
Henriette Maréchal
mars 3, 2025
Manette Salomon
mars 3, 2025Il s'agit d'un résumé critique (plutôt négatif) de la pièce, rédigé par Camille Lesenne dans le Théâtre à Paris,
Premier tableau :
" Mademoiselle de Varandeuil, fille presque octogénaire, n’ayant pas grand’chose de l’opulence de sa famille qui possédait le château de Clichy-la-Garenne avant la grande révolution _ disons à titre d’indication générale que la pièce se passe en 1849 _ reçoit dans le très modeste entresol où elle mange quelques pauvres rentes la visite d’un Saint-Cyrien, peut-être un petit cousin, peut-être un filleul, peut-être seulement le fils d’une ancienne amie.
Le Saint-Cyrien est venu prendre des nouvelles de la demoiselle ; celle-ci, un peu surprise, profite de la circonstance pour faire un peu de radotage sentimental. Ceci nous intéresserait à la rigueur (…). En fait, il ne sert, ce Saint-Cyrien qui ne dit pas son nom et qu’on ne reverra pas qu’à mettre la conversation sur Germinie Lacerteux, la bonne, une drôle de fille à la tête de girouette, qui sert Mademoiselle de Varandeuil depuis quinze ans ! il paraît qu’elle était toute à la dévotion et même qu’elle revenait du confessionnal lors de la dernière visite de l’anonyme visiteur. Or voici qu’elle se montre en robe blanche décolletée, en tenue de bal au Moulin de la Galette. C’est bien là qu’elle va pincer « un rigodon » avec l’autorisation de Mademoiselle, et comme Mademoiselle le dit elle-même dans ce grand style familier, s’il faut en croire les chroniqueurs, aux nobles dames du XVIIIe siècle et qui me paraît le plus clair héritage de sa famille. Le vent a tourné. Tout à la noce ! Le Saint-Cyrien témoigne une surprise discrète et s’en va.
Restée seule avec Germinie, la bonne dame flaire un danger et fait sa petite enquête sans avoir l’air d’y toucher : « As-tu au moins un cavalier pour te conduire au bal. _ Mais oui, le fils Jupillon. _ Oh ! Mademoiselle, ce n’est plus un enfant. C’est un grand jeune homme maintenant. Il est coupeur de gants. »
Ce coupeur de gants ne dit rien qui vaille à Mlle de Varandeuil. Comme le dit, ou à peu près, la chanson. C’est par les gants qu’on commence, c’est par la vertu des petites bonnes qu’on finit. Aussi croit-elle devoir prévenir Germinie :
« Si tu te maries, je ne te garde pas ; ouste ! je n’ai pas envie de devenir la bonne de tes mioches. » Germinie proteste et s’esquive avec, dans les jambes, tout un lot de fourmis. Mlle de Varandeuil restée au coin du feu, émet quelques considérations physiologico-psychologiques « Pauvre Germinie ! elle a les foies blancs. Ah ! je crois qu’ils appellent ça hystérie. Tout de même qu’il en soit comme Dieu a voulu, la pauvre fille a un gros fond de tendresse à placer. »
Deuxième tableau :
Germinie a les foies de plus en plus blancs. Aussi s’échappe-t-elle de temps à autre pour aller se promener avec Jupillon dans l’abominable compagne semée de coquilles d’huîtres et fleurie de lampions empestant le suif, qui s’étend devant les fortifications. Elle est pleine d’imagination, cette Germinie ; elle trouve adorable Jupillon, qui a l’air d’un bookmaker de derrière marque ; elle croit même sentir « la chatouille du blé » Levallois et ses bas, comme aurait dit Commerson. Du blé ! ma pauvre Germinie, à la porte de Paris ! Ce serait tout au plus du seigle ! Au fond et en fait, ce n’est que de l’ivraie.
Germinie résiste encore ; elle a accordé tout, excepté , comme dit l’autre. Mais il suffit que « la grande une bonne du quartier Saint-Georges, passe par hasard et dénonce à sa camarade le flirtage de Jupillon avec une cocotte du quartier pour déterminer la chute de la marguerite du torchon dans du Faust de la gan
Troisième tableau :
a la Boule-Noire. C’est la nuit de , du nouveau Faust, mise au point natura Jupillon a donné rendez-vous à quelques filles appartenant à la dernière catégorie sociale. Germinie le surprend au milieu de cette distraction qui remplace le bal masqué de l’Op »ra. Elle surgit absolument comme le fantôme et la féerie disparaît. Traduction libre : Jupillon se décide à sortir et le rideau tombe sur le décor de la Boule-Noire.
