
Donnant à la Folie, un tam-tam pour grelot,
Aux rondes du Sabbat oppose son galop.
Mais, hélas ! nous aussi, nous devenons classiques,
Nous, les derniers chicards et les derniers caciques,
Terreur des dominos, repliant le matin,
Chauves-souris d’amour, leurs ailes de satin.
Bientôt il nous faudra prendre un clou dans l’armoire
Ces costumes brillants de velours et de moire.
Le carnaval déjà prend pour déguisement
L’habit qui sert au bal comme à l’enterrement.
Il vient à l’Opéra, grave, en cravate blanche,
Gants blancs, souliers vernis, et du balcon se penche,
Hamlet du trois pour cent, ayant mis un faux nez,
Il débite son speech aux titis avinés.
L’outrance, l’ironie et l’âcre paroxysme,
<§39>
L’illusion broyant les débris de son prisme,
Tous les moxas brûlants qu’applique à son ennui
La génération qui se nomme Aujourd’hui,
Mêlent leur note aiguë à l’étrange harangue
Dont la veille Thalie entendait peu la langue ;
Dialecte bizarre, argot spiritu
Où de toutes ses dents rit le rire actuel !
Si le théâtre est fait comme la vie humaine,
Il se peut qu’un vrai bal y cause et s’y promène,
Or donc, excusez-nous d’être de notre temps,
Nous autres qui serons des types dans cent ans.
Pendant que la parole à la porte se joue,
Le drame sérieux se prépare et se noue,
Et quand on aura vu l’album de Gavarni,
L’action surgira terrible.
UN MASQUE, l’entraînant.
As-tu fini !
THÉOPHILE GAUTIER.
PERSONNAGES
PIERRE DE BRÉVILLE
MM. GOT.
MM. ALBERT LAMBERT.
PAUL DE BRÉVILLE
DELAUNAY.
ALB. LAMBERT fils
M. MARÉCHAL
LAFONTAINE
CHELLES.
HENRIETTE MARÉCHAL
Mmes V. LAFONTAINE.
Mmes RÉAL.
MADAME MARÉCHAL
ARNAULD-PLESSIS.
LÉONIDE LEBLANC.
THÉRÈSE
DINAH-FÉLIX.
LYNNÈS
UN MONSIEUR EN HABIT NOIR
MM. BRESSANT.
MM. DUMÉNY.
MASQUES ET DOMINOS
SEVESTRE, GUÉRIN,
TRONCHET.
Mmes ROSA DIDIER, LLOYD,
BARETTA, RAMELLI.
JAHAN, PETIT.
Mmes EIRAM, HENRIOT,
YAHNE, CAROLINE.
AMIS
MM. MONTET, PRUDHON.
MM. FRÉVILLE. FRÉMAUX
ACTE PREMIER
(Le théâtre représente le corridor des premières loges. On voit au fond les portes des loges et au-dessus la galerie du balcon. –Des masques passent. Porte d’un escalier à droite. – Des masques au balcon.)
SCÈNE PREMIÈRE
UN MASQUE
Voilà le plaisir, Mesdames ! voilà le plaisir !
UN AUTRE MASQUE, à un domino.
Pardon, Madame, je ne crois pas me tromper, j’ai eu l’honneur de vous rencontrer dans le monde… à la Closerie des Lilas…
UN MASQUE, à une femme
Angelo del moi cor !
§44
LA FEMME.
Savoyard, va !
UN DOMINO.
Anatole !
UN MASQUE.
S’il vous plaît !
UNE FEMME, descendant l’escalier de droite.
Oh ! Monsieur, tu me chiffonnes ! (Apercevant un vieux monsieur endormi sur une banquette auprès de l’escalier.)
Gendarme ! arrêtez monsieur : il dort !
PREMIER MASQUE.
Ange adoré ! vous appartenez à un sexe qui est la plus belle conquête que l’homme ait faite sur les animaux…
UNE FEMME.
Oh ! la la !
DEUXIÈME MASQUE.
Qui est-ce qui a vu ma femme ?
PREMIER MASQUE, à une femme.
Ton nom ?
LA FEMME.
Marguerite.
PREMIER MASQUE.
Marguerite ? Charmant ! … Il y a une fleur comme ça qui tire les cartes à l’Amour : un peu, beaucoup, passionnément…
LA FEMME.
Pas du tout !
§45
UN MASQUE, en postillon, arrivant à cheval sur une banquette.
Mes enfants, voilà le faubourg Saint-Germain qui arrive ! Il suit mes bottes ! Tout le monde sur le pont ! (Regardant le vieux monsieur sur la banquette.) Oh ! c’te tête ! Portons ce Monsieur-là en triomphe ! Il ressemble au cheval de La Fayette… Je l’ai connu ! Je te dis que si ! Il était blanc, toi aussi ! Hop là ! hop ! houp ! Enlevé le bourgeois ! (Les masques enlèvent le vieux monsieur sur leurs épaules.) Et voilà ce que c’est que la Gloire ! En avant ! … arche !
(La troupe de masques disparaît par l’escalier à droite.)
SCÈNE II
PIERRE et PAUL, arrivant et venant sur le devant de la scène. – Des masques au fond.
PIERRE.
Écoute-moi, mon cher ami : tu as dix-sept ans, j’en ai trente-cinq. De notre famille, il ne nous reste que des parents. Tu es mon frère… et je suis un peu ton père… (Paul lui serre la main.) C’est vrai, je t’ai un peu élevé. Dieu merci ! je suis bronzé pour deux… Quand on a été consul à Caracas, chercheur d’or à San-Francisco, et mangeur d’argent à Paris, on a des notions pratiques pour l’éducation des garçons. Aussitôt que tu as eu des poings, je t’ai appris à ne pas battre ceux qui étaient plus petits que toi, et à ne pas être battu par ceux qui étaient
§46
plus forts. Au bain, je t’ai mené tout de suite où tu n’avais pas pied, en pleine eau. A dix ans, je t’ai planté sans selle sur un cheval. Quand tu as voulu fumer, je t’ai acheté une pipe, pour que tu ne fumes pas les cordons de tes souliers. Au collège, je t’ai fait prendre des leçons d’armes, pour te donner le droit de ne pas être insolent. Je t’ai formé, je t’ai armé comme j’ai pu. Aujourd’hui, tu es bachelier ; tu sais tout ce qu’il est convenable et inutile de savoir : le grec, l’algèbre et la philosophie. Il ne te reste plus rien à apprendre pour être un homme… rien que la vie ; et la vie, c’est la femme à ton âge. (Pierre lui prend le bras ; ils se promènent.) Oui, la femme, allons, voyons, confie-moi ça, et je n’en rirai pas… Tu as fait tous les songes qu’on fait quand on rentre le dimanche soir an dortoir du collège. Tu es persuadé qu’il va t’arriver quelque chose. Tu espères je ne sais quoi : une lettre, un rendez-vous, un billet non signé, une voiture qui t’emportera, les yeux bandés, la nuit, à la porte d’un petit parc… Tu penses à des aventures… La femme est devant toi comme un monde non découvert : c’est immense, vague, périlleux et tentateur…
PAUL.
Oui, c’est vrai !
PIERRE.
Parbleu ! (Il s’arrête.) Eh bien ! mon ami, rien n’arrive. Figure-toi que le monde est devenu plat comme une pièce de six liards. Les romans devraient être poursuivis comme fausses nouvelles.
§47
Toutes les aventures sont enterrées, l’imprévu et fini, le Hasard est mort ! Jamais votre portier ne vous donne une lettre qui sent bon, sans que vous en reconnaissiez l’écriture… Et voilà pourquoi je t’ai amené ici pour que tu ne rêves ni l’amour, ni la femme, ni le bal de l’Opéra. Le bal de l’Opéra, tu y es…
(Il bâille et remonte la scène ; Paul le suit.)
PAUL
Tu t’ennuies…
PIERRE.
Non, je bâille… L’amour et la femme ? (Il lui montre la salle par un carreau de loge.) Voilà deux mille femmes comme Diogène : elles cherchent toutes un homme. Il y en a trois cent cinquante-neuf qui ont leur montre au mont-de-piété, cinq cent quarante et une qui ont besoin de payer leur terme, six cent vingt-trois qui veulent se meubler en palissandre, cent vingt-deux qui ont envie de louer un coupé au mois… Il y en a, à l’heure qu’il est, douze cents qui ont soif, et demain matin sur le coup de six heures, les deux mille auront faim ! Et maintenant, (Il redescend la scène.) va ! Je t’ai mis un peu de champagne dans la tête, et un peu d’argent dans la poche. Cours, monte, descends, regarde danser, les dominos dans les escaliers, offre des oranges aux bergères des Alpes ! Amuse-toi, sapristi ! Il te manque des cheveux gris et une épingle en faux sur ta chemise ; tu es jeune et tu n’es pas laid : les femmes ne te diront rien, parle-leur ! Si on te blague, fais semblant de rire ! Si des
§48
épaules te passent sous le nez, ne rougis pas !… et si, par hasard, tu rencontres dans les corridors la femme honnête, la femme du monde qui vient au bal de l’Opéra tous les cent ans, fais-lui une cour effrontée et une égratignure au visage ! Déchire-lui la dentelle de son masque, et vole-lui dans sa poche la carte de son mari pour la reconnaître ! Des folies, mon garçon, des folies ! Et à tout à l’heure…
(Il remonte la scène et sort par le corridor de gauche.)
SCÈNE III
PAUL, seul.
C’est donc cela le bal de l’Opéra ! J’y suis, c’est cela, j’y suis.. ; (Il regarde aux carreaux des loges, puis redescend la scène et vient s’asseoir sur la banquette.) Oh ! oui, j’en ai rêvé ! C’est drôle, je suis comme quand j’allais, enfant, sur les boulevards, le mardi gras, dans les masques : ça m’amusait, et j’avais peur ! Je me sentais tout petit dans la foule, et tout seul dans tout ce monde… (Il se lève et se promène.) J’ai la musique dans la tête.., et quelque chose dans la poitrine qui me passe… Il y a un domino qui m’a regardé, il m’a semblé, en montant… Si j’allais tout en haut, pour voir danser ?… Lui, ça l’ennuie, il ne s’amuse plus… Il faut que je parle à une femme… Oui, il faut que je parle à une femme… Mon Dieu ! comme il fait chaud !
SCÈNE IV
PAUL, UNE FEMME, en bébé, passant à gauche.
LA EMME.
Tiens ! cet innocent… Vois donc, j’ai une épingle qui me pique dans le dos… (Elle lui tend son dos, Paul lui embrasse l’épaule.) Tu embrasses, toi ? Regarde-moi donc : tu es gentil… Tu ressembles à quelqu’un que j’aimais bien. (Elle lui prend le bras.) Il était très distingué. Il portait toujours des bottines vernies. M’aimes-tu un peu ? (Paul lui prend les mains.) Ah ! tu regardes mes gants ? N’est-ce pas que ça ne sent pas les gants nettoyés ? Ce sont des idées… Mais comme tu est bien mis ! (Elle le regarde.) Tes parents sont au moins bijoutiers ?… As-tu vu danser Badoche ? (Elle essaye son lorgnon.) Ah ! voyons si je vois… Non, ça me fait pleurer… Est-ce que tu es dans un magasin ? il y a un monsieur qui m’a appelée grue de Numidie… Sais-tu ce que ça veut dire, toi ? (Elle lui met les mains sur les épaules.) Ah ! achète-moi donc un bâton de sucre de pomme, dis donc, veux-tu ? Tu ne veux pas ?… Non ?… Adieu, amour ! Tu sais, pour me retrouver, je suis contre l’orchestre des musiciens…
(Elle sort en chantonnant un air de valse. –Paul disparaît un peu après elle.)
SCÈNE V
UN MONSIEUR en habit noir et en cravate blanche à la galerie du balcon.
LE MONSIEUR.
Femmes séparées de vos amants ! Calicots en vacances ! Photographes sans ouvrage ! Athéniens de Chaillot !… Tas de polichinelles !
DEUXIÈME MASQUE.
Va donc, pékin !
LE MONSIEUR.
Parce que j’ai un habit noir sur le dos ? Mais c’est le premier des déguisements : ça donne l’air d’avoir dîné ! (A un masque en sauvage.) Sauvage !
LE SAUVAGE.
De quoi ?
LE MONSIEUR.
Tu vas manquer le train des Batignolles !… Savez-vous de quoi vous me faites l’effet d’ici, mes enfants ? d’un magasin de rubans dans une hotte de chiffonnier, sauf le respect que je vous dois ! Vous avez l’air d’un feu d’artifice dans un ruisseau, parole d’honneur ! Ah çà ! Pierrots que vous êtes, vous êtes encore pas mal serins ! Comment ! vous êtes la fleur de Paris, et voilà comme vous représentez le peuple le plus spirituel de la terre, la gaieté française, et le vin de Champagne ! Mais saperlotte ! ayez au moins l’air de vous amuser !
§51
Dites des bêtises… des bêtises qui ont déjà servi… ça ne fait rien… (Se penchant vers une femme à côté de lui.) On ne demande pas du neuf ici, n’est-ce pas, Madame ? Allons ! un peu de train ! Vous n’avez plus que jusqu’à demain matin, malheureux ! A six heures, le carnaval est enfoncé, le carême vous remet la main sur le collet, et il pleut de la neige sur les gens trop gris ! un an, mes petites biches, un an, avant de me revoir ! C’est la dernière fois que je vous permets de me passer la main dans les cheveux, et de m’appeler pacificateur de la Vendée !…
UN MASQUE.
Blagueur !
LE MONSIEUR.
Toi, t’es trop drôle ! Tu dois être employé aux Pompes funèbres…
LE MASQUE.
A ton service, mon cher !
LE MONSIEUR.
Ah ! ma foi, pour ce que vaut la vie !… On y tient parce qu’elle vous trompe : c’est comme une vieille maîtresse… Mais en voilà une vallée de larmes qu’on devrait bien trouver de drainer ! Enfin, zut ! comme disent les philosophes, et c’est encore ce qu’ils ont dit de mieux. (Des dominos passent.) Ah çà ! vous laissez passer des dames sans y goûter, vous autres ? On ne vérifie donc pas les dominos ? De pauvres femmes qui viennent ici pour n’être pas respectées… Ah ! tenez, vous n’avez pas de cœur !…Non, c’est positif,
§52
la politesse s’en va… Mais vous ne savez donc pas ce dont les almanachs nous menacent ? Il paraît que l’année prochaine sera remarquable par la vertu des femmes, la maladie des raisins et la longévité des oncles ! Ce sera gai, comme vous voyez. Jouissons de notre reste, saperlotte ! jouissons de notre reste ! Aglaé ! Aglaé ! dire que je t’ai connue : tu étais un ange… dans les apothèoses du Petit-Lazari !… Ciel ! la nourrice de mon petit !… Malheureuse ! tu va faire tourner ton lait ! (Rire et cris des masques.) Hein ? qu’est-ce que tu dis là-bas, toi ? Je suis enroué ? Laisse donc, si tu parlais depuis le temps que je parle, il faudrait te ressemeler le gosier…
DEUXIÈME MASQUE.