Quatrième tableau :
Un magasin de ganterie que Germinie a loué et meublé pour Jupillon ac=vec ses économies de la Caisse d’épargne. Le coupeur de gants s’y avec sa mère, la crémière, une abominable créature qui étudie les moyens d’accepter le cadeau de Germinie, puis de la mettre à la porte. Plan concerté entre la mère et la fils ; le soir même, on invitera la pauvre à dîner ; au dessert Mme Jupillon l’invitera à confesser sa faute, puis, carrément, lui reprochera d’avoir débauché son fils… Justement elle arrive, l’infortunée Germinie elle vient annoncer à Jupillon qu’elle est enceint de ses œuvres et elle compte bien profiter de l’occasion pour se faire épouser. Là-dessus, invitation à dîner, c’est-à-dire première mise en exécution du plan de rupture Germine part enchantée, pendant que Jupillon soupire philosophiquement : « en v’là une, la pauvre fille, qui peut se vanter d’être la sœur de c’t’autre qui avait tatoué sur le front : « Pas de chance ! »
Cinquième tableau :
Un dîner chez Mlle de Varandeuil qui reçoit ses arrières petits enfants. Elle raconte un interminable conte à des pauvres babys qui seraient bien mieux au dodo. Tout à la fin du tableau nous revenons enfin au drame. Germinie a cru qu’elle allait mourir servant le déjeuner, les dernières douleurs de l’enfantement la torturent. Le repas fini, elle va partir en fiacre et se rendre chez une sage-femme, quand Jupillon vient lui faire un petit emprunt. Un billet à payer, plus de crédit nul part ! Germine lui donne son porte-monnaie. Elle ira accoucher à la Maternité, la bourbe, en argot faubourien.
Sixième tableau :
Dans la crèmerie Jupillon. Germinie a eu des malheurs pendant l’entracte. Jupillon l’a décidément lâchée et elle a perdu son enfant, une petite fille. Et elle n’en apporte pas moins au coupeur de gants les deux mille frandc dont il a besoin pour se racheter du tirage au sort. De l’argent emprunté à tous les fournisseurs. Jupillon l’accepte avec un peu d’embarras : « Nous te le rendrons bientôt. » Mais Germinie, l’imaginative Germinie du tableau des fortifications, est bien changée. On ne la lui fait plus aux belles promesses. Elle se sacrifie pour se sacrifier, sans espoir de récompense : « Tu ne me le rendras pas plus que l’autre, mon pauvre ami. Cet argent-là, vois-tu, regarde-le bien, va être mon maître, et un dur maître. Il m’a fait le chien soumis de tous ceux qui m’ont prêté. Oui, pour toi j’ai signé ma misère éternelle. »
Septième tableau :
A la porte d’un cabaret de barrière. Germinie, abandonnée une troisième fois par Jupillon, a pris un amant de rencontre, un peintre en bâtiments du de Médéric Gautruche, ivrogne demi-pénitent qui s’est attaché à cette bonne fille et lui propose de se mettre en ménage avec elle. Naturellement elle quitterait Mlle de Varandeuil. Indignation de Germinie : « Quitter Mademoiselle ! Ah ! bien… Voilà quelqu’un qui m’a aimée, mademoiselle ! Ah ! bien, mademoiselle. Oh ! oui, aimée et je meurs de ça, sais-tu, d’être devenue une misérable comme je suis ! » Médéric Gautruche répond avec un réel bon sens _ c’est le personnage le plus lucide de la pièce, cet ivrogne de Gautruche : _ « Quand on l’aime tant que ça, sa demoiselle, on retourne coucher chez elle ! _ C’est mon congé ! _ ça y ressemble. »
Restée seule Germinie aperçoit dans le cabaret de barrière Jupillon attablé avec des filles. Et c’est le grand monologue qui résume toute l’existence de Germinie, ses cascades successives d’un entracte à l’autre. Jupillon, c’est mon amant de malheur, cet homme pour lequel, si on prêtait dessus, j’aurais mis ma peau au Mont-de-Piété. » Il sort du caboulot l’amant de malheur, et Germinie se jette sur lui en réclamant son argent. Il se défend par la douceur : « Ton argent, il n’est pas perdu, je te le rendrai. Calme-toi, sois gentille ! » Mais l’exaltation de Germinie tourne à la folie furieuse. Elle s’accuse d’avoir volé sa maîtresse, elle ameute les passants. Enfin la police arrive, un sergent de ville empoigne la cuisinière hystérique. « Allons, vieille pocharde, n’embêtez pas monsieur qui ne vous dit rien. »
Huitième tableau :
A l’hôpital, Germinie agonise par la phtisie et l’alcoolisme, entre les dernières tendresses de Mlle de Varandeuil et les obsessions des nombreuses créanciers qui viennent surveiller ses derniers moments.
Neuvième tableau :
la fosse commune ; Mlle de Varandeuil essaye, en vain, de reconnaître au milieu des serrées comme les épis d’une moisson funèbre, la place où dort l’infortunée Germinie. Elle se résigne, après avoir invectivé Paris coupable de jeter ses morts gouffre de l’inhumation en tranchée. « Allons ! prions, au petit bonheur ! » Et le rideau tombe pour la dernière fois. (...)
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GERMINIE
LACERTEUX
PIÈCE EN DIX TABLEAUX
PRÉCÉDÉE D’UN PROLOGUE ET SUIVIE D’UN ÉPILOGUE
Tirée du Roman
D’EDMOND ET JULES DE GONCOURT
PARIS LIBRAIRIE CHARPENTIER ET FASQUELLE
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
1904
Tous droits réservés.
Dans la préface en tête de notre Théâtre, je disais qu’à mon sens, le théâtre était le cadre de féeries, de grandes comédies satiriques, enfin d’imaginations, sans le besoin d’une vérité rigoureuse ; je disais que le théâtre, en raison de sa convention et de son mensonge, n’était apte à produire des croquades de mœurs, et ne pouvait rien offrir de la réalité contenue dans les sérieuses études du roman contemporain ; et j’ajoutais que
II
la représentation de la vie moderne sur les planches, je ne voyais guère possible de la rendre plus réelle, qu’un moyen d’une langue parlée moins livresque, et d’une peinture des sentiments d’après des souvenirs plus vécus.
Mon opinion toutefois n’était pas faite d’une manière absolue, et je réfléchissais beaucoup _ et tout en n’ayant aucune idée de redevenir auteur dramatique _ j’étais fort préoccupé de ce nouveau théâtre de l’heure présente, qui tend, de jour
III
en jour, à devenir uniquement, tant bien que mal, une adaptation du roman à la scène.
En cette préoccupation, lors de la reprise d’HENRIETTE MARÉCHAL, un jour Porel me dit :
« Savez-vous une idée fixe que j’ai, ce serait de voir votre GERMINIE LACERTEUX au théâtre… à l’Odéon.
_ GERMINIE LACERTEUX au théâtre… diable ! pour un directeur, vous me semblez un brave !… Mais, moi aussi, je serais assez curieux de la voir jouée… seulement le théâtre que j’ai jusqu’à présent fait, je ne l’ai pas tiré de mes livres… entre nous, je trouve cette double mouture médiocre… Découvrez-moi quelqu’un… mais un littéraire. »
La chose en resta là.
Plus tard, au cours des répétitions de RENÉE MAUPERIN, la GERMINIE revint dans nos conversations avec Porel.
Il me demanda de faire la pièce moi-même, et dans ces longs après-midi passés ensemble, dans ce travail à deux de la mise en scène, enfin dans cette fascination, disons-le, qui se dégage de l’existence théâtrale, je me laissai aller à lui promettre de la faire, en dépit de mes fières idées de quelques années avant, sur la double mouture _ me défiant, hélas, aujourd’hui, de mon imagination de sexagénaire, et persuadé que je ne trouverai plus un tremplin dramatique, comme il s’en trouve un dans mon vieux roman.
IV
Je me mis donc à écrire GERMINIE LACERTEUX, mais des indispositions, des petites maladies, interrompirent plusieurs fois le travail commencé, et je ne pouvais lire la pièce qu’à la fin de janvier 1887.
Or, mes réflexions, lorsque je commençai la pièce, m’avaient amené à avoir la conviction, que si l’on ne pouvait pas créer un théâtre absolument vrai, on pouvait fabriquer un théâtre plus rapproché du livre, un théâtre pouvant être considéré comme la vraie adaptation du roman au théâtre. Et le secret de cette révolution était simplement pour moi dans le remplacement de l’acte par le tableau, dans le retour franc et sincère à la forme théâtrale shakeaspérienne.
En effet, l’acte est pour moi la combinaison scénique la plus besogneuse de convention, la combinaison encourageant le mieux l’ingéniosité du petit auteur dramatique contemporain, la combinaison resserrant et comprimant une action dans une sorte de gênante unité, descendant des vieilles unités de nos vieilles tragédies, la combinaison défendant aux situations d’une œuvre dramatique de se développer dans plus de trois, quatre, cinq localités, et faisant entrer de force des choses et des individus dans un compartiment scénique qui n’est pas le leur, et amenant dans des milieux invraisemblables des personnages de toutes les classes, de toutes les
V
positions sociales. Un exemple qu’on me permettra de prendre chez moi. Un exemple qu’on me permettra de prendre chez moi. Dans la pièce de GERMINIE LACERTEUX, charpentée par un homme qui a le secret du théâtre, par un vrai, par un pur carcassier, Melle de Varandeuil apparaîtrait nécessairement au bal de la Boule
Noire. Eh bien, je le déclare, mon carcassier eût-il trouvé une imagination de génie pour l’y amener, je déclare d’avance la trouvaille imbécile.
J’ai donc distribué GERMINIE LACERTEUX en tableaux donnant un morceau de l’action dans toute sa brièveté : fût-il composé de trois scènes, de deux scènes, même d’une seule et unique scène.
Et cette distribution a été faite dans l’idée que la pièce serait jouée sur un théâtre machiné à l’anglaise, avec des changements à vue sans entracte d’une demi-heure, à la façon des concerts, des cirques et des trilogies de Wagner.
Edmond de GONCOURT.
Février 1887.
VI
Je ne veux pas finir cette préface, sans remercier les vaillants interprètes de GERMINIE LACERTEUX. Et d’abord exprimons toute ma reconnaissance à Mlle Réjane, qui _ malgré toute la honte qu’on a cherché à lui faire éprouver d’être descendue à un rôle aussi bas _ a bien voulu me faire l’honneur de jouer ce rôle, ce rôle où se révèle l’actrice du dramatique simple, la grande actrice du théâtre du théâtre moderne, en ce moment dans l’enfantement, et dont les futurs auteurs aspireront, je puis le prédire, à être joués uniquement par elle. Et c’est Mme. Crosnier qui, sous le nom de Mlle de Varandeuil, a fait revivre à mes yeux la physionomie de ma vieille cousine de Courmont, la noble femme aux sentiments élevés, au cœur aristo, à la langue peuple. C’est Mme Raucourt, qui représente d’une manière si hautement et si originalement comique, l’hypocrisie pleurarde de la mauvaise et fausse femme d’en bas. C’est Mlle Dheurs avec sa beauté blonde et l’entrain de ses jovialités de bonne et grosse fille de barrière.