As-tu fini, paillasse en deuil ?
LE MONSIEUR.
Monsieur est du Jockey ?
DEUXIÈME MASQUE.
Va donc te coucher, chapelier de la rue Vivienne !
LE MONSIEUR.
Dis donc, peintre de tableaux de sage-femme !
DEUXIÈME MASQUE.
Jeune premier de Montmartre !
LE MONSIEUR.
Tourneur de mâts de Cocagne en chambre !
DEUXIÈME MASQUE.
Bibliothécaire de la garde nationale !
§53
LE MONSIEUR.
Éleveur de sangsues mécaniques !
DEUXIÈME MASQUE.
Pédicure de régiment !
LE MONSIEUR.
Président de la Société du Bec dans l’eau.
DEUXIÈME MASQUE.
Abonné de la Revue des Deux Mondes !
LE MONSIEUR.
Ah ! des gros mots !… Attends ! Je vais descendre.
(Il disparaît de la galerie.)
SCÈNE VI
M. MARÉCHAL, UN MONSIEUR.
M. MARÉCHAL, sortant d’une loge au fond, dont il tient la porte, et parlant à une personne dans la loge.
Dans un instant, ma chère, je reviens…
UN MONSIEUR.
Vous ici, Maréchal ?
M. MARÉCHAL.
Pardon, mon cher… Figurez-vous… vous avez bien mon gredin de caissier sur lequel on n’a pu mettre la main ?… Je crois que je viens de le voir dans la salle, en costume de Peau-Rouge, dansant comme un enragé… et si c’est lui !… Venez avec moi.
(Ils sortent à gauche.)
SCÈNE VII
LE MONSIEUR en habit noir entre à droite accompagné d’UN AMI.
L’AMI.
Tu es gris…
LE MONSIEUR.
Vrai ? Tant mieux.
L’AMI.
Est-ce que tu as des chagrins ?
LE MONSIEUR.
Non, pas encore… Mon ami, tu recevras sous peu une lettre de faire part qui ne sera pas encadrée de noir, parce que ce n’est pas l’usage… Tel que tu me vois, j’enterre ma vie de garçon, mon ami… et je fais des libations dessus, comme les anciens… Dire que je serai marié jeudi !
L’AMI.
Marié ?
LE MONSIEUR.
Tout à fait ! J’aurai une femme et un beau-père… Ah ! les dettes finissent par vous coûter cher ! Les créanciers ne savent pas les sacrifices qu’on fait pour eux ! Penses-tu que c’est mon dernier bal masqué ? La semaine prochaine, je jouerai au whist en famille ! Et tu veux que je sois convenable ? Mais jamais je n’ai eu envie d’être fou comme aujourd’hui… J’ai une rage de m’amuser… Il me passe
§55
des idées ! Je voudrais concevoir un poème épique, et déshériter ma tante ! Je ne sais pas ce que je ferais… Toutes les femmes qui passent, vois-tu ? ça m’a l’air de ma dernière maîtresse que je verrais pour la dernière fois… Tous les cabinets du Café anglais me défilent dans la tête, avec la couleur de leur papier…
L’AMI.
Voyons, mon cher…
LE MONSIEUR.
Ne me dis rien !… ou je vais danser ! et je marche sur les mains, à la pastourelle ! Ce soir, mon ami, ce soir ! je séduirais la femme de chambre de ma femme ! Oui, des choses insensées… Tiens ! veux-tu parier que j’entre dans la première loge venue, que j’y place une déclaration, et que j’y reste ? (Il va vers la loge du fond et fait signe à une ouvreuse de lui ouvrir la loge d’où et sorti M. Maréchal.) Voulez-vous m’ouvrir ?
L’AMI, l’arrêtant.
Tu vas te faire une affaire.
LE MONSIEUR, le repoussant.
Une, deux, trois affaires, toutes les affaires du monde ! Sois tranquille : un homme qui va se marier est sûr de n’être pas tué, il est sacré par le malheur ! (Il entre dans la loge, Madame Maréchal, qu’il essaye d’arrêter, se précipite hors de la loge.) Ma chère… voyons, ma chère… C’est comme ça ? Bonsoir ! je vais faire un somme.
(Il rentre dans la loge et referme la porte.)
SCÈNE VIII
PAUL, MADAME MARÉCHAL, entourée par des masques.
UN MASQUE.
Qu’est-ce que Madame cherche ? ses illusions ?
UN AUTRE MASQUE.
Eh ! la petite dame !
UN TROISIÈME.
Mon petit chou !
PAUL, allant à madame Maréchal et lui offrant son bras en se découvrant.
Madame, voulez-vous mon bras ? (Madame Maréchal lui prend le bras.) Est-ce que vous attendez quelqu’un ? (Elle ne répond pas, Il remet son chapeau.) Veux-tu souper ?
MADAME MARÉCHAL.
Monsieur !
(Elle dégage brusquement son bras et remonte la scène.)
PAUL.
Madame…
MADAME MARÉCHAL.
Laissez-moi, je vous prie.
Il s’arrête. Madame Maréchal disparaît à droite. Tout à coup il sort par où elle est sortie.)
SCÈNE IX
PIERRE descendant par l’escalier de droite avec UN DOMINO qu’il tient par la taille.
PIERRE.
Tu me connais ? tu me connais ? tu es plus avancée que moi…
LE DOMINO.
M’as-tu assez aimée ?
PIERRE.
C’est bien possible. Va, ce n’est pas ma faute !
LE DOMINO.
Te rappelles-tu la rue de la Bruvère ?
PIERRE.
Quel numéro ?
LE DOMINO..
Insolent ! tu étais bien jaloux de moi tout de même…
PIERRE.
Oh ! par politesse ! Je sais que ça fait plaisir aux femmes…
LE DOMINO.
Je te trouve bien vieilli, dis donc ?… On te donnerait quarante ans…
PIERRE.
Ne me les donne pas ; garde-les.
§58
LE DOMINO.
Je te vois de mon coupé souvent passer sur les boulevards à pied.
PIERRE.
Est-ce que je t’aurais éclaboussée ? Ton coupé est si bas… Ah çà ! tu as donc fait fortune, ma chère Agathe ?
LE DOMINO.
Mais oui, un peu, mon cher. Je roule sur l’or. Je possède des peignoirs qui coûtent deux cent quarante francs de blanchissage. J’ai dans mon antichambre un huissier qui a une chaîne, et dans mon salon un plat de Chine où il y a les cartes de tous les gens connus…
PIERRE.
Par toi ?… Mes compliments… Vois-tu, dans ton état, on arrive à tout, à l’ancienneté…
LE DOMINO.
Chéri, va ! trop aimable !… Eh bien ! et toi, mon pauvre ami, tu n’es devenu rien depuis que je ne t’ai vu ?
PIERRE.
Non… pas même millionnaire. Il faudrait que je me ruine pour être ton amant de cœur…
LE DOMINO.
Tu blagues donc toujours ?
PIERRE.
C’est ma santé.
§59
LE DOMINO.
Et qu’est-ce que tu fait de l’existence ?
PIERRE.
Pas grand’chose…
LE DOMINO.
Et des femmes ?
PIERRE.
Rien du tout : du plaisir.
(Ils remontent l’escalier, à droite.)
SCÈNE X
MADAME MARÉCHAL, entrant par la gauche ; après voir regardé au carreau de la loge, elle va s’asseoir sur la banquette. – PAUL entre un peu après et vient s’asseoir de côté auprès d’elle.
PAUL.
Laissez-moi là… Je ne vous touche pas.. N’ayez pas peur… Je ne vous dirai rien, si vous voulez… Tout à l’heure… ce que je vous ai dit… il ne faut pas m’en vouloir… Je ne savais pas… J’ai eu tort… Je vous demande pardon… Pardonnez-moi, voulez-vous ? Je vous ai dit : Tu… Mon Dieu ! est-ce que je savais ? Oh ! vous ne vous figurez pas ce que c’est, ce que ça coûte pour parler !.. On a la bouche sèche… Je cherchais quelque chose, je ne trouvais rien… Vous avez bien vu que j’étais pâle… On se dit : Je lui parlerai tout à l’heure… et puis
§60
un mot vous vient… on s’arrache le cœur et la voix pour le dire… Et on est malheureux après ! Je ne voulais pas vous paraître enfant… je voulais faire l’homme… Vous ne me croyez pas ?… Oh ! c’est bien vrai, pourtant, je vous jure !… Et puis toutes les femmes ici, moi, je croyais… Oh ! ce n’est pas vrai, je vois bien…, et il y en a, je suis maintenant bien sûr qu’il y en a qui viennent ici pour la première fois… (Silence de madame Maréchal.) Ah ! ne me répondez pas, ça m’est égal ! Je veux le croire… et je le crois ! Votre bras tremblait sous le mien tout à l’heure… Ne dites pas non, je l’ai senti… et vous étiez tout effrayée… Oh ! c’est que cela fait peur d’abord, n’est-ce pas ? Ce bruit, ces cris, tout ce monde… c’est une joie qui vous glace… Et puis la chaleur, les lumières, les masques, la musique, cet air du bal… il vous monte comme un étourdissement de tout cela.. ; On n’y voit plus, on ne sait plus, on n’est plus le même… et je vous parle, Madame !… moi, je vous parle !… Mon Dieu ! nous serions dans le monde, j’aurais fait un tour de valse avec vous, vous me laisseriez m’asseoir à côté de vous, sur la même banquette… et j’aurais touché votre taille, pourtant, j’aurais eu votre main dans la mienne ! Cela serait tout simple… Je vous ferais des compliments qu’on fait à une femme, je ne vous manquerais pas de respect pour ça ; je vous dirais : Vous êtes belle…
MADAME MARÉCHAL.
Laissons le monde, Monsieur. Nous n’y sommes pas. Parlez, si cela vous fait plaisir : je n’écoute
§61
pas… Tenez ! vraiment vous feriez bien mieux de vous adresser à toutes ces femmes qui sont là…
PAUL.
Mais toutes ces femmes, ça m’est égal, Madame : ce n’est pas vous ! Pourquoi vous ai-je suivie ? Comment vous ai-je retrouvée dans la foule ? Je ne sais pas… Pourquoi n’y a-t-il que vous ici pour moi ? Dites-le moi : moi, je ne le sais pas.. Les autres ? Mais près d’elles je n’aurais pas ce trouble plein de délices… Je ne serais pas comme je suis à côté de vous… Je ne me dirais pas : Enfin ! c’est donc ça l’amour ! Ah ! c’est bon ! Mon Dieu ! que c’est le meilleur que tout ce qu’on vous a dit et tout tout ce qu’on a lu !… Oh ! je vous en prie, ne vous moquez pas de moi… (Il ôte son chapeau.) Ce que votre silence me murmure de vous (se penchant vers elle), vos yeux qui, dans votre masque, semblent me regarder comme des étoiles, la nuit… tout ce qui me vient dans la tête, follement… la pensée que je vous sers à quelque chose (il se lève et passe à droite de madame Maréchal), que je puis vous empêcher d’être insultée… Mais il n’y a que vous, encore une fois, pour me donner tous ces bonheurs-là… Vous riez ?
MADAME MARÉCHAL.
Oh ! pardon… Mais c’est que vous êtes très amusant ! Vous avez un petit air si convaincu ! Et puis vous faites des phrases… comme on n’en fait plus ! Je croyais que c’était perdu comme les carlins, la race des amoureux au bal de l’Opéra…
§62
PAUL.
Cela doit vous coûter, Madame, d’être méchante… Et pourquoi l’être avec moi ? Ce n’est pas très brave… Vous voyez bien que vous avez affaire à un pauvre garçon bien jeune, qui vous dit tout… Il n’y a pas besoin de beaucoup d’esprit pour l’embarrasser… et s’il a le courage de vous parler, c’est que votre masque ne lui laisse voir que la douceur de vos yeux… (il appuie le bras à la colonne.) Je suis donc bien ridicule ? Et vous, Madame, vous avez donc été bien gâtée par la vie ?… Votre cœur a donc été heureux et comblé toujours, pour avoir si peu de charité, et ne trouver qu’à rire, quand je suis là, ne vous demandant qu’une chose… de baiser le bout de votre gant et de m’en souvenir toute ma vie…
(Il lui prend la main, elle la retire.)
MADAME MARÉCHAL. Elle se lève et redescend la scène.
Savez-vous que vous êtes un peu fou, Monsieur ? Vous me faites une déclaration… car c’est une déclaration, n’est-ce pas ?… sans me connaître, sans m’avoir vue… Vous tombez amoureux, non de moi, mais de mon domino… Vous vous figurez que je suis venue ici chercher un cœur, et vous m’offrez le vôtre… Mais qui vous dit, s’il vous plaît, que je ne suis pas une honnête mère de famille, pas plus belle et pas plus jeune que toutes les mères de famille, amenée ici tout bonnement par la curiosité, par une bête d’envie de voir ça avant de mourir ?
(Elle va se rasseoir sur la banquette.)
§63
PAUL.
Vous me dites : ce n’est pas vrai… Non, rien que votre main que j’ai aperçue tout à l’heure, le bout de votre pied… Oh ! ne le cachez pas… votre regard, votre front, enfin tout ce que je vois à aimer en vous sans vous voir, tout ce que je reconnaîtrais de vous,.. de vous que je ne connais pas… (Il s’assied auprès d’elle.) Vous êtes jeune, je vous dis que vous êtes belle… Et puis vous dites que vous êtes venue pour voir ?… Non, tenez, je ne sais quoi me dit que vous êtes venue ici comme j’y suis venu moi-même… Votre cœur a battu comme le mien en montant l’escalier… Je ne sais rien de votre vie, mais vous pensiez, je vous le dis, à des émotions, à des choses imprévues, à tout ce que fait attendre, espérer, imaginer le bal masqué !… Oh ! vous ne l’avouerez pas, je sais bien ! Mais vous enfoncez vos lèvres dans votre bouquet de violettes pour ne pas me dire : Oui !
MADAME MARÉCHAL.
Assez ! Monsieur, assez… je vous l’ordonne…
(Elle se lève.)
PAUL, restant assis et s’avançant lentement vers elle, sur la banquette.
Je vous obéis, Madame. C’est fini… Je ne vous reverrai plus… plus jamais ! Demain, je ne serai plus rien pour vous… Moi, je n’oublierai pas !.. Et peut-être y aura-t-il un jour dans votre vie de femme, une heure vide, où votre pensée reviendra à cette nuit, et où vous songerez à ce jeune homme
§64
qui vous apportait le dévouement de son premier amour !
MADAME MARÉCHAL.
Monsieur… voulez-vous me donner le bras.. (Paul se lève avec un mouvement de joie.) pour retrouver mon mari ?