Et les hommes maintenant ! Dumeny le merveilleux monsieur en habit noir d’HENRIETTE MARÉCHAL, sous cette physionomie de joli roux cruel, qu’il a inventée d’après un dessin de l’oiseau de passage de Gavarni, rend-il bien la blague amère, l’ironie gouailleuse, le schopenhaurisme du ruisseau parisien d’un Jupillon. Et Colombey, lui, dans ce bout de rôle, est-ce assez la perfection
VII
D’une fin d’ivresse, où reviennent encore les renvois du vin mal cuvé : un bout de rôle si étonnamment joué, qu’il me fait, à l’heure, vivement regretter la suppression du tableau du Bois de Vincennes _ car avec les gens qui ont le talent nature Colombey, les choses dangereuses au théâtre ne le sont plus.
Et tous enfin, et Vendenne l’amusant voyou de la Boule Noire, et Montbars dans son rôle de portier, voleur et patelin, et Mlle Mercédès et Legrand en leur silhouettes et leur méchanceté de gosier d’engueuleuses de bals publics, et tout le charmant petit bataillon de fifilles, depuis Mlle Léocadie, mon actrice de cinq ans, jusqu’à Mlle Duhamel, qi miment si gentiment les rires, les exclamations, les jacasseries d’un bruyant dîner d’enfants.
Mais parlant des acteurs et des actrices de cette pièce, je serai incomplet, si je ne faisais un rien l’éloge du grand metteur en scène, qui se nomme Porel, et qui sait apporter dans les attitudes, les poses, les mouvements des corps d’hommes et de femmes dont il a la direction, tant de ressouvenirs de la vie morale des gens, tant de choses vraiment cérébrales, _ qui dote enfin un rôle d’une partie psychique, que je rencontre sur aucune autre scène.
E. de G.
Décembre 1888.
JUPILLON | MM. | DUMENY. |
MÉDÉRIC GAUTRUCHE | | COLOMBEY. |
LE PORTIER | | MONTBARS. |
UN SERGENT DE VILLE | | DUPARC. |
UN PETIT VOYOU | | VANDENNE. |
UN SAINT-CYRIEN | | GAUTHIER. |
UN INDIVIDU | | NUMA. |
GERMINIE | Mmes. | RÉJANE. |
Mlle DE VARANDEUIL | | CROSNIER. |
Mme JUPILLON | | RAUCOURT. |
LA GRANDE ADÈLE | | DHEURS. |
GLAÉ | | BERTRAND. |
MÉLIE | | MERCÉDÈS. |
UNE CRÉANCIÈRE | | NOÉMIE. |
LE FEMME DE MÉNAGE | | MÉRET. |
Melle DE LA POCHEDRAGON | | DUHAMEL. |
LA FIFILLE A LA ROBE BLANCHE | | PETITE JEANNE. |
LA FIFILLE AUX BRETELLES ROSES | | PETITE DUHAMEL. |
LA FIFILLE A LA ROBE ÉCOSSAISE | | PETITE DUPARC. |
LA FIFILLE A LA ROBE GRISE | | PETITE ALICE. |
LA FIFILLE A LA BERTHE | | PETITE FERNANDE. |
LA JÉSUS | | PETITE LÉOCADIE. |
UNE PETITE GAMINE | | PETITE PAULINE |
Pour la mise en scène, s’adresser à M. Foucault, Régisseur général de l’Odéon.
Pétition de l’auteur demandant a la chambre des députés la suppression de la commission de censure.
Pétition devant servir de seconde préface a la pièce de GERMINIE LACERTEUX.
En dépit de l’insuccès de la pièce[2], et du satisfecit donné par le public et la grande majorité de la critique à la censure, je donne cette pétition, écrite la veille de la représentation. Je me fais aucune illusion, elle n’aura point aujourd’hui d’écho, signée de mon nom, ce nom honni et conspué, qu’hier, une salle de première ne voulait pas laisser entendre prononcer, comme un nom déshonorant la littérature française !… Mais qui sait, peut-être, un jour, elle servira à ceux qui viendront après moi.
Messieurs les représentants,
Il y a quelque temps, un journal m’a fait l’honneur de me demander mon opinion sur la censure. J’ai répondu à
II
ce journal, qu’à mon sens, la censure était un vieux débris oublié de l’ancienne monarchie, une institution moyenageuse, aurait Théophile Gautier, _ et toute déplacée dans un régime de liberté de la parole et de l’imprimé, et je citais quelques suppressions maladroites de la censure, conservées dans la Revue rétrospective et autres recueils. Mais, messieurs, je ne parlais, là, que de la censure de la Restauration, de la censure de Louis-Philippe, de la censure de Napoléon III, je ne me doutais pas de ce qu’était la censure de la République en 1888, et je ne pouvais supposer qu’à la veille de l’anniversaire de 89, un directeur de théâtre aurait à combattre, un quart d’heure, pour faire rétablir, dans le texte, cette phrase de son auteur. Je suis prête d’accoucher, _ phrase que tout curieux de l’histoire littéraire de son temps peut lire, sur le manuscrit conservé au ministère de l’intérieur, soulignée de l’homicide crayon bleu.
Et remarquez, messieurs les représentations, que cette molestation du style et de la pensée de l’auteur, s’adresse, non à un industriel du théâtre, à un gagneur quand même d’argent, mais à un homme, auquel même ses ennemis littéraires reconnaissent une vie tout entière consacrée à la recherche de l’art, et à la trouvaille, s’il est possible, d’un beau moderne.
Assez de récrimination. Reproduisons simplement les phrases condamnées, les phrases soulignées par le crayon bleu, _ dont quelques-unes, il est vrai, ont été repêchées par Porel, mais au bout d’une bataille de deux grandes heures. Rien, je crois, ne sera plus éloquent près d’un public impartial que ce fac-similé.
DEUXIÈME TABLEAU
… Comment, fichtre, on est avec un amour d’homme comme ça, et on ne le bécote pas tout le temps…Ce qu’il doit être gentil sous le linge !… Moi, je m’en ferais mourir d’un joli garçon comme cela…
c’est évident, ce n’est pas d’une pudeur absolument britannique, mais enfin, c’est la grande Adèle qui parle.
… Mais voilà les hommes, çà ne peut pas aimer comme nous… faire l’amour rien qu’avec des caresses et des baisers. Il leur faut…
Ici, faites attention, ce sont les points qui sont incriminés. Eh bien, je ne connais en ce genre, de comparable, qu’une envie de poursuite, dans les années de l’Empire, les plus hostiles de la littérature, je me rappelle qu’un directeur de Librairie, en 1852, eut l’idée de faire poursuivre le Paris de Villedeuil, pour trois lignes de points dans un article, mais il se trouva, fait extraordinaire, un chef ou sous-chef en son ministère, qui lui fit observer que jusqu’à cette année, seuls, les mots avaient été poursuivis, et que les points n’avaient point encore étés cités en police correctionnelle.
TROISIÈME TABLEAU
… Elle avait été voir une tireuse de cartes, qui lui avait dit qu’elle irait dans trois cabinets, mais qu’elle n’irait pas devant la justice… Des blagues...
Je ne sais quelles intention érotique, obscène, MM. Les censeurs ont prêtée à la tireuse de cartes, mais la pauvre femme est tout à fait innocente de ce qu’on lui prête ; elle a voulu seulement dire que la petite passerait successivement dans le cabinet du juge d’instruction, du procureur du roi, du président du tribunal.
… Tout comme mon petit homme… pourrait bien se faire qu’ils nous fassent des queues, hein, Mélie ?
IV
Voyons, avec toute la bonne volonté du monde, je ne puis faire parler des engueuleuses du bal de la Boule-Noire, ainsi que dans la pièce correcte, et en vers émancipés, que fabrique Dumény, dans la pénombre des coulisses, _ et faire dire à Glaé:
"Peut-être, qu'en ce moment, Ernest m'est infidèle."
Me lâcheras-tu, espèce de roussin… tu vas voir tout à l'heure que je vais mordre.
Pourquoi cette suppression, lorsque, dans le même tableau, la censure veut bien permettre: "c'est de la rousse… un sergent de la ville…"
Mais puisque j'ai rien fait… que ce n'est pas moi, nom de Dieu, qu'est le coupable.
Cochon, tu as fait une vie de Sardanapale.
Toujours même observation, c'est une danseuse de la Boule-Noire qui parle.
Toutes les mines de monsieur, quand il est derrière sa vitre, dans sa chemise blanche, sa cravate à la Colin, son pantalon qui lui colle sur les reins, sa raie au milieu de la tête.
Je ne comprend pas, mais absolument pas, la culpabilité de cette phrase.
QUATRIÉME TABLEAU
… si bien que très souvent emmoutardé par ces questions…
Emmoutardé ne veut dire qu'emmoutardé.
CINQUIÉME TABLEAU
Ce tableau, la Commission de censure, sans l'exiger, et même sans trop insister, je dois l'avouer, a donné le conseil
V
Amical à Porel de le supprimer, comme un tableau faisant hors d'oeuvre1.
Oui… je suis prête d'accoucher… je vais mettre au monde ton enfant.
SIXIÈME TABLEAU
Elle ne fait pas mine de comprendre la pauvre bougresse… Expression pas distinguée, mais donnant un accent humain au récit.
Tiens, tiens… tous les deux en tête-à-tête, c'est-y assez tableau de famille… et la petite fripouille qui est là…
Faut aux censeurs des mots nobles dans les crèmeries.
Mais allez, madame Jupillon, ce pays sera toujours un pays où la dernière des gens… et le premier à s'asseoir.
C'est une plaisanterie de peuple très drôle, qui n'a rien de licencieux, d'impudique, d'ordurier. de quel droit voulez-vous la supprimer cette plaisanterie! Est-ce que vous êtes des juges de la qualité du comique d'une pièce?
HUITIÈME TABLEAU
… Et je meurs de ça, sais-tu, d'être devenue une misérable comme je suis, une… putain. Oui, je meurs de la tromper, de lui voler son affection, de la laisser m'aimer toujours comme sa fille, moi! moi!