(Ils vont pour sortir à gauche et passent devant la loge de madame Maréchal. – La loge s’ouvre, et le monsieur en habit noir paraît sur la porte.)
SCÈNE XI
SCÈNE XII
PAUL, LE MONSIEUR, puis PIERRE.
LE MONSIEUR.
Tu es l’amant, toi ?
§67
PAUL.
Non.
LE MONSIEUR.
Tu es le frère ?
PAUL.
Non.
LE MONSIEUR.
Eh bien, alors, mon petit, remercie ta figure de gamin : si tu ne l’avais pas, je t’aurais calotté.
(Pierre entre au fond.)
PAUL.
Eh bien, Monsieur, c’est un soufflet que je vous dois.
LE MONSIEUR.
Moutard, va !
PAUL.
Ceci est la carte d’un homme, Monsieur.
LE MONSIEUR.
Mais, voyons… sérieusement… nous battre ?… vous êtes un enfant…
(Paul fait un pas pour se jeter sur lui ; Pierre s’avance et lui met la main sur le bras.)
PIERRE.
Un enfant en âge d’être tué, Monsieur, quand on l’insulte…
(Il prend la main de son frère. – Le monsieur les regarde et fait un échange de cartes avec Paul. – Les trois hommes se saluent profondément.)
§68
SCÈNE XIII
PIERRE et PAUL.
PIERRE.
Pour une femme, n’est-ce pas ?
PAUL.
Oui.
PIERRE.
Qui demeure ?
PAUL.
Je n’en sais rien.
PIERRE.
Qui s’appelle ?
PAUL.
Je ne sais pas.
PIERRE.
Diable !
§69
VILLE D’AVRAY
§71
ACTE DEUXIÈME
Un salon avec une serre au fond, sur laquelle ouvrent trois portes. Porte à gauche. Porte vitrée à droite. A gauche, du côté de la cheminée, un canapé et une chaise basse. A droite, une chaise, une table longue où sont des livres, des revues et un métier à tapisserie. À côté de la table, un canapé. Sur la cheminée, une corbeille à ouvrage.
SCÈNE 1
MADAME MARÉCHAL, assise sur le canapé à gauche ; THÉRÈSE, à côté d’elle, debout, recousant un bouton à un gant.
MADAME MARCHAL.
Quelle bavarde tu fais ! Allons ! dépêche-toi…
THÉRÈSE.
Un beau petit garçon comme ça ! Écoutez donc, Madame, ça aurait été dommage… Le médecin a bien dit qu’il ne s’en était pas fallu de ça… Et les trois premières nuits encore, il n’allait pas bien fort.. Il étouffait comme un poulet, figurez-vous ! Je ne faisais que la faire boire… Peut-on se battre si jeune, n’est-ce pas, Madame ?
MADAME MARÉCHAL.
Voilà bien la dixième fois que tu me rabâches tout ça…
§72
Tout de même, le voilà sur pied à cette heure…
MADAME MARÉCHAL.
Alors il va bientôt s’en aller, j’espère. C’est si gênant, un étranger, un homme dans une maison… avec cela que la fenêtre de la chambre où on l’a mis donne sur le jardin… Je ne peux plus me promener de ce côté-là… ma fille encore moins…
THÉRÈSE.
Oh ! mon Dieu, Madame, moi, je m’y promènerais tout de même… Vous n’êtes pas mauvaise à voir…
MADAME MARÉCHAL.
Eh bien ! est-ce fait ?
THÉRÈSE, elle va à gauche et range sur la table.
Au fait, vous savez, Madame, je suis décidée pour ma robe… je la ferai montante, sans garniture, tout unie… C’est égal.., voyez-vous, Madame… si vous l’aviez vu comme moi, quand on l’a rapporté, au petit mur… Il était comme un linge…
MADAME MARÉCHAL.
C’est M. Maréchal qui a eu cette bonne idée-là… Enfin !
THÉRÈSE.
Mais il serait mort, madame… oh ! pour ça, oui, il serait mort avant qu’on ne l’ait porté aux Quatre-Chemins, à l’auberge.
§73
MADAME MARÉCHAL.
As-tu entendu dire pourquoi il s’est battu ?
THÉRÈSE.
Est-ce qu’on sait ! (Elle apporte à madame Maréchal un mouchoir et un flacon.) Ah ! Madame, ce petit monsieur-là, il l’air si doux, si gentil, si potelé, que si j’étais riche…
MADAME MARÉCHAL, la regardant.
Thérèse ?
THÉRÈSE.
Oh ! si j’étais riche !… Eh bien ! j’en ferais mon cœur !
(Elle se sauve.)
SCÈNE II
MADAME MARÉCHAL seule. – Elle se lève.
« Elle en ferait son cœur !… » Ces gens-là se figurent que la vie se passe à aimer, et qu’il n’y a qu’à être riche pour ça !… Quel temps désagréable ! Je trouve qu’il porte sur les nerfs… Je ne sais pas ce que j’ai depuis quelques jours… Si, au fait, je le sais, je m’ennuie. (Elle va vers la glace et se regarde de loin.) Cette Thérèse vous fagote ! J’ai remarqué que les domestiques dévoués ne savaient rien faire… Oh ! j’ai bien mon âge aujourd’hui…. C’est singulier, la beauté, c’est comme la santé : on n’y pense que lorsqu’on a peur de la perdre… Je ne sais pas du tout pourquoi je songe à tout ça : mon mari me
§74
trouvera toujours bien ; c’est tout ce qu’il faut… (Elle va s’asseoir sur le canapé, à droite.) Est-ce bizarre qu’il arrive dans notre vie un moment où nous avons comme un besoin de compliments qui nous rassurent contre les années : des admirations que, plus jeunes, nous aurions laissé passer… Eh bien ! je ne sais pas, il y a au fond de nous, pour la première fois, une espèce de reconnaissance… Oui, nous sommes touchées de ce qui nous flattait… Ma pauvre sœur avait raison quand elle me parlait de ce moment-là, de ce dernier feu de jeunesse qui se rallume un jour en nous, et dans la flamme duquel on voit passer encore une fois tous les désirs avec tous les regrets d’une vie d’honnête femme… (Elle se lève.) Ah ! on n’a plus l’avenir, c’est vrai… (Regardant la porte par où Thérèse est sortie.) « J’en ferais mon cœur… » Mais c’est très joli ce qu’elle a dit, cette bête-là !… Décidément, le bonheur parfait… c’est fade.
(Elle se rassied sur le canapé, à gauche.)
SCÈNE III
MADAME MARÉCHAL, HENRIETTE, accourant par la porte de droite.
MADAME MARÉCHAL.
Ah ! te voilà, paresseuse !
HENRIETTE.
Oui, mère, c’est moi.
§75
MADAME MARÉCHAL.
Tu te lèves ?
HENRIETTE.
Non… J’ai été à la messe, ce matin.
MADAME MARÉCHAL.
Tous les jours alors ?… Qu’est-ce que tu as donc à demander au bon Dieu, mon enfant, dans ce moment-ci ?
HENRIETTE.
Mais… rien, mère.
MADAME MARÉCHAL.
Que je t’aime plus, dis ? (Elle l’embrasse. – Henriette s’assied. Madame Maréchal lui prend les mains.) Mets-toi là, tout près, que je te sente… Cher ange ! tiens, je suis si habituée à toi, que, quand tu n’es pas là, c’est une drôle de chose, il me semble que j’ai froid !… Et quand on pense que j’ai désiré un garçon ! Je ne t’aurais pas… C’est moi qui ne changerais pas à présent, par exemple !
HENRIETTE.
Mère !
MADAME MARÉCHAL.
Tu aimes si bien quand tu aimes !… Tiens ! quelquefois, quand j’y pense, tu me fais peur avec ces tendresses que tu as… Chère fille ! c’est que c’est terrible, les natures comme la tienne… Tu n’es que cœur, affection, sensibilité… Tu vaux mieux que la vie : te le pardonnera-t-elle ?… (Elle se lève. Henriette la suit.) Tu as vu ton père ce matin ?
§76
Non, maman. Je crois qu’il est allé à Paris.
MADAME MARÉCHAL.
Au fait, ce monsieur, tu sais… je pense qu’il va pouvoir s’en aller… Il va nous débarrasser… Enfin on sera chez soi. Ça devait te manquer, ton piano.
(Elle se dirige vers la table, et va pour prendre son métier de tapisserie)
HENRIETTE.
Ah !… il va déjà si bien… assez bien pour s’en aller ? J’en suis bien contente.
MADAME MARÉCHAL.
Mais voilà quinze jours…
HENRIETTE, avec une expression de peur.
S’il était mort ici !
MADAME MARÉCHAL.
Voyons ! voyons ! c’est fini, je te dis… (Elle lui prend les mains, et lui fait une petite caresse sur la joue.) Mais sais-tu que tu es bien belle ce matin ? Comment, j’ai donc une grande fille comme ça ? c’est à moi, ça ? (Lui prenant les mains, et la tenant sous son regard, au bout de ses bras.) Ah ! chérie, tu ne sais pas ce que c’est que d’embrasser sa jeunesse sur le front de vos seize ans… de vous regarder comme je te regarde là… de vous manger des yeux… et de se dire : Voilà ma beauté, ma grâce, mon orgueil, ma vie ! Ce n’est plus moi maintenant, c’est elle !
(Elle se jette dans les bras de sa fille.)
§77
HENRIETTE, dans un baiser.
Ma bonne petite mère !
SCÈNE IV
LES MÊMES, M. MARÉCHAL entrant et les voyant s’embrasser.
M. MARÉCHAL.
Eh bien ! eh bien ! c’est cela ! ne vous gênez pas !
Après vous, s’il en reste… (A sa femme.) Bonjour, chère amie. (A sa fille.) Et qu’est-ce qu’on dit à ce père ? (Henriette saute dans ses bras.) Oh ! toi, tu es mademoiselle sans phrases, c’est une justice à te rendre : plus de baisers que de paroles avec toi ! Ce n’est pas que je m’en plaigne… (Il va mettre son paletot, à gauche.) Ah çà ! vous savez qu’il fait un temps superbe aujourd’hui… un soleil ! Vous sortez de votre lit, je suis sûr, vous autres ? Il y a deux heures que vous devriez être sur pied… On fait une grande course avant ton déjeuner, on marche, on va dans la rosée… Il n’y a rien de bon comme ça. (A sa fille, tirant une boîte de sa poche.) Tiens ! j’ai une petite bêtise pour toi.
HENRIETTE.
Oh ! une croix !… qu’elle est jolie ! merci, papa ! (Elle court à sa mère assise sur le canapé à droite.) Vois donc, maman.
M. MARÉCHAL.
J’ai aussi quelque chose pour vous, Louise. (il ouvre une boîte et la présente à sa femme.)
§78
MADAME MARÉCHAL.
Des diamants ? des diamants ! mais (regardant sa fille qui est auprès d’elle, derrière le canapé.), mon ami, ce n’est la fête de personne de nous aujourd’hui.
M. MARÉCHAL.
Pardon, ma chère, c’est la mienne.
MADAME MARÉCHAL.
La vôtre ? la vôtre… mais du tout… C’est dans le mois de décembre…
M. MARÉCHAL.
Si, je vous assure, c’est la mienne. Il y a aujourd’hui trente ans, Madame, trente ans, jour pour jour, que votre mari entrait à Paris, par la barrière de Fontainebleau, avec cinquante franc dans sa poche… cinquante francs, mon Dieu ! oui, pas plus, je n’avais que ça. Il ne faisait pas si beau qu’aujourd’hui, et j’avais un pantalon de toile. Un ans après, ma fortune eût encore tenu à peu près dans le creux de ma main, mais j’avais mangé tous les jours. Dix ans après, j’avais cent mille francs, cent mille francs à moi, bien à moi, qui ne devaient rien à personne, qui ne me reprochaient rien, mais qui m’avaient coûté rudement cher ! C’est difficile à mériter, allez ! le premier argent, encore plus qu’à gagner, le diable m’emporte ! Et ce qu’il faut d’énergie, de volonté, de travail, d’économie… je le sais, je vous en réponds. Je crois que je vous voyais d’avance, toutes les deux, ma parole d’honneur ! dans ce temps-là, et que c’était ça qui me soutenait. (Il s’assied sur la chaise à côté de la table. Henriette
§79
est venue s’asseoir sur le canapé, à côté de sa mère.) A cinq ans de là. J’avais fait, de mes cent mille francs, trois cent mille francs. Vous me faisiez alors, Madame, l’honneur de m’épouser, et vous me donniez plus que je ne vous apportais en me donnant le bonheur. Aujourd’hui, d’après mon dernier inventaire, j’ai… c’est-à-dire, vous avez deux millions…
MADAME MARÉCHAL, regardant Henriette.
Deux millions ?
M. MARÉCHAL.
Deux millions… et même un peu mieux que cela. Eh bien ! madame, en bien ! mon Henriette… (Madame Maréchal fait lever Henriette, et lui passant un bras autour de la taille, l’avance doucement vers son père.) C’est bon de se dire : Me voilà riche pour ma femme, pour ma fille… J’ai eu toutes les privations, je n’en veux pas une pour elles ! Je sais ce que c’est qu’un désir ; j’ai fait une tirelire où j’ai mis des pièces blanches tous les samedis, pendant des mois, pour m’acheter une commode en acajou que j’avais vue rue de Cléry… Elles, je ne veux pas qu’elles aient un désir ! Qu’est-ce qu’elles veulent ? du luxe ? Eh bien ! elles auront du luxe ! Je leur achèterai du plaisir, et du tout ! (Il se lève.) Ah ! tu disais que ce n’était pas aujourd’hui ma fête ! (Sa fille se jette dans ses bras. Madame Maréchal se lève.) C’est curieux !… il y a comme cela des moments dans la vie où tout vous réussit… J’ai vu un temps où je ne pouvais pas toucher une carte sans perdre ; maintenant, je gagne toujours. Et pour tout, c’est de même. C’est-à-dire que j’ai de la veine jusque dans les malheurs
§80
qui m’arrivent… (A sa femme, en remontant la scène.) Tu sais bien, la faillite Laborieux ? Eh bien ! c’est incroyable, il paraît que nous ne perdrons rien. Et mon voleur de caissier que je retrouve l’autre jour au bal !… Oh ! quand on se met à avoir les atouts en main… (Henriette se met à travailler à un ouvrage de crochet.) Jusqu’à notre maison, qui porte bonheur ! Tu sais notre blessé, dont le médecin ne répondait pas d’abord ? Le voilà sur pied, au bout de quinze jours… Un très-joli garçon, ma foi ! que mon jeune homme… (Henriette fait un signe de tête en travaillant.) Hein ! tu l’as vu ?
HENRIETTE.
Oh ! je lisais au jardin… dans l’allée… J’ai regardé en l’air… j’ai vu quelqu’un qui m’a fait un grand salut derrière les carreaux… ça m’a fait sauver…
M. MARÉCHAL.
Ah ! ça t’a fait sauver ? Eh bien, va donc voir si on nous donne à déjeuner… (Il la mène, en la tenant par la taille, à la porte du fond.) Je crève de faim, je suis levé depuis six heures, moi…
HENRIETTE.