VI
On remarquera que le mot putain est suivi dans le manuscrit et la pièce imprimée, de cette phrase : (Le mot doit être dessiné par la bouche, respiré et pas dit). Mais il faut être franc, le moyen n’avait pas été trouvé d’en faire un murmure, un souffle crachoté, _ et le mot impur, Réjane le disait superbement, et comme si elle se vomissait tout entière. Et quoi que je sente, à propos de ce mot, que la majorité du public sera avec la censure, je soutiens que dans l’angoisseuse tirade où il se trouve, c’était un grand et déchirant cri, un cri de remords qui se dépouillait de sa signification ordinaire.
Eh non, je n’aime pas le mot sale, pour le mot sale, et j’ai, parfois même, des timidités à le risquer. Qu’on me permette, à ce sujet, de parler de l’un de mes anciens livres. RENÉE MAUPERIN, je racontai un duel, où un homme reçoit une balle dans le ventre, et dont le premier mouvement est de sentir ses pouces, qu’il a portés tout de suite sur les deux trous de sa blessure, pour s’assurer si l’intestin n’est pas perforé. Et je n’osais lui faire dire à mon homme que : « Ça ne la sent pas… je suis raté. » Je reculai devant le mot m… même écrit avec des points. Or donc, ce mot, savez-vous, le premier qui l’a imprimé tout vif, c’est un romantique, c’est un spiritualiste, c’est le grand Victor Hugo… Oui, oui, il est parfois besoin d’un mot canaille, d’un mot tout à fait canaille, parmi du sublime.
L’autre, je l’ai pris comme j’aurais pris n’importe qui… J’étais dans mes jours où il me faut quelqu’un… Je ne sais plus alors… ce n’est pas moi qui veux…. Je l’ai pris, tiens, parce qu’il faisait chaud… Mais celui de là dedans, c’est mon amant de malheur, quand je le vois, ma bouche, mes bras, mon corps, tout ce que j’ai en moi de femme, tout ça, bon gré mal gré, va à lui.
Voilà un morceau, qui me semble littérairement bien
VII
Fait, et qui a le mérite, à mes yeux, de peindre le pauvre être détraqué qu’est la femme hystérique, et cela dans une langue passionnelle, aussi châtiée qu’est la langue de Phèdre. Et oui !même avec ce que Porel a sauvé, le morceau n’existe plus. Mais je prie surtout le lecteur de faire attention à la dernière suppression tout ce que j’ai en moi de la femme, parce que, si une telle censure devait s’imposer à jamais, il n’y aurait plus pour un écrivain à faire de la littérature dramatique en France.
NEUVIÈME TABLEAU
… J’ai une drôle de voisine, allez, là… Elle a un frère des Écoles chrétiennes qui vient la voir…
Ici, j’ai une très grande reconnaissance à la censure. Le romancier qui a écrit SOEUR PHILOMÈNE, n’est point un mangeur de prêtres, surtout en ces jours-ci. Donc je le répète, j’ai une très grande reconnaissance à la censure, car j’avoue qu’un amour imbécile de la vérité, un ressouvenir tyrannique du récit de la mourante sur son lit d’hôpital de Lariboisière, m’avait empêché de retirer de là, ce frère des Écoles chrétiennes, de le remplacer comme il l’est, par la désignation vague de « un homme ».
DIXIÈME TABLEAU
O Paris, ô fichue cochonne de ville, es-tu assez avare de la salle terre pour les morts… sans le sou !
Ce retrait de fichue cochonne, n’a pas l’air d’avoir d’importance ? Ce retrait, cependant, tue tout le caractère de mon apostrophe. Dans le roman de GERMINIE LACERTEUX, il y a deux pages sur la fosse commune, que je regarde comme les meilleurs pages que j’ai écrites, les pages contenant
VIII
Le plus de mon cœur, et vraiment, j’avais un orgueil d’écrivain dramatique d’avoir cru les condenser, ces deux pages, en deux lignes _ et en deux lignes sortant de la bouche de Mlle de Varandeuil, cette aristocrate de sentiments, à la langue du peuple. Que fait la censure ? _ Voyons, là où se passe mon apostrophe, fichue cochonne n’a rien de cochon, n’est-ce pas ? _ Eh bien ! la censure me défend de faire parler à Mlle de Varandeuil sa langue, et l’empêche d’être, jusqu’à la fin de son rôle, la créature originale que je me suis efforcé de créer.
J’admets à la rigueur, à l’extrême rigueur, une censure gouvernementale, religieuse, morale, mais, messieurs les représentants, la censure, dont je vous donne les petits arrêts de mort, est une censure littéraire, une censure comme il peut seulement s’en rencontrer dans les temps et les gouvernements autocratiques, une censure qui, au milieu du labeur de cette fin de siècle, vers la reproduction de la vérité, de la réalité dans tous les arts, cherche à assassiner les tentatives nouvelles, par l’imposition du mot noble et de la tragédie, dans la peinture du monde moderne.
Et si, messieurs les représentants, ma demande n’est pas accueillie, appuyée chez vous, je serai en droit de dire que la Chambre actuelle n’a aucun souci de l’indépendance, de la liberté des auteurs dramatiques de la France _ et qu’en un mot la littérature de son pays ne lui est de rien.
Ce 18 février 88.
EDMOND DE GONCOURT.
PROLOGUE
§2
§3
PROLOGUE
Une chambre, où une fenêtre montre un morceau de ciel coupé par trois tuyaux de cheminée en tôle. Sur la cheminée, entre deux flambeaux de plaqué, une pendule au grand cadran dans une boîte d’acajou. Près de la cheminée, un fauteuil Voltaire, recouvert d’une tapisserie à dessins de damier, que font les vieilles filles presque aveugles. Sur une commode Empire, dans un porte-montre fait d’une statuette du Temps fauchant dans l’espace, une petite montre au chiffre de diamant sur émail bleu, entourée de perles.
Et dans cette chambre, une vieille femme en un lit, où au fond se voit un portrait d’homme à l’habit de satin vert, à la cravate lâche et flottante des premières années de la Révolution.
Une fin de journée, éclairée par un jour devenant peu à peu crépusculaire.
SCÈNE PREMIÈRE
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, GERMINIE.
GERMINIE, revenant de fermer la porte sur le médecin, et couvrant de caresses, sur les couvertures, le corps de sa maîtresse, et s’écriant dans un cri de joie :
Sauvée ! Vous voilà donc sauvée, mademoiselle !
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MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, se soulevant dans son lit et prenant silencieusement la tête de Germinie dans ses deux mains, la serrant contre son cœur et disant dans un soupir :
Allons… il faut donc vivre encore… (Puis, au bout d’un instant de silence, retirant ses mains mouillées sous les baisers de sa bonne.) Eh bien, voilà ma bête qui pleure maintenant !
GERMINIE.
Ah ! ma bonne mademoiselle… Je voudrais toujours pleurer comme ça… c’est si bon… c’est si bon… ça me fait revoir ma pauvre mère et tout… si vous saviez.
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, fermant les yeux pour écouter.
Dis-moi ça…
GERMINIE.
Ah ! ma mère ! (Un silence, puis d’une parole précipitée.) La chère femme ! Je la revois, la dernière fois qu’elle est sortie… pour me mener à la messe… un 21 janvier, je me rappelle… On lisait dans ce temps à l’église le testament du roi Louis XVI… Oui-dà, qu’elle en a eu des maux pour moi, maman ! Elle avait quarante-deux ans, quand elle a été pour m’avoir… papa l’a fait assez pleurer !… Nous étions déjà trois, et il n’y avait pas tant de pain à la maison… Et puis, il était fier comme tout, papa ! Nous n’aurions eu qu’une cosse de pois, qu’il n’aurait jamais voulu des secours du curé… Oh non, on ne mangeait pas tous les jours du lard chez nous… Eh bien, tout
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ça faisait que maman m’aimait un peu plus, et elle trouvait toujours, dans des coins, un rien de graisse ou de fromage pour mettre sur mes tartines… Je n’avais pas cinq ans, quand elle est morte.
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Tu ne m’avais jamais rien dit de tout ça, ma pauvre chère fille.
GERMINIE.
Je craignis que ça n’intéressât pas mademoiselle… des choses arrivées à une domestique…, puis il faut des jours de bonheur comme celui-ci, pour que tout ce qu’on a au fond du cœur, ça sorte dehors… Cette mort, vous le pensez bien, mademoiselle, fut notre malheur à nous… J’avais bien un grand frère qui était blanc comme un linge avec une barbe toute jaune… On lui avait donné des noms… Les uns au village l’appelaient Boda, je ne sais pourquoi, les autres Jésus-Christ… Ah ! c’était un ouvrier, celui-là… Il avait beau avoir une santé de rien du tout… au petit jour il était déjà à son métier… parce que nous étions tisserands, faut vous dire… et il ne démarrait pas avec sa navette jusqu’au soir… Et honnête avec ça, si vous saviez, on venait de partout pour lui apporter son fil, et sans jamais le peser… Mon père, lui, c’était autre chose… Il travaillait un moment, une heure… et puis il s’en allait dans les champs… et quand il rentrait, il nous battait et fort… Il était comme fou… On disait que c’était d’être poitrinaire… Heureusement qu’il y avait là mon frère… Il empêchait ma seconde sœur de me tirer les cheveux et de me faire du mal… parce qu’elle était jalouse… et il me prenait toujours par la main, pour aller voir jouer aux quilles… Enfin,
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pour ma première communion… Mais je vous ennuie, je vous fatigue, mademoiselle, avec mes rabâchages.
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Non, ma fille, raconte toujours… ça m’amuse de t’entendre.
GERMINIE.
Ah oui, pour ma première communion, il en donna fièrement des coups de battant… On ne saura jamais ce qu’il jeta à bas d’ouvrage, pour que je fusse comme les autres, avec une robe blanche où il y avait un tuyauté, et avec un petit sac à la main, on portait alors de ça… Je n’avais pas de bonnet… je m’étais fait, je me souviens, une jolie couronne avec des faveurs, et de la moelle blanche qu’on retire en écorçant de la canette… Il y en a beaucoup chez nous dans les places où on met rouir le chanvre.
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Voyez-vous la petite coquette.
GERMINIE, lui embrassant les mains et continuant.