Oui, papa.
(Elle sort.)
§81
SCÈNE V
MADAME MARÉCHAL, assise et lisant ; M. MARÉCHAL.
M. MARÉCHAL, allant à la table, auprès de madame Maréchal.
N’êtes-vous pas heureuse, aussi, vous, madame ? je ne dis pas autant que moi… mais un peu… assez pour sourire à ma joie… Oh ! ne vous étonnez pas d tout l’amour que j’ai pour cette enfant… (Il désigne la porte par laquelle Henriette est sortie.) Je lui dois tant ! A mesure qu’elle a grandi, chaque jour, elle m’a apporté un peu du cœur de sa mère… C’est en l’embrassant que nous nous sommes rapprochés ! (Il prend lentement la main de sa femme, et la baise.) Oh ! je vous disais bien dans les commencements de notre mariage : Ayez confiance, laissez faire le temps, et vous verrez qu’un jour l’affection viendra…Je la ferai venir à la fin, moi, je vous en réponds.
(Il s’assied sur le canapé, à côté d’elle.)
MADAME MARÉCHAL.
Oui, mon ami. Si jamais un mari a mérité d’être aimé…
M. MARÉCHAL.
Vous êtes contente de moi, Louise ? tout à fait contente de moi ? Dans votre salon, vous me trouvez comme tout le monde ? n’est-ce pas, comme tout le monde ? L’ouvrier, soyez franche, dites-moi tout… mais est-ce que vous pouvez me blesser, vous ? l’ouvrier, vous ne le retrouvez plus,
§82
bien sûr ? Voyez-vous ces deux sourcils-là, vous n’imaginez pas tout ce qu’ils m’ont fait souffrir, quand il se fronçaient à un mot qui m’échappait, à un geste que je faisais… à une violence… Car je sais, j’avais de vraies violences de peuple… Oh ! non, c’est vrai, vous ne me disiez rien : vous me regardiez seulement : vous ne m’aimiez pas assez pour me dire ces choses-là… J’ai eu du mal tout de même à me faire une peau d’homme du monde ; c’est dur à tailler dans du vieux !… Mais je m’étais juré que vous ne me regarderiez plus avec ces yeux-là, que vous laisseriez vos sourcils tranquilles, et que je ferais à la fin un mari comme un autre… qui ne vous rendrait pas trop malheureuse… Me suis-je tenu parole, Louise ?
MADAME MARÉCHAL.
Mon ami… (Elle lui prend la main.) Tenez ! je suis heureuse… et je ne demande qu’une chose, c’est de l’être toujours ainsi…
M. MARÉCHAL.
Et pourquoi ne le seriez vous pas toujours ?
MADAME MARÉCHAL.
Oui, pourquoi ? (Elle se relève et lui pose les mains sur les épaules.) C’est vrai !
SCÈNE VI
Les mêmes, un DOMESTIQUE annonce M. de Bréville.
M. MARÉCHAL, le présentant à sa femme.
Madame, le frère de notre jeune blessé.
§83
MADAME MARÉCHAL.
Monsieur…
PIERRE.
Madame, je ne vous remercie pas… Mon frère vous doit la vie : moi, je vous dois la vie de mon frère…
MADAME MARÉCHAL.
Oh ! mon Dieu… Mais, monsieur, cela ne mérite pas… vraiment… En pareil cas, la plus simple humanité… D’ailleurs, c’est mon mari… (Pierre serre la main de M. Maréchal.) Et monsieur votre frère est tout à fait hors de danger ? M. Maréchal me disait tout à l’heure qu’il n’y avait plus la moindre inquiétude à avoir.
PIERRE.
Oh ! plus la moindre, madame. Il va même si bien que, ne voulant pas abuser de votre bonne hospitalité, il est en train de s’habiller pour venir prendre congé de vous. Son médecin lui a permis ce matin de partir.
M. MARÉCHAL.
Partir ? Mais il ne gêne personne. Et puis il n’est pas si fort… Hier, pour être resté levé quatre ou cinq heures, il a manqué s’évanouir en se recouchant. Ce serait une imprudence… (Il remonte la scène.) Ah ! il veut partir… Eh bien ! nous allons voir ça, sapristi ! Je saurai bien le faire rester, moi.
(Il sort.)
§84
SCÈNE VII
MADAME MARÉCHAL, PIERRE.
(Madame Maréchal s’assied sur le canapé, à droite, et fait signe à Pierre de s’asseoir.)
PIERRE.
Ah ! madame, permettez-moi de vous faire mes compliments : j’ai rarement vu une aussi jolie propriété que la vôtre.
(Il s’assied.)
MADAME MARÉCHAL.
Mon Dieu, monsieur, les affaires de mon mari le retenant ici toute l’année, nous avons arrangé notre petit coin pour nous y plaire… Nous avons mis le plus de fleurs possible : ma fille les aime beaucoup. Il y a de grands arbres qui nous enferment chez nous. Nous ne voyons pas du tout Paris : cela nous empêche de le regretter… Vous aimez la campagne, monsieur ?
PIERRE.
Beaucoup, madame… mais platoniquement… dans les tableaux.
MADAME MARÉCHAL.
Monsieur votre frère est un tout jeune homme, à ce qu’on m’a dit ?
PIERRE.
On ne peut plus jeune, madame… et j’ai tout lieu de croire que cela durera…
§85
MADAME MARÉCHAL.
Vraiment ?
PIERRE.
Oui, j’espère qu’il me donnera pas mal de chagrins…
MADAME MARÉCHAL.
Comment ?
PIERRE.
Mais, madame, il a tout ce qu’il faut pour cela : une jolie figure, une mauvaise tête, beaucoup d’honneur, pas un sous de raison, et tout plein de cœur. Qu’est-ce que vous voulez qu’il lui arrive d’heureux avec toutes ces mauvaises chances-là ?
SCÈNE VIII
LES MÊMES, PAUL entre appuyé sur le bras de M. MARÉCHAL.
M. MARÉCHAL.
Le voilà, le voilà, ce petit scélérat… Je vous l’amène.
MADAME MARÉCHAL, à part.
Lui !… c’est lui !
M. MARÉCHAL, le présentant à sa femme.
Madame, M. Paul de Bréville… Madame Maréchal… (A sa femme.) Il veut absolument partir. Il n’y a plus que toi, ma chère, pour lui faire entendre raison… Voyons, que diable ! aujourd’hui n’est pas
§86
un jour comme les autres. Nous sommes tous heureux, contents… Tenez ! voilà ce qu’il faut faire : vous allez passer la journée avec nous, et si ce soir le cœur vous en dit, si cela va très-bien… et bien, on vous embarquera avec votre frère… Nous ne le lâchons pas jusque-là, n’est-ce pas, madame Maréchal ?
MADAME MARÉCHAL.
Certainement… oui… monsieur… nous fera… un grand plaisir.
PAUL, s’avançant vers madame Maréchal.
Madame, je suis trop votre obligé pour vous rien refuser.
SCÈNE IX
LES MÊMES, HENRIETTE.
HENRIETTE, accourant.
Papa, on va déjeuner tout de suit.
M. MARÉCHAL.
Messieurs, l’enfant de la maison.
(Henriette fait une révérence.)
MADAME MARÉCHAL, à part.
Lui !… chez moi ! C’est donc cela que j’y pensais…
UN DOMESTIQUE, annonçant.
Le déjeuner de madame est servi.
§87
M. MARÉCHAL.
Bon. Tenez, monsieur Paul, vous allez vous installer sur le canapé. Vous avez des journaux, des livres… (Paul s’incline.) Monsieur de Bréville, voulez-vous bien donner le bras à ma femme ?
PIERRE.
Madame, je suis désolé, mais…
M. MARÉCHAL.
Mais quoi ?
PIERRE.
J’ai déjeuné avant de partir.
M. MARÉCHAL.
Vous ne faites pas de cérémonies, je pense ? Ah çà ! vous n’aurez pas dîné ce soir, j’espère ? Eh bien, alors, tenez compagnie à votre frère… Et à tout à l’heure.
(Il prend le bras de sa femme et sort par la serre, suivi par Henriette.)
SCÈNE X
PIERRE, PAUL.
PIERRE, après avoir regardé sortir Henriette
Tu te sens bien ?
PAUL.
Oui, très-bien.
(Il s’assied sur le canapé, à gauche.)
PIERRE.
Enfin te voilà hors d’affaire, Dieu merci ! Ah çà !
§88
j’espère que tu vas être raisonnable, à présent. Un coup d’épée a cela de bon, quand il ne vous tue pas, qu’il fait de vous un homme. Mais à quoi penses-tu ?
PAUL.
Moi ? à rien.
PIERRE.
Tu as un air absorbé.
(Il s’assied sur le canapé, à côté de Paul.)
PAUL.
Mais non.
PIERRE.
Comment trouves-tu la jeune personne ?
PAUL.
Mais assez bien, il m’a semblé.
PIERRE.
Assez-bien !… Qu’est-ce qu’il te faut ? Elle est charmante, cette jeune fille-là. Elle ne ressemble pas à ces poupées à ressort… Elle a un air aimant… quelque chose de doux et de profond…
PAUL.
Oh ! je l’ai si peu regardée… Est-ce que tu trouves cela amusant, les jeunes personnes, toi ?
PIERRE.
Mon ami, je commence.
PAUL, se levant.
Ah bien ! alors, j’ai le temps ! (Il se met à promener lentement et semble chercher autour de lui.)
§89
PIERRE.
Tiens ! c’est une justice à nous rendre, nous sommes tous bien bêtes !
PAUL.
Nous ?
PIERRE.
Oui, nous les hommes. As-tu remarqué que pas un de nous, quand il est jeune, ne cherche le bonheur… l’amour, si tu veux, mon Dieu ! ça y ressemble tellement… là où il est, là où on le trouve, là où on n’a qu’à se baisser pour le ramasser, et qu’à le prendre pour l’avoir ? Quand on pense qu’il y a un moyen si simple d’être amoureux et d’en avoir le droit, d’être amoureux tranquillement, paisiblement, comme on est propriétaire, sans souci, sans tracas, sans jalousie du passé, sans défiance de l’avenir, là, en toute sécurité, les pieds dans ses pantoufles ; (Paul tourne autour de la table, touche d’un air distrait à ce qui est dessus, au métier à tapisserie.) quand on pense qu’on peut avoir cela, de l’amour, et du vrai, de celui qu’on ne trouve pas dans les magasins, du véritable amour d’honnête femme, sans scandale, sans coups et blessures, sans risques de flagrant délit, sans tous les inconvénients de l’amour qui n’est pas garanti par le gouvernement…
PAUL, s’asseyant sur le canapé, à droite.
Ah çà ! parce que j’ai reçu bêtement un coup d’épée, est-ce que tu aurais l’idée de me marier pour ma convalescence ?
§90
PIERRE.
Tu as raison. Il faut être vieux comme moi pour te dire cela… (Il se lève.) Je suis stupide de vouloir te donner mon expérience. C’est comme un habit noir, l’expérience : ça demande à être fait sur mesure… ça ne sert que pour un ! (Il va vers Paul.) Dis donc, Paul, tu n’aurais pas envie de voyager ?
PAUL.
Moi ?
PIERRE.
Tu ne fais rien… pas même ton droit. Voyons, si nous arrangions là un beau voyage… (Il s’assied sur la chaise, à côté de la table, en face de son frère.) Tu n’as pas songé quelquefois à aller bien loin, en Orient, par exemple ? Un petit tour d’un an ou deux… Qu’en dis-tu ? Ça ne te sourit pas ?
PAUL.
Tu as entendu dire que les voyages formaient la jeunesse, n’est-ce pas ?
PIERRE.
Ils mûrissent bien le vin de Bordeaux !
PAUL.
Et tu crois qu’en me promettant des paysages, tu va me faire quitter Paris ?… Paris ! Mais tu ne te rappelles donc pas ce que c’était pour toi quand tu avais mon âge ? Paris ! mais rien que ce mot-là… On voit la liberté de sa jeunesse et la femme qu’on aimera ! Tout ce qu’on s’est figuré… ce qu’on espère de la vie et ce qu’on n’en sait pas… c’est là !
§91
Paris ! mais c’est le rendez-vous donné par les romans à vos rêves ! Paris ! je n’y ai encore vécu qu’une nuit… et il me semble qu’on y marche comme dans une féerie de théâtre… à travers des surprises et des enchantements qui vous enveloppent… au milieu de femmes voilées qui vous échappent…
PIERRE.
Ah ! ton domino ! toujours ton domino !
M. MARÉCHAL.
Voilà ! c’est fait !
PIERRE.
Déjà ?
SCÈNE XI
PIERRE, PAUL, M. MARÉCHAL, MADAME MARÉCHAL, HENRIETTE, revenant de déjeuner. Madame Maréchal donne le bras à Henriette.
M. MARÉCHAL.
Oh ! ma fille mange comme un oiseau… Ma femme n’a pour ainsi dire pas déjeuné… Il n’y a que moi… (Madame Maréchal va s’accouder au canapé, à gauche ; Henriette, assise sur la chaise basse auprès du canapé, tire son crochet de sa poche et se met à travailler. –A Pierre.) Ah çà ! mais vous fumez, n’est-ce pas ?
PIERRE.
Comme un homme qui a vécu dans la patrie des cigares… Voyez-vous, on a beau dire, le tabac,
§92
pour la santé… c’est encore le meilleur des poisons.
M. MARÉCHAL, à Henriette.
Te voilà déjà fourrée dans ton ouvrage, toi ?
HENRIETTE.
Je voudrais finir ça… Tiens, jusque-là.
M. MARÉCHAL.
Laisse donc ! c’est très mauvais après ses repas de travailler tout de suite… Tu ne prends jamais d’exercice. Viens donc faire un petit tour, Allons, viens donc avec nous… (Il l’entraîne avec lui. Madame Maréchal fait signe à sa fille d’aller avec son père. – A Paul.) Je vous laisse ma femme
SCÈNE XII
MADAME MARÉCHAL, PAUL.
MADAME MARÉCHAL, à Paul qui s’est levé.
Eh bien, Monsieur, vous ne vous trouvez pas trop fatigué ?
PAUL.
Non, madame, je vous remercie… Je me sens très bien, au contraire… et je suis bien content. Madame Maréchal s’est assise sur le canapé, à gauche.) C’est que j’ai eu grand’peur de mourir. Quand mon frère venait les premiers jours, je croyais qu’il avait pleuré… On regarde beaucoup, quand on en est là, le visage de ceux qui vous aiment… Et cela me paraissait bien
§93
dur de m’en aller ainsi, de tout quitter, la vie avant d’y avoir goûté… Ce qu’on ne connaît pas, si vous saviez comme cela paraît beau ! Et puis mourir, c’est toujours mourir… (Il s’assied sur la chaise basse auprès de madame Maréchal.) Oh ! mais je ne sais pas pourquoi je vous dis cela ; je n’y pense plus : aujourd’hui je vais si bien, je me sens vivre, et je suis tout heureux de vivre…
MADAME MARÉCHAL.
Oui, c’est ce qui arrive… Je me rappelle, après une maladie, une sensation comme celle que vous dites là… la vie qui revient comme une joie… Mais aussi pourquoi vous battre ? Vous n’avez pas songé à votre mère ? …
PAUL.
Je n’ai plus de mère, Madame.
MADAME MARÉCHAL.
Mais comment monsieur votre frère, qui me paraît raisonnable, et qui vous aime, il me semble…
PAUL.
Comme un père, Madame. C’est pour cela qu’il m’a laissé me battre…
MADAME MARÉCHAL.
Oh ! mon Dieu ! mais c’était donc bien grave ?
PAUL.
Oh ! du tout, madame… Une querelle de bal masqué tout simplement…
MADAME MARÉCHAL.
De bal masqué ?
§94
PAUL.
Oui, un Monsieur qui, à l’Opéra…
MADAME MARÉCHAL.
A l’Opéra ?
PAUL.
Vous n’avez jamais été au bal de l’Opéra, Madame ?
MADAME MARÉCHAL, froidement.
Non, Monsieur.
(Elle se lève.)
PAUL, se levant.
Oh ! pardon… Mais je vous demandais cela… On m’avait dit que quelquefois des femmes mariées avaient la curiosité de s’y faire mener par leurs maris… une fois dans une loge… pour voir… (Madame Maréchal va s’asseoir sur la chaise près de la table et prend sur ses genoux son métier à tapisserie. – Paul est debout tout près d’elle.) Eh bien ! au dernier bal, à la mi-carême, un domino comme cela, qui avait perdu son mari et qui était insultée par un monsieur, réclama mon bras : cela a amené entre ce monsieur et moi un échange de paroles… un peu vives… et voilà d’où vient mon coup d’épée, Madame.
MADAME MARÉCHAL.
Mais c’est une aventure, s’il vous plaît ! Vous vous êtes conduit là en chevalier… Et vous ne connaissiez pas la femme ?
PAUL.
En aucune façon.
§95
Oh ! mais nous ne sommes plus habituées à ces dévouements-là… Comment, vous manquez de vous faire tuer pour une femme qui ne vous a pas seulement remercié… peut-être ?
PAUL.
Me remercier ? Mais elle ne sait pas que je me suis battu pour elle ! Elle s’est sauvée, et elle n’était plus là quand la provocation a eu lieu… C’est bien jeune, vous trouvez, n’est-ce pas, ce que j’ai fait là ? Se battre pour une vision… pour une femme à peine entrevue, qui passe par hasard, un moment, dans votre vie… Que voulez-vous ? maintenant cela me fait un petit bonheur au fond de moi… Je me dis qu’il y a quelque chose entre nous, et que c’est impossible qu’il n’y ait pas quelque chose… Si j’étais mort, il me semble qu’elle aurait pleuré, ce jour-là, sans savoir…
MADAME MARÉCHAL.
Quelle idée !
PAUL.
Et puis cette heure à ses côtés au bal… sa robe que je sentais… (Madame Maréchal se recule.) les pensées qui me sont venues près d’elle… sa voix qui me touchait… Ah ! cela vaut bien les quelques gouttes de mon sang que je lui ai données ! Vous souriez ? Je suis sûr que dans la vie on fait encore de plus mauvais marchés que ça ! … Et puis je peux la rencontrer, la retrouver… Pourquoi ça ne recommencerait-il pas, le hasard ?
§96
MADAME MARÉCHAL, retournant la tête vers lui.
Parce que c’est le hasard. Mais, vraiment, Monsieur, il faut que vous soyez enfant, mais enfant comme on ne l’est pas ! Vous êtes unique avec votre femme mariée ! Quelque lorette qui se sera amusée de vous et qui aura joué le sentiment…
(Elle se lève et descend la scène.)
PAUL, la suivant.
Ah ! Madame, c’est que vous ne l’avez pas entendue ! non, non… C’était une femme… mon Dieu ! une femme… comme vous…
MADAME MARÉCHAL, se retournant.
Je vous remercie bien… Et à quoi avez-vous reconnu cela, Monsieur ? Je serais curieuse…
PAUL.
A rien, Madame, et à tout ! A des paroles qui lui montaient aux lèvres et qu’elle ne disait pas, au respect que je respirais près d’elle ! Elle ne m’a pas même laissé toucher sa main… et pourtant elle a été attendrie un moment…
MADAME MARÉCHAL.
Ah ! vraiment ? attendrie, vous croyez ?
PAUL.
Oh ! ç’à été une minute, Madame, je ne vous dis pas… Elle n’y aura plus pensé après… En ôtant son masque, elle ne se sera plus souvenue ; mais là, dans le bal, sur la banquette où nous étions… oh ! je suis sûr qu’il y a eu un instant… Je la regardais… elle m’a regardé… (Les yeux de Paul et de
§97
madame Maréchal se rencontrent. – Un silence.) et nous sommes restés une seconde à ne nous rien dire… (Un silence, les yeux baissés.) Cette seconde-là, allez ! elle me l’a bien donnée…
MADAME MARÉCHAL.
Oh ! si vous en êtes si sûr que cela… (Elle remonte la scène. – Se retournant.) Allons, tenez ! je vois ce que c’est : vous serez tombé, je parie, sur quelque femme de chambre de bonne maison, qui aura pris le domino et les airs de sa maîtresse… (Revenant à lui.) Eh bien ! je vais vous donner un conseil… Il ne vous faut plus penser à cela, voyez-vous. Vous finiriez par vous rendre ridicule…
(Elle remonte la scène et va vers le fond arranger un vase de fleurs.)
PAUL, la suivant comme attiré.
Et pourquoi n’y plus penser, Madame ? Qu’est-ce que ça fait que les romans soient faux ? Ils sont plus beaux que la vie, voilà tout ! (Aux paroles de Paul madame Maréchal tourne lentement sur elle-même.) Pourquoi ne voulez-vous pas que je croie à cette douce aventure d’une femme du monde, jeune et belle… comme vous… égarée là, un soir, curieuse et tremblante, au milieu de tout ce plaisir ? Pourquoi ne voulez-vous pas que cette femme ait laissé tomber un regard sur ma jeunesse ? Et pourquoi ne voulez-vous pas que j’y pense (Madame Maréchal va lentement vers la cheminée.) quand il me semble que vous m’y faites songer davantage… quand je crois la sentir dans je ne sais quel parfum qui vous entoure… dans je ne sais quoi de vous qui a l’air d’être elle ? Pourquoi ne voulez-vous pas ?
§98
MADAME MARÉCHAL, se retournant vivement et s’accoudant à la cheminée.
Mais, moi, je ne veux rien… Sans doute je n’ai aucun droit… Et je ne puis vous défendre…
SCÈNE XIII
LES MÊMES, HENRIETTE, accourant tout essoufflée.
MADAME MARÉCHAL.
Ah ! te voilà… arrive ! Qu’est-ce que tu as fait de ces messieurs ?
HENRIETTE.
Oh ! papa est en train de montrer la fabrique… je les ai laissés.
MADAME MARÉCHAL.
Ton père est étonnant pour cela… Il croit que c’est amusant pour tout le monde… Mais comme tu as chaud ! tu as couru ! …
(Elle lui essuie le front avec son mouchoir.)
HENRIETTE, s’asseyant sur le canapé à gauche, avec sa mère.
Mais non, maman.
(Un silence.)
MADAME MARÉCHAL.
Vous savez, Monsieur… si vous voulez lire… vous avez là des Revues…
PAUL.
Je vous remercie, Madame…
(Un silence.)
§99
HENRIETTE, à madame Maréchal.
Trouves-tu le dessin de mon crochet plus joli que celui de madame Lubert ?
MADAME MARÉCHAL.
Oui, oui… c’est plus léger. (Un silence. – Elle prend un peloton de laine sur la cheminée et revient le dévider sur le canapé avec sa fille. – A Paul.) Vous allez beaucoup dans le monde, Monsieur de Bréville ?
PAUL, s’avançant.
Oh ! Madame, je voudrais bien… J’ai été seulement à deux bals cet hiver…
MADAME MARÉCHAL.
Vous dansez ?
PAUL.
Tant que je peux, Madame.
MADAME MARÉCHAL.
C’est de votre âge… Comment, deux bals seulement ?
PAUL.
Oui, une fois chez madame d’Anjorand…
MADAME MARÉCHAL.
Ah ! oui, je connais… Elle invite beaucoup de jeunes gens… Elle trouve que c’est meublant pour un salon. (Paul se recule un peu. – Un silence.) Est-ce que vous comptez faire quelque chose, Monsieur ?
PAUL
Mon Dieu ! Madame, j’aurais été seul, sans mon frère, j’aurais pris une carrière…
§100
MADAME MARÉCHAL.
Laquelle ?
PAUL.
Je serais entré à Saint-Cyr.
HENRIETTE, levant les yeux vers sa mère.
Ah !
MADAME MARÉCHAL.
Militaire, vraiment ? C’est en voyant des uniformes que cette vocation-là vous est venue ?
PAUL.
Non, Madame, c’est en regardant le portrait de mon père.
(Il va vers la table à droite.)
UNE FEMME DE SERVICE, paraissant à la porte et disant à Madame Maréchal.
Madame, il y a en bas cette femme… dont le mari a été tué à la fabrique, vous savez…
MADAME MARÉCHAL. Elle se lève.
Ah ! oui, c’est vrai, c’est le jour de son mois… (A Henriette.) Il faut donner l’agent à cette pauvre femme.
HENRIETTE, avec peur.
Oh ! maman !
MADAME MARÉCHAL.
Est-ce que tu as peur de la voir ?
HENRIETTE.
Non… j’ai peur de pleurer.
§101
MADAME MARÉCHAL.
Eh bien, alors j’y vais.
(Elle sort en faisant un geste de caresse à sa fille.)
SCÈNE XIV
HENRIETTE, PAUL.
HENRIETTE, s’avançant timidement, tout en travaillant vers Paul qui feuillette sur la table.
Vous n’avez pas de sœur, Monsieur ?
PAUL.
Non, Mademoiselle.
HENRIETTE.
C’est que vous parliez tout à l’heure des bals de madame d’Anjorand… Maman m’y mène quelquefois… Et si vous aviez eu une sœur, j’aurais eu le plaisir de l’y rencontrer.
PAUL.
Ma foi, Mademoiselle, j’aurais bien voulu… Nous sommes quelquefois quinze cousins à table… c’est lugubre.
(Il prend un album sur la table et l’ouvre.)
HENRIETTE.
Ah ! c’est mon album.
PAUL.
Pardon, Mademoiselle.
(Il le referme.)
§102
HENRIETTE.
Oh ! vous pouvez regarder… C’est de tous les gens qui sont venus ici… une pensée qu’ils nous ont laissée d’eux…
(Elle lui tourne le dos, en s’appuyant à demi au dossier de la chaise.)
PAUL, à part.
L’invitation à l’album… (Haut.) Vous aimez les souvenirs, Mademoiselle ?
HENRIETTE.
Oh ! beaucoup… Je vais vous dire quelque chose… Vous ne rirez pas ? … Quand j’ai donné la main à une personne que j’aime je garde les gants que j’avais… J’en ai tout un tiroir… (Elle regarde par la porte vitrée à droite.) Mon maître de dessin…
(Elle fait une révérence à Paul et se sauve.)
SCÈNE XV
PAUL, assis sur le canapé, puis THÉRÈSE.
PAUL, seul.
Écrire sur un album de demoiselle, c’est commode ! Mais je ne sais pas, je n’ai jamais appris, moi…
THÉRÈSE, avec un paquet sur le bras. Elle entre en criant.
Mademoiselle ! mademoiselle ! C’est le peintre… Tiens !… mademoiselle est déjà montée ? (Paul lui fait signe que oui.) Et ça va bien, monsieur Paul ? C’est vrai que vous partez ce soir ? Vous allez manquer
§103
à la maison… On avait l’habitude de vous… Mademoiselle me demandait tous les matins de vos nouvelles… Moi… je suis sûre que j’entrerai dans votre chambre, comme si vous y étiez…
(Elle va pour sortir.)
PAUL, se levant et venant s’asseoir sur la chaise près de la table.
Viens un peu ici… Sais-tu que tu es une fameuse garde-malade, et que si je ne t’avais pas eue ? …
THÉRÈSE.
Dame, Monsieur, aux Enfants-Trouvés où Madame m’a prise, quand les malades donnaient, j’étais un peu infirmière…
PAUL.
Tu es une brave fille… Tiens !
(Il lui met de l’argent dans la main.)
THÉRÈSE.
Oh ! tant que ça ! … Gardez donc… On n’a jamais trop d’argent, un jeune homme…
PAUL.
Va donc ! va donc ! Tu t’achèteras quelque chose… Qu’est-ce que tu t’achèteras, voyons ?
THÉRÈSE.
Eh bien ! Monsieur, j’achèterai une chaîne de montre, pour porter, quand j’aurai ça sur le dos… (Elle déplie un domino.) Hein ? la belle soie ! …
PAUL ? avançant la main.
Mais c’est… c’est un domino !
§104
Oui, que m’a donné Madame… pour m’en faire une robe… (Elle lui apporte le domino.) La jolie dentelle, n’est-ce pas ? C’est du Chantilly, voyez-vous ? Par exemple, ce n’est pas pour moi, la dentelle… (Elle lui enlève des mains le domino.) On devrait s’amuser, n’est-ce pas, avec un si beau domino que ça ? (Elle le jette sur es épaules, et le retire presque aussitôt) Eh bien, comme c’est drôle ! depuis que Madame l’a mis, il y a de cela quinze jours…
PAUL.
A la mi-carême ?
THÉRÈSE, repliant son domino.
Oui, juste… eh bien ! elle a toujours l’ai d’être dans ses réflexions…
PAUL, se levant.
Ah !
THÉRÈSE, revenant au moment de sortir.
Allons, je vous remercie bien, monsieur Paul… mais vous savez, vous ne m’auriez rien donné, ça aurait été tout de même.
(Elle sort à gauche.)
SCÈNE XVI
PAUL, puis MADAME MARÉCHAL.
PAUL.
C’est elle ! C’était elle ! C’est elle !
(Il tombe assis sur la chaise près de la table.)
§105
MADAME MARÉCHAL, entrant par le fond.
Ah ! vous êtes seul, Monsieur ? Ces messieurs ne sont pas encore rentrés ? Mais qu’est-ce que vous avez ? … Est-ce que vous souffrez ?
PAUL.
Un peu, Madame… oh ! Presque pas…
MADAME MARÉCHAL.