Ç’a été un de mes beaux jours, ce jour-là… avec le tirage des cochons à Noël, et les fois où j’allais pour aider à accoler la vigne… Il y eut, en ces années-là, une année bien dure, vous rappelez-vous, mademoiselle, la grêle de 1828 qui perdit tout… Ça alla jusqu’à Dijon et plus loin… on fut obligé de faire du pain avec du son… Chez nous, il faisait plus souvent faim qu’autre chose… Moi, quand j’étais dans les champs, je regardais si on ne me voyait pas, puis je me coulais tout doucement sur les genoux, et quand j’étais sous une vache, j’ôtais un de mes sabots, et je
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me mettais à la traire. Dame, il n’aurait pas fallu qu’on me prît… Ma plus grande sœur était en service chez le maire de Lenclos, et elle envoyait à la maison ses quatre-vingts francs de gages. La seconde travaillait à la couture chez les bourgeois, mais ce n’étaient pas les prix d’à présent alors… on allait de six heures du matin jusqu’à la nuit pour huit sous. (Germinie va à la cheminée, rassemble le feu, le rallume, jetant, agenouillée, les phrases qui suivent, et qu’elle coupe par les soins donnés au feu.) La malchance nous tombait de tous côtés… Mon père vint à mourir… Il avait fallu vendre une petite vigne qui, tous les ans, nous donnait un tonneau de vin… Les notaires : ça coûte… Quand mon frère tomba malade, il n’y avait rien à lui donner à boire que du râpé, sur lequel on jetait de l’eau depuis un an… Et puis il n’y avait plus de linge pour le changer : tous nos draps de l’armoire où il y avait une croix d’or dessus, du temps de maman, c’était parti… et la croix aussi. (Elle revient s’asseoir sur la chaise u pied du lit.) Mais je ne vous ai pas dit… voilà ce qui était arrivé avant ce temps de misère… Mon frère, déjà malade, s’en va à la fête de Clefmont. Il entend dire que ma sœur a fait sa faute avec le maire, où elle était. Il tombe sur ceux qui disaient cela… il n’était guère fort… Eux, ils étaient plusieurs, ils le jetèrent par terre, et ils lui donnèrent des coups de talon de sabot dans le creux de l’estomac… On nous le rapporta comme mort… Le médecin le remit pourtant sur pied et nous dit qu’il était guéri. Mais il ne fit plus que traîner… Je voyais qu’il s’en allait, moi… à la manière dont il m’embrassait… Quand il fut mort, le pauvre cher pâlot, il fallut que Cadet Ballard y mît toutes ses forces pour m’enlever de dessus son corps. (Elle se met à pleurer.)
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MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Pleure, pleure, va, ma fille.
GERMINIE, reprenant son récit, avec des paroles d’abord coupées par des sanglots.
Ma sœur n’avait pu garder sa place chez ce maire, à cause des propos qu’on tenait , et elle était partie se placer à Paris… mon autre sœur l’avait suivie… Je me trouvais toute seule… Une cousine de ma mère me prit alors avec elle à Damblin… mais j’étais toute déplantée là… Je passais la nuit à pleurer, et quand je pouvais me sauver, je retournais toujours à notre maison… Rien que de voir, de l’entrée de la rue, la vieille vigne à notre porte, ça me faisait un effet ! il me poussait des jambes… Les braves gens qui avaient acheté la maison, me gardaient jusqu’à ce qu’on vînt me chercher… on était toujours sûr de me retrouver là… A la fin, on écrivit à ma sœur de Paris, que si elle ne me faisait pas venir auprès d’elle, je pourrais bien ne pas faire de vieux os… Le fait est que j’étais comme de la cire… On me recommanda au conducteur d’une petite voiture qui allait tous les mois de Langres à Paris, et voilà comment je suis venue ici… J’avais alors quatorze ans… Je me rappelle que pendant tout le voyage, je couchai tout habillée, parce que l’on me faisait coucher dans la chambre commune. En arrivant, j’étais couverte de poux…
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, secouant son attendrissement et d’une voix un peu rude.
Ah ! c’est là ton histoire, ma pauvre diablesse… Eh bien, écoute la mienne… Moi, moi, que tu vois dans ce logement de deux sous, dans cette chambrette d’ouvrière, je suis née dans un hôtel de la rue Royale,
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et Mesdames de France m’ont tenue sur les fonts baptismaux. (A Germinie.) Oui, un second oreiller sous moi. Bien, merci… Par exemple, du côté du physique, le Tout-Puisant ne m’a pas gâtée, sac à papier, je suis née laide, très laide, ce que je suis restée toute ma vie… et déjà avec ce grand nez, ridicule dans une figure alors grosse comme le poing… Et des parents, grand Dieu, à l’image de mon physique… Une mère… tout le souvenir que j’en ai, c’est la minute du matin où l’on me menait l’embrasser (Elle fait le geste), l’embrasser, vois-tu, sous le menton, de peur de déranger son rouge… Un père. (Elle montre le portrait du fond de son lit.) Hein, ces sourcils noirs, ces traits qui ne plaisantent pas… Ce n’est pas la figure d’un père tendre, n’est-ce pas ?… Alors presque aussitôt, la Révolution… Et dès le commencement, nous tous réfugiés dans les communs d’un hôtel qu’autrefois avait possédé la famille… et moi allant écouter par une lucarne, tous les soirs, la liste des gagnants à la loterie de la Sainte Guillotine… moi pauvre fillette, en train de devenir une femme, et croyant à chaque coup, frappé à la porte, qu’on venait prendre mon père pour le mener place de la Révolution, où mon oncle avait déjà eu le cou coupé. (Un silence.) Puis bientôt le temps