Voulez-vous que je sonne ? que je fasse monter un domestique pour vous aider à regagner votre chambre ?
PAUL, se soulevant sur la chaise.
Merci, Madame, merci… ç’a été un élancement… et puis, ce n’est plus rien…
MADAME MARÉCHAL.
Oh ! vous êtes pâle… Respirez un peu, tenez !
(Elle lui présente un flacon. Il le regarde, le prend à mains jointes, se dresse debout.)
PAUL.
Vous l’aviez, vous rappelez-vous ? … C’était vous ! C’est vous !
MADAME MARÉCHAL.
Monsieur…
PAUL.
Je vous dis que c’est vous ! Mais puisque je le sais !… puisqu’on me l’a dit ! puisque c’est vous !… Ah ! vous ne vouliez pas me laisser rêver ! Eh bien, Madame, je ne rêve plus !
MADAME MARÉCHAL.
Monsieur, je ne sais vraiment où vous prenez…
§106
Madame, vous étiez au bal, à l’Opéra, à la mi-carême…
MADAME MARÉCHAL.
Monsieur!…
PAUL.
Ah ! tenez, c’est inutile encore une fois… Je viens, il n’y a pas cinq minutes, de toucher le domino que je tâchais d’effleurer de mes lèvres cette nuit-là !
MADAME MARÉCHAL.
Eh bien! Oui, Monsieur, j’y étais. Après ? J’ai même causé avec vous. J’ai peut-être eu tort, mais c’est vrai. Après ? Quel droit cela vous donne-t-il à me parler chez moi de choses que je ne dois pas entendre ?… Nous ne sommes plus en carnaval, Monsieur. Ici, vous êtes M. de Bréville, et je suis madame Maréchal… Je suis mariée, je suis mère, j’aime mes devoirs, Monsieur, mon mari et ma fille… Vous m’avez compris, je pense ?
(Elle passe devant lui, et va s’asseoir sur le canapé à droite. Un silence.)
PAUL, après avoir rapporté lentement le flacon qu’il pose sur la table.
Ah ! tenez ! tout à l’heure, Madame, vous me disiez que j’étais un enfant… Un enfant, ce n’est pas dangereux… Eh bien ! supposez-moi encore plus jeune que je ne suis… que je sois un enfant tout à fait… pas autre chose… Alors, on a des adorations qui ne font de mal à personne… Les gens âgés en sourient, les plus méchants leur pardonnent, le
§107
mari ne s’en inquiète pas… et la femme… (Il s’avance derrière le canapé.) la femme s’en laisse caresser comme par le parfum de ce qui fleurit, et la musique de ce qui chante. (Il passe derrière elle et lui parle dans le dos.) Cela flotte et voltige autour d’elle… à peine si cela l’effleure… C’est de l’amour… mais de l’amour qui ne dérange rien de la vie… qui ne prend rien de son cœur… qui ne veut rien d’elle que ce qu’elle donne à tout le monde… de l’amour… qui n’est pas de l’amour ! (Il s’appuie et se penche sur le canapé.) La regarder quand elle ne vous regarde pas, s’endormir avec une phrase qu’elle vous a dite, se tenir tout petit et tout content dans l’ombre de sa robe… et puis, un jour, une fois, un moment, dans une promenade, sentir la chaleur de son bras passé autour du vôtre… Mais on ne demande rien de plus ! La femme dit : C’est un enfant…
(Paul est tout à fait derrière madame Maréchal, qui détourne la tête.)
MADAME MARÉCHAL.
Monsieur, restons-en là, je vous en prie, pour vous et pour moi…
(Elle se lève, et va vers le fond pour sortir.)
PAUL, l’arrêtant en se mettant devant elle.
Ah ! écoutez-moi encore un peu… Mais c’est impossible que je ne vous sois rien… Il y a comme une main qui nous a poussés l’un vers l’autre… une fatalité, si vous voulez, je ne sais pas… Cette rencontre… ce coup d’épée qui me jette mourant à la porte de votre parc… moi ici, chez vous… Oh ? vous n’auriez pas le courage de ma chasser !…
§108
MADAME MARÉCHAL.
Monsieur, au dîner, vous ne me verrez pas : je serai malade… Et je vous demande de ne jamais chercher à me revoir… jamais, entendez-vous ?
PAUL.
Oh ! par grâce, pitié !… vous revoir !… si ? vous revoir ! Oh ! restez ! (Il parle dans le dos de madame Maréchal qui fuit lentement vers la droite, devant le canapé.) Je voudrais tant !… Aujourd’hui !… rien qu’aujourd’hui !… jusqu’à ce soir !… Encore un peu !… Oh ! vous serez bonne… Ce sont mes nuits de fièvre… voyez-vous… Je ne dormais pas… toujours la même idée… toujours vous ! On devient fou !… (Madame Maréchal se retourne.) Oh ! pardon… je ne dirai plus cela… Ne me renvoyez pas, dites ? Que je reste !… oh ! que je reste !… Madame… Madame… (Il tombe sur le canapé. D’une voix qui s’éteint.) Ah ! tenez, maintenant je ne m’en irai pas… Je… je ne peux plus…
(Il s’évanouit.)
Madame Maréchal le regarde, s’arrête, hésite, court à la sonnette de la cheminée, sonne, fait un geste d’impatience et d’angoisse, puis court à Paul évanoui, lui jette un baiser sur le front, recourt vers la sonnette, se retourne, aperçoit Paul soulevé sur le canapé et lui tendant les bras. Elle pousse un cri et se cache la figure dans ses mains.
III TROUVILLE
§111
ACTE TROISIÈME
Un petit salon dans un chalet de Trouville, porte au fond. Portes avec portières à gauche et à droite, celle de droite menant à la chambre de madame Maréchal, celle de gauche à la chambre d’Henriette. – A gauche, une cheminée ; à côté, un bonheur du jour, une chaise, une table à ouvrage, un fauteuil, une chaise. – A droite, un guéridon entre deux chaises. – Canapés au fond.)
SCÈNE I
MADAME MARÉCHAL, seule, assise sur un fauteuil, près de la table à ouvrage. Elle regarde la pendule.
Il est maintenant en wagon… Je croyais qu’il ne partirait jamais… Il m’a dit : Comme tu m’embrasse ! J’ai eu peur qu’il ne me regardât… Parti ! j’ai besoin de me répéter cela… C’est qu’il faut si peu de chose ! On a beau tout combiner, tout arranger, penser à tout… un accident, un rien, une de ces bêtises qui arrivent, mon Dieu ! il ne faut que cela !… Huit heures !… Oh ! ces aiguilles, quand on les regarde, elles n’ont pas l’air de marcher… Voyons ! faisons quelque chose… (Elle prend une bande de tapisserie, essaye de travailler, et la laisse retomber.) Ah ! c’est tuant, cette vie-là, de toujours lutter, de toujours veiller, d’avoir toujours besoin de toutes ses forces et de toute sa volonté, d’être là toujours aux écoutes… avoir peur du regard d’un domestique… de ses rêves,
§112
la nuit ! Il y a des moments, il me semble, où je deviens stupide… J’ai des choses qui se brisent dans ma tête… Encore quatre heures !…Oh ! il sera exact… (Elle se lève et s’assied à droite sur la chaise, à côté du guéridon.) Qu’est-ce que peut faire Henriette ? Les autres fois, elle est moins longtemps, quand elle va jusqu’au chemin de fer avec son père… Je dirai que je suis fatiguée, je ferai servir le thé de bonne heure… Je voudrais être un peu seule avant qu’il ne vînt, pour que toutes mes pensées l’attendent !…
SCÈNE II
MADAME MARÉCHAL, M. MARÉCHAL, entrant et jetant un sac de voyage sur un canapé.
MADAME MARÉCHAL.
Vous ! c’est vous ?
(Elle se lève.)
M. MARÉCHAL.
Mon Dieu, oui, c’est moi, ma chère amie. Vous retardez de dix minutes simplement, voilà. C’est absurde, cette heure de Paris qu’on rapporte… et puis, on n’est plus à l’heure d’ici. (Il va à la pendule et fait marcher les aiguilles.) J’ai parfaitement manqué le train avec tout cela.
MADAME MARÉCHAL, se rasseyant et se mettant à travailler.
Oh ! vous d’abord, pour partir, vous mettez toujours un temps…
§113
M. MARÉCHAL.
Bon ! c’est ma faute à présent.
MADAME MARÉCHAL.
Et votre rendez-vous pour demain ?
M. MARÉCHAL.
Eh bien, mon rendez-vous… qu’est-ce que vous voulez ? je n’y serai pas. J’ai envoyé une dépêche… Il va falloir que je parte demain matin par le premier train… Oh ! c’est une journée de perdue… Tenez, voilà les journaux, la Revue… c’était là, en bas, depuis ce matin midi… mais avec nos domestiques !… (Il regarde sa femme.) Vous ne les lisez pas ?
MADAME MARÉCHAL.
Parcourez-les, vous me direz ce qu’il y a d’intéressant.
M. MARÉCHAL, s’asseyant de l’autre côté du guéridon.
Le Crédit mobilier a ouvert au-dessous de 1,100… Voyons combien a fait le Comptoir d’escompte ? 765…
MADAME MARÉCHAL.
Est-ce que vous allez me lire le cours de la Bourse, mon ami ?
M. MARÉCHAL.
Pardon !… voyons… Les nouvelles télégraphiques… « La crise ministérielle a abouti à un arrangement. Une position officielle a été rendue au prince Kong… » Ah ! c’est en Chine… Un grand article sur l’hégémonie de l’Herzégovine…. Ça vous est égal ?… Un anonyme vient de restituer au Trésor
§114
public… heu… heu… Ah ! « Hier au soir, une détonation a jeté l’émoi… » C’est toujours intéressant. « Hier au soir, une détonation a jeté l’émoi… » (Il regarde sa femme.) Mais vous ne m’écoutez pas, ma chère ?
MADAME MARÉCHAL.
Moi ? si… si… c’est que je comptais mes points… J’ai pris un dessin terrible…
M. MARÉCHAL.
« M.R...! à Luzarches ! ancien agent de change ! »
Mais c’est Roger ! c’est Roger, mon Dieu !
MADAME MARÉCHAL.
Celui qui avait cette jolie femme blonde ?
M. MARÉCHAL.
Il l’a tuée !
MADAME MARÉCHAL.
Tuée !
M. MARÉCHAL.
Net ! Lis…
(Il lui donne le journal.)
MADAME MARÉCHAL, parcourt des yeux le journal.
Oh ! c’est affreux !… Mais reprenez, reprenez donc ce journal !
(Elle le repousse sur le guéridon.)
M. MARÉCHAL.
Oui, affreux ; mais que veux-tu ? On n’a plus sa tête, on doit voir tout rouge dans ces moments-là… Un mariage d’inclination ! Il l’adorait. Je me rappelle, sur les boulevards, en nous promenant, avant
§115
son mariage, il m’en parlait…, il était comme un fou ! (Il se lève et se promène.) Une femme qui lui devait tout… Elle n’avait rien… Sa mère et elle brodaient des mouchoirs, quand il l’a connue… Il lui a donné voiture de suite, des chevaux, une maison, tout ce qu’elle voulait ! Il ne lui refusait rien. Il se saignait pour elle. Pendant dix ans, il travaillait toute la journée comme un nègre, et il la menait dans le monde le soir… Il se couchait à trois heures du matin, il se levait à cinq heures… C’est lui que je plains, moi…
MADAME MARÉCHAL.
Henriette n’est donc pas revenue avec toi ?
M. MARÉCHAL.
Non. Nous avons rencontré madame de Noisy et sa fille. Elles vont te la ramener.
MADAME MARÉCHAL.
Je pense à cette pauvre femme… C’est horrible… Il faut être si sûr !
M. MARÉCHAL.
Sûr ? Et que veux-tu de plus ? Tu n’as donc pas lu ? Il l’a surprise, la nuit, dans sa chambre, une nuit où elle le croyait absent…
MADAME MARÉCHAL.
Ah ! oui… elle le croyait absent… oui…
M. MARÉCHAL.
C’est toujours comme cela que cela arrive, du reste.
§116
Où as-tu rencontré ces dames de Noisy ?
(Elle se lève.)
M. MARÉCHAL.
Elles étaient à la porte du bijoutier. (Il s’assied.) Savez-vous, ma chère amie, quelque chose qui me trotte dans la tête depuis quelque temps ? Est-ce que vous ne trouvez pas que notre Henriette a souvent maintenant un air triste, préoccupé ?… Elle a toujours été un peu sérieuse, je sais bien… mais voilà plusieurs fois que je remarque…
MADAME MARÉCHAL.
Henriette ?
(Elle remonte la scène).
M. MARÉCHAL.
Oui, Henriette… C’est que ce n’est plus un enfant que notre fille. Il faut bien nous mettre cela dans l’idée… Et elle aurait un petit sentiment, que ça ne m’étonnerait pas du tout. Alors vous ne vous êtes pas aperçue ?
MADAME MARÉCHAL.
Hein ? Moi… non.
M. MARÉCHAL, reprenant son journal.
Je vous dis cela, c’est une idée. Vous savez, on sent ces choses-là… Oh ! je ne lui en voudrais pas. Nous ne pouvons pas toujours, nous autres pères, prendre toute la place dans le cœur de nos enfants, il faut être juste.
§117
MADAME MARÉCHAL, allant à la cheminée.
Sans doute… oui, sans doute.
M. MARÉCHAL.
Tiens ! si tu lui en parlais ? Je voudrais que tu lui en parles… Tu verrais…
MADAME MARÉCHAL.
Bien, mon ami, bien… oui… oui… Est-ce que vous avez vu ce bateau qui est échoué sur la plage ? Ces pauvres gens font leur quête ce soir…
M. MARÉCHAL.
Oh ! je connais ça : ici c’est un métier de s’échouer.
(Un silence.)
MADAME MARÉCHAL.
Tenez ! si vous restez, vous allez vous endormir, je suis sûre, comme hier…
M. MARÉCHAL, se levant.
Moi, par exemple !… Enfin, je vais toujours voir.
MADAME MARÉCHAL.
Ah ! si vous rencontrez M. Pierre de Bréville, envoyez-le-moi donc, cet ours-là… Il y a un siècle…
M. MARÉCHAL.
Je passerai au Casino… (Sur la porte.) Eh bien, n’oublie pas Henriette, n’est-ce pas ? Si tu trouves une occasion…
(Il sort.)
§118
SCÈNE III
MADAME MARÉCHAL, seule.
Mon Dieu ! pourvu qu’il le rencontre ! s’il ne le rencontre pas ! Mais Paul ne saurait pas qu’il est revenu ! Il viendrait !… Oh ! il le rencontrera… Ce journal ! J’en ai encore froid ! (Elle tombe assise sur une chaise.) Ah ! moi qui n’en trouvais pas assez d’émotions dans ma vie ! Ma fille… Il me parlait de ma fille… mon Dieu ! Qu’est ce qui m’aurait dit cela, qu’un jour il ne me resterait plus d’idées pour penser à ma fille !
SCÈNE IV
MADAME MARÉCHAL, HENRIETTE.
MADAME MARÉCHAL.
Ah ! te voilà revenue, Henriette !
HENRIETTE. (Elle va mettre son chapeau sur le bonheur du jour et revient.)
Oui, mère. J’étais avec madame de Noisy, qui m’a ramenée jusqu’à la porte… Est-ce que j’ai été longtemps ?
MADAME MARÉCHAL.
Non… non…
HENRIETTE.
On ne m’embrasse pas ? (Elle se penche vers sa mère
§119
pour être embrassée.) Ah ! ce n’est pas vos yeux pour embrasser, ça, maman ?
MADAME MARÉCHAL.
Enfant !
(Elle l’embrasse.)
HENRIETTE.
J’ai été si longue… Je vais te dire… Louise de Noisy a voulu que je reste pendant que le bijoutier lui perçait les oreilles… Tu sais, c’est la mode ici… Et puis il y avait un monde fou sur la place. (Elle va à gauche.) Nous avons été arrêtées par un tas de gens, des connaissances… les Lourmel, les Terval… (Elle ôte son châle ; tournant le dos à sa mère.) Ah ! j’ai été saluée par M. Pierre de Bréville.
MADAME MARÉCHAL.
Ah ! M. Pierre de Bréville…
HENRIETTE.
J’étais avec papa, nous revenions du chemin de fer.
MADAME MARÉCHAL, avec un mouvement de joie.
Il le dira à son frère… je serai sauvée !… (A Henriette.) Viens donc ici, ma chérie. (Henriette s’assied sur une chaise à côté de sa mère.) Mais tu fais bien peu de toilette pour Trouville, il me semble ?
HENRIETTE.
Tu ne me trouve pas assez belle, maman ?
MADAME MARÉCHAL.
Tu sais, pour moi… Cela ne t’amuse pas, la mer ?
§120
Oh ! si !
MADAME MARÉCHAL.
Tu ne trouves pas cela un peu triste ? C’est si grand…
HENRIETTE.
Ce n’est pas plus triste que le ciel.
MADAME MARÉCHAL.
Nous avons causé de toi, tout à l’heure, avec ton papa, Henriette.
HENRIETTE.
Ah !
MADAME MARÉCHAL.
Oui… il te croit le cœur un peu pris, figure-toi !
(Elle lui fait une caresse sur la joue.)
HENRIETTE.
Et vous, maman ?
MADAME MARÉCHAL.
Moi, je te le demande, mon enfant. (Elle lui prend le bras et l’approche tout près d’elle.) Oh ! tu as confiance en moi… Dis-moi cela tout bas, à l’oreille… Je veux tes confidences, moi… Tu m’as toujours dit tout… Une mère c’est comme une sœur aînée… ça comprend tout. Qu’est-ce que nous voulons, ton père et moi ? que tu sois heureuse pour la vie avec un mari de ton choix… (Henriette se lève ; madame Maréchal la reprend par les deux mains.) Ne crains rien… Mais je te demande un peu pourquoi tu ne
§121
me le dirais pas ? Voyons, est-ce qu’il n’y a pas ici un monsieur que tu trouves mieux que les autres ?
HENRIETTE, debout.
Moi ?… mais non.
MADAME MARÉCHAL, la tenant toujours par les mains.
Un monsieur que tu vois… quand tu ne le regarde pas !
HENRIETTE.
Non.
MADAME MARÉCHAL, la regardant.
Quand tu ne penses à rien, il n’y a pas quelqu’un auquel tu penses un peu ?
HENRIETTE.
Non… non.
MADAME MARÉCHAL, se levant.
Alors ton père se sera trompé… il avait cru s’apercevoir… (Elle se retourne vers Henriette.) Voyons, mon ange, c’est la vérité bien vraie… tu n’aimes personne, bien sûr ? Tu ne me caches rien ? (Elle lui lève la tête avec la main.) Tes yeux… que j’y voie ton cœur.
HENRIETTE.
Mais non, maman… Ah ! on a sonné… je me sauve. (Sur la porte.) je reviendrai…
§122
SCÈNE V
MADAME MARÉCHAL, seule, puis PIERRE.
MADAME MARÉCHAL.
Ah ! les hommes ! (Se retournant elle aperçoit Pierre. Avec un mouvement de joie.) Ah ! c’est vous… je suis enchantée… Vous devenez d’un rare… Il y a bien huit jours qu’on ne vous a vu…
PIERRE, lui donnant une poignée de main.
Madame…
MADAME MARÉCHAL.
Tiens, vous êtes seul ?… Vous allez prendre le thé avec nous, (Avec intention.) avec mon mari… Vous l’avez rencontré ? (Elle va s’asseoir sur une chaise à gauche.) Il ne part que demain pour Paris… Où est donc votre frère ?
PIERRE.
Mon frère ? Il revient seulement de la pêche… Il soupe maintenant.
MADAME MARÉCHAL.
Et qu’est-ce que vous devenez ?
PIERRE.
Mon Dieu ! je mène la vie de tout le monde… (Il passe derrière la chaise de madame Maréchal et va à la cheminée.) Je prends des bains, je bois, je mange… et je tâche de rendre aux autres le mal qu’ils peuvent dire de moi…
§123
MADAME MARÉCHAL.
Cela vous rend si méchant que cela, les bains de mer ?
PIERRE.
Mais c’est un effet général, Madame… si vous croyez que je suis une exception… Mon Dieu ! c’est tout naturel… De quoi voulez-vous qu’on s’occupe ? De la mer ? Mais on ne la regarde pas… J’étais l’autre jour avec une dame qui est ici depuis un mois ; tout à coup elle a dit : Ah ! tiens, la mer !… Trouville ? Mais vous savez ce que c’est : c’est Mabille pour les femmes mariées… et le café de la Garde nationale pour les maris…
MADAME MARÉCHAL.
Allons ! voyons…
PIERRE.
Mais positivement. A Paris, on a ses affaires, ses ambitions, ses amis, ses plaisirs, ses distractions : ici, quand on s’est mouillé et essuyé, qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse entre ses repas, pour tuer le temps ? De l’observation, et je vous assure qu’on en fait ! et que rien ne passe inaperçu. (Il passe à gauche de madame Maréchal.) Un salut, une robe nouvelle, une poignée de main, un tête-à-tête de deux minutes, une arrivée au chemin de fer, un sourire, une migraine, n’importe quoi… (Il s’assied sur une chaise à côté de madame Maréchal.) Je vous réponds que tout cela est étudié, observé, noté, analysé, commenté… C’est-à-dire que je ne sais pas s’il se perd, l’hiver, sur toute les côtes de France, autant de bateaux
§124
qu’il se perd, ici, l’été, de réputations de femmes sur la plage !
MADAME MARÉCHAL.
Vraiment ? Ah ! c’est très amusant !
PIERRE.
Non, Madame, ce n’est pas amusant toujours, je vous assure… Moi, qui ne suis pas un enfant, je suis quelquefois effrayé de ce qui se découvre, de ce qui se murmure, de ce qu’on voit, de ce qu’on dit, de tous ces chuchotements où commencent les scandales… C’est qu’il y a des gens de génie, des hommes, des femmes surtout, dans cette partie-là… et qui ont comme une seconde vue du mal… Des gens qui n’oublient rien et qui apprennent tout ! tout ! on ne sait comment ! C’est un travail de sauvages : ils remontent du geste au regard, ils concluent de l’imprudence à la faute, ils soupçonnent, ils flairent, ils devinent !… Au second bal du Casino, vous savez bien qu’on parlait déjà de madame de Rilliers ?…
MADAME MARÉCHAL, d’un air distrait.
Ah ! oui, madame de Rilliers…
PIERRE.
Madame Bériat est aujourd’hui on ne peut plus affichée…
MADAME MARÉCHAL.
Ah ! madame Bériat ?
PIERRE.
Et il n’y a plus à présent que le mari de madame
§125
de Laujon qui demande pour quelle histoire de femme M. Gonet s’est battu avant-hier…
MADAME MARÉCHAL.
Madame de Laujon ?
PIERRE.
Oui, madame de Laujon… Et puis, pour mieux deviner, on suppose ; on met un peu de calomnie en avant pour éclairer la médisance ; on lance un mot pour voir s’il sera ramassé… on laisse tomber, en mettant la cuiller dans une glace, négligemment : « Madame Maréchal ?… Oh !… » Et je viens d’entendre nommer mon frère, Madame…
(il se retourne vers elle.)
MADAME MARÉCHAL.
Qu’est-ce que vous voulez me dire enfin… voilà une heure ?… Est-ce que vous croyez que je ne me doute pas que vous savez tout ?
PIERRE.
Ce que je veux vous dire, Madame, (Il se lève.) c’est qu’en aimant mon frère, vous avez fait de moi un homme reconnaissant, orgueilleux de cet amour… comme s’il tombait sur moi-même… Ce que je veux vous dire, et ce que vous ne savez pas, ni vous, ni lui, c’est que votre amour, je l’ai gardé, je l’ai veillé, comme un homme qui couche en travers d’une porte et qui ne dort pas la nuit… J’épiais autour de vous le bruit, les coups d’œil, le silence… J’étais là derrière vous, effaçant vos imprudences, je renouais chaque jour votre secret, et je refaisais autour de vous sans cesse quelque
§126
chose comme de l’ombre et de la jalousie de vous voir… Votre bonheur était insolent : je me mettais devant pour le cacher, et faire qu’il ne blessât personne ! (Il marche et revient auprès de madame Maréchal.) Voilà trois mois que je fais ce métier-là, trois mois que je suis toujours là, rompant vos tête-à-tête, vous arrachant à lui, vous jetant de sottes plaisanteries qui vous fassent rire, quand vous rêvez, quand je sens que vous allez rougir ou pleurer… vous avertissant de votre mari, du monde, de tous ceux qui sont là, et que vous ne voyez pas, quand il est là !… (Il marche avec agitation.) Trois mois que je vous suis insupportable… et que vous croyez que je fais cela à cause de je ne sais quel mauvais sentiment de jalousie, parce que vous me prenez de l’affection de mon frère, n’est-ce pas ?… Oh ! je vous pardonne… Eh bien, Madame, je suis au bout de ma tâche… J’ai cru réussir un moment ; j’ai cru qu’on pouvait cacher un bonheur comme le vôtre, que j’avais endormi la curiosité du monde, que vous pourriez vivre tranquille tous les deux, et qu’on vous laisserait vous aimer… Aujourd’hui, je le vois, c’est impossible. J’ai lutté, je suis battu… (Se retournant vers elle et se rapprochant.) Mais cela court maintenant sur les chaises de la promenade ! Les indifférents en parlent déjà ; votre mari peut l’apprendre demain… ce soir… Et alors, ce qu’on appelle de son vrai nom légal : l’Adultère ! l’Adultère, entendez-vous ? quelque chose qui est dans le Code et qui fait asseoir sur le banc des voleurs ! Votre
§127
passion, cela fera un procès qu’on vendra… Vos lettres seront un dossier, et il y aura des avocats pour les lire tout haut… Vous pleurerez devant des juges, comme une femme déshabillée toute vive… La Gezette des Tribunaux dira la couleur du chapeau que vous aviez… et il viendra, pour vous voir là, des gens que vous aurez reçus dans votre salon, qui auront dansé chez vous !
MADAME MARÉCHAL.
Un procès à moi ? Mon mari ? Jamais ! Oh ! je n’ai pas peur… Il me tuerait ! (Elle se lève. – Pierre s’est assis à droite.) Tout ce que vous me dites… ce que je risque, tout ce que je joue, est-ce que vous croyez que je ne le sais pas aussi bien que vous ? C’est ma vie, je le sais bien. Eh bien ! après ?… De la honte ? Allez ! j’en ai par-dessus la tête ! Et je n’ai pas besoin du mépris des autres ! Enfin, quoi ? Qu’est-ce que vous voulez ? Que je rompe, n’est-ce pas ? Eh bien ! voilà, je ne peux pas… non, je ne peux pas ! Ah ! tenez… Regardez-moi… Il ne m’aime plus… Et vous venez de me dire tout ça pour que lui rende sa liberté… Oh ! d’abord vous avez dû toujours l’empêcher de m’aimer, je suis sûre… (Pierre se lève.) J’ai bien vu que vous étiez toujours contre moi.
PIERRE.
Mon frère vous aime aujourd’hui comme il vous aimait hier, Madame… Il ne sait rien de ce que je vous ai dit… et j’espère qu’il l’ignorera toujours…
MADAME MARÉCHAL.
Oh ! pardon… Je vous assure, je ne lui ai jamais
§128
dit de mal de vous, demandez-lui… au contraire… Mais c’est que l’idée de le perdre !… Ma vie, vous avez dû la comprendre… (Elle tombe assise sur la chaise, à droite, la tête dans les mains, les coudes sur le guéridon.) Vous connaissez mon mari… Mon Dieu ! je ne l’accuse pas… Il est bon… il ne peut pas m’aimer autrement… Moi, un mari, je croyais… j’avais rêvé… Oh ! j’ai souffert ! j’ai pleuré ! Et pourquoi ? Je n’avais pas de chagrin, j’avais tous les jours à dîner, du feu, un logement, des robes… J’ai cru mourir ! Ce sont des années qui me fond encore peur !… Et vous voulez que j’y retombe comme cela, tout de suite ? Laissez-moi le temps au moins… Mon Dieu ! pour des cancans… je vous promets : nous serons sages, nous ferons attention… Je vous donnerai toujours le bras… Il ne viendrai plus ici… je sais bien, c’est imprudent… Oh ! je vous en supplie… (Elle lui prend les mains.) Nous vous aimerons tant tous les deux !
PIERRE retire ses mains. Après quelques tours dans la chambre, il revient s’asseoir près d’elle.
Vous jouez votre vie, c’est bien, Madame… Mais savez-vous que vous jouez aussi le bonheur de votre fille ?
MADAME MARÉCHAL, se dressant debout.
De… ma fille ? Allons ! vous êtes fou… (Se retournant vers Pierre.) Ma fille ! Eh bien ! ma fille, quoi ?
PIERRE, allant à elle.
Aux dernières courses de Caen, Madame… Vous n’y étiez pas… Vous aviez laissé mademoiselle Henriette y aller avec son père… Mon frère courait ce
§129
jour-là… Il est tombé, comme vous savez, au premier obstacle… et il est resté un moment sans bouger… On le croyait tué… Moi, je n’y voyais plus… Une main a saisi la mienne, une main que j’ai sentie trembler jusqu’à ce que mon frère fût relevé… (Il la regarde.) C’était la main de votre fille.
MADAME MARÉCHAL, joignant les mains.
Mon Dieu !… Mais alors… Oh ! mon Dieu, ma fille !… Moi qui lui demandais là… Elle l’aime !… Voyons, c’est vrai qu’elle l’aime ?… je vous crois, mon Dieu !… Vous dites aux courses de Caen ?… Ah ! oui… Ne me dites plus rien, en voilà assez !… (Elle tombe sur le canapé, à gauche. – Pierre est assis à droite.) Eh bien ! oui, c’est cela, il le faut… Oui, vous avez raison… Il le faut… Il faut rompre… Eh bien ! c’est cela… Vous lui direz, à votre frère, comme si ça venait de moi… N’est-ce pas ? comme si ça venait de moi… Vous lui direz… Je ne sais pas… Vous arrangerez cela… que ma position, mes devoirs… ah ! oui, mes devoirs !… tout de suite, n’est-ce pas ?… Allez !
PIERRE.
Il ne me croira pas, Madame…
MADAME MARÉCHAL, se levant.
Mais qu’est-ce que vous voulez, alors ?
PIERRE, s’approchant d’elle.
Ses lettres, madame. Je vous rapporterai les vôtres demain.
MADAME MARÉCHAL.
Ses lettres ?… (Elle prend une clef dans un médaillon pendu
§130
à son cou.) Ah ! c’est vrai. (Elle va au petit meuble à côté de la cheminée, prend dans un tiroir le paquet de lettres, et le rapporte lentement à Pierre.) Tenez !… plus même cela de lui ! (Se jetant dans les bras de Pierre en fondant en larmes.) Ah ! je suis bien malheureuse !
PIERRE, lui tenant les mains.
Madame, je voudrais pouvoir vous donner du courage avec la pitié que j’ai pour vous.
(On entend à la porte la voix de M. Maréchal.)
MADAME MARÉCHAL, se retournant.
Mon mari !
SCÈNE VI
LES MÊMES, M. MARÉCHAL.
M. MARÉCHAL, à Pierre.
Ah ! moi qui cours après vous… Vous allez toujours bien ?
PIERRE.
Très bien.
M. MARÉCHAL.
Et vous faites la cour à ma femme, comme cela, pendant que je vous cherche !… Très bien, très bien !… (Voyant Pierre prendre son chapeau.) Eh bien ! je vous fais sauver ?
PIERRE.
Mon Dieu, je le disais à madame, j’ai quelques lettres à écrire ce soir… (Saluant.) Madame…
§131
M. MARÉCHAL.
Au revoir, mon cher Bréville, au revoir.
(Ils se serrent la main.)
SCÈNE VII
MADAME MARÉCHAL, assise sur le canapé à gauche ; M. MARECHAL, puis HENRIETTE.
M. MARÉCHAL.
Figure-toi, ma chère, qu’au Casino, on danse, on danse… Et des toilettes ! des toilettes ! C’est étonnant, maintenant : je ne sais pas où on prend l’argent… Personne n’a cinquante mille livres de rente, et tout le monde les dépense…
(Un domestique apporte le thé. Henriette entre, pour le servir, par la porte de gauche.)
MADAME MARÉCHAL.
Oh ! c’est très brillant, je sais…
M. MARÉCHAL, à Henriette.
Tu n’as donc pas pu décider ta paresseuse de mère à te mener au bal ?
HENRIETTE.
Oh ! ce n’est pas maman… Elle m’avait proposé de m’y mener… je n’ai pas voulu, ça m’ennuie.
M. MARÉCHAL.
Déjà ?… mon Dieu ! comme tu fais tes dents de sagesse de bonne heure ! (Henriette passe à droite et range sur le guéridon. – M. Maréchal s’assied sur la chaise, à droite, auprès de la table de thé.) A propos, ma chère, on a l’habitude
§132
de laisser l’argenterie dans la cuisine… Je ne sais pas s’il ne serait pas plus prudent de la faire remonter ici pendant la nuit… Il paraît que le jardinier, en venant le matin, l’autre jour, a vu des pas dans le jardin… (Henriette, après un mouvement et un regard vers la fenêtre, va vivement vers la table et se met à servir le thé.) des pas d’homme, à ce qu’il dit…
MADAME MARÉCHAL, troublée
Ah ! il a vu…
M. MARÉCHAL.
Oh ! c’est bien arrivé à Robinson!… (A Henriette qui le sert.) Pas de lait… non… Mais je te dis non… Tu as une manière de servir le thé, par exemple, ce soir ! (A madame Maréchal.) Oui, ma chère, près de la maison, dans l’allée… (Henriette repose sur la table la théière, et madame Maréchal sa tasse de thé.) Bon ! vous voilà effrayée, je parie…
MADAME MARÉCHAL.
Moi… mais… mais non…
HENRIETTE, se penchant vers son père comme pour couvrir sa mère.
Oh ! nous sommes une des seules maisons où il y ait des fleurs… On vient peut-être la nuit pour en prendre… C’est si mal fermé sur la plage…
(Madame Maréchal regarde sa fille.)
M. MARÉCHAL, se levant.
C’est qu’il paraît qu’on exploite le pays depuis quelque temps… une bande de rôdeurs de nuit… Les Robiquet, tu sais ?… Ils ont été complètement dévalisés pendant qu’ils étaient à Paris… On me
§133
sait souvent absent… Il y a cette fenêtre du corridor… Vous feriez bien de la fermer… (Allant vers la porte du fond.) Avec le treillage qui est contre la maison… C’est si facile de grimper, et on est tout de suite à vos deux chambres… (A part.) En attendant, comme mesure de précaution, je vais toujours glisser une paire de balles dans mes pistolets… (Haut.) Tiens ! Henriette… (Il lui donne une tasse.) Regarde-moi donc… (Lui prenant la main.) Mais tu as les yeux rouges ?
HENRIETTE.
Moi ? mais non… C’est qu’il commençait à faire froid au bord de la mer…
(Elle passe vers le guéridon, à droite, et prend un moment son ouvrage.)
M. MARÉCHAL, à madame Maréchal, assise à gauche.
As-tu parlé à Henriette ?
MADAME MARÉCHAL.
Oui, mon ami.
M. MARÉCHAL.
Eh bien !
MADAME MARÉCHAL.
Eh bien ! Henriette ne m’a pas répondu…
HENRIETTE.
Mais, maman, vous savez bien, je vous ai dit…
M. MARÉCHAL.
Allons ! Henriette, pas d’enfantillage… Te voilà devant nous ; ce n’est pas un tribunal, sapristi ! Allons ! faut-il t’aider à parler ? Je vais faire l’appel
§134
des jeunes gens que nous rencontrons ici… Voyons si mes petites jalousies de père ont eu de bons yeux… Le petit Lugeac, hé ? (Henriette fait un signe de tête négatif.) M. de Vermorel ? (Même jeu d’Henriette.) Non ? Ah ! je vais t’en nommer un… Tenez, ma chère, pour celui-là, je voudrais que notre fille dise oui… Mon Dieu ! je sais, il est bien jeune… mais c’est un défaut qui ne dure pas… Il n’a pas précisément le poids d’Henriette comme fortune, mais notre fille sera assez riche… Et je passerais par-dessus tout cela… Je ne sais pas pourquoi toutes les fois que j’ai cherché à me figurer mon gendre, c’était la figure de ce garçon-là que je voyais… Ah ! un vrai jeune homme !… de la poudre ! Charmant, là, charmant !… Bonne famille… un nom honorable…
MADAME MARÉCHAL.
C’est ?
M. MARÉCHAL.
Oh ! tu sais bien… Eh bien le petit Paul… Paul de Bréville…
HENRIETTE, se retournant vivement.
Je ne l’aime pas, M. Paul de Bréville…
M. MARÉCHAL.
Ah ! tu te dépêches bien de dire que tu ne l’aimes pas… Tiens ! aujourd’hui tu es dans tes diables d’entêtements… On te nommerait toute la terre… Qu’en dites-vous, Louise ? Est-ce que vous ne voyez pas comme moi ce joli couple-là ? Est-ce que vous n’auriez pas du plaisir à les voir tous les deux ensemble, à côté de nous ? …
§135
MADAME MARÉCHAL, d’une voix étouffée.
Tous les deux… ensemble… à côté de nous…
HENRIETTE. allant à son père.
Mais, papa, puisque je ne l’aime pas… J’en aime un autre d’abord !
M. MARÉCHAL, se levant.
Un autre ? Tu en aimes un autre ?… Eh bien, tant pis pour mon jeune homme, voilà tout ! Moi, que ce soit l’un, que ce soit l’autre… tu comprends… Comment s’appelle-t-il celui-là, hein ?… Voyons… (S’approchant de sa fille.) Eh bien, dis donc… On ne te mangera pas… (Il lui prend une main et la fait asseoir sur un de ses genoux.) Voyons, Nenette, ma petite Nenette… Ah ! voilà un petit nom qui va te faire parler… Y a-t-il longtemps que je t’appelais comme ça ! Tu étais haute comme la table, et tu me disais alors le nom de tous tes petits maris, te rappelles-tu ? Qui est-ce, cet autre-là, hein ?
HENRIETTE, lui mettant les bras autour du cou.
Mais c’est toi, papa !… je ne veux pas me marier…
M. MARÉCHAL, déliant brusquement ses bras.
Tiens, laisse-nous… J’ai à causer avec ta mère… Laisse-nous.
(Henriette sort par la porte à gauche.)
§136
SCÈNE VIII
MADAME MARÉCHAL, M. MARÉCHAL.
MADAME MARÉCHAL.
Mon Dieu ! qu’est-ce que vous avez donc ce soir ?
M. MARÉCHAL, après un silence.
C’est la première fois que ma fille ne me dit pas la vérité… Elle a un secret, notre enfant… oui, un secret pour nous, pour moi, pour vous, sa mère…
MADAME MARÉCHAL.
Oh ! mon Dieu ! mon ami, vous prenez cela…
M. MARÉCHAL.
Non… c’est que cette première chose qu’on me cache me fait peur, voyez-vous, Louise… Ces eaux, ces bains de mer, ce monde… on ne sait qui on rencontre, qui on voit, qui on reçoit… je sais bien, ce sont des craintes… c’est absurde… Mais on n’est pas maître de ses inquiétudes… et malgré moi, ce soir… ce soir, Louise, est-ce que vous ne trouvez pas que cela sent le mystère chez nous ?
MADAME MARÉCHAL.
Le mystère ? Mais quel mystère voulez-vous ?…
M. MARÉCHAL.
Enfin pourquoi n’a-t-elle pas voulu me dire qu’elle aimait ? Car elle aime… moi, je vous dis qu’elle aime…
§137
MADAME MARÉCHAL.
Peut-être parce que vous avez voulu le lui faire dire… Vous, les hommes, vous savez si peu… Ces jeunes cœurs-là s’ouvrent d’eux-mêmes, on ne les force pas… Ce n’est pas en la brusquant… Laissez-moi le temps de la faire parler… Tenez, elle me dira tout, à moi… je vous réponds qu’elle me dira tout…
M. MARÉCHAL, jetant un livre sur la table avec colère.
Elle vous dira tout ! elle vous dira tout !
MADAME MARÉCHAL.
Mon ami…
M. MARÉCHAL.
C’est vrai, vous avez raison… Je sens que je me mettrais en colère… Il vaut mieux que j’aille me coucher… Bonsoir… bonsoir…
(Il sort par le fond.)
SCÈNE IX
MADAME MARÉCHAL, puis HENRIETTE.
MADAME MARÉCHAL, tombant à genoux.
Mon Dieu ! dites-moi qu’elle ne sait rien ! (Henriette entre et se laisse glisser à genoux, sans que sa mère la voie – Madame Maréchal continuant à prier, à part.) Mon Dieu ! donnez-moi la force de mon sacrifice.
§138
HENRIETTE, à part.
Mon Dieu ! pardonnez-moi : je voudrais bien mourir.
MADAME MARÉCHAL, en relevant la tête, la voit à côté d’elle.
Toi !… Oh ! les anges viennent quand on prie… (Elle la relève et la regarde.) Henriette ! Non… non… Ma fille… embrasse-moi !
HENRIETTE, se jetant dans ses bras.
Mère !
(Madame Maréchal l’embrasse, la rappelle des yeux, l’embrasse encore et la reconduit doucement à sa chambre.)
Bibliographie de la La Patrie en Danger
La presse
Gustave GEFFROY, Notes d'un Journaliste: vie, littérature, théâtre, Paris, Charpentier, 1887, 442 p. Gallica: http://gallica2.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k840446 pp. 370-374
WILLY, "Soirée parisienne : La Patrie en Danger", La Paix, 21 mars 1889
FRIMOUSSE (alias Raoul Toché), Le Gaulois, 20 mars 1889 : parle avec beaucoup d’humour satirique d’une « mise en scène à la catonade »
PESSARD, Le Gaulois, 22 mars 1889.Pessard, dans le Gaulois du 23 mars annonce « M. Derenbourg renonce définitivement à poursuivre plus longtemps les représentations de la Patrie en Danger. Le drame patriotique des frères de Goncourt sera joué demain dimanche, en matinée et pour la dernière fois. »
SARCEY, Le feuilleton, Le Temps, 25 mars 1889 disponible sur Gallica, peu lisible, Le temps Paris, 1861-1942:
Jules LEMAÎTRE, feuilleton, Journal des débats, 25 mars, 1889, disponible sur Gallica, peu lisible: (Journal des débats politiques et littéraires, 1814-181
La Vie parisienne, le 23 mars 1889
NOZIERE, « scènes et coulisses – lettre et arts – Propos de théâtre : La Patrie en Danger », Le Figaro, 22 mars 1918
Henri de la POMMERAYE, Paris, 21 mars 1889
François de NION, La Revue indépendante, avril 1889, pp. 147-155
Les articles et les ouvrages :
André ANTOINE Le Théâtre, Paris, Les éditions de France, 1932, p. 232
Jean AJALBERT, « Postface », in Edmond et Jules de Goncourt, Théâtre, édition définitive publiée sous la direction de l’Académie Goncourt, Flammarion-Fasquelle, 1930, pp. 309-310
Billy André, Les Frères Goncourt et la vie littéraire sous le second Empire pendant la seconde moitié du XIXème siècle, Flammarion, 1954, pp 191-192 et pp. 384-386 (circonstances de la genèse et de l’édition de la Patrie
Pour comprendre la Patrie
Textes des Goncourt :
Histoire de la Société française pendant la Révolution
La Femme au dix-huitième siècle
Autres textes :
SABOUL, Albert, Dictionnaire historique de la Révolution française, Paris, PUF, 1989, 1132p. [pp.825-826 : article La Patrie en danger ? et Lèse-nation(voir photocopie)]
GUENIFFEY, Patrice, La Politique de la terreur, essai sur la violence révolutionnaire 1789-1794, Paris, Fayard, 2000, 376 p. [ chapitre 2 : de l’adversaire à l’ennemi pp. 65-68 ; chapitre 4 : Les comités de recherche pp. 81-93 et le crime de lèse-nation, pp. 93-98 ; chapitre 10 : « Punir les ennemis du peuple » pp. 294-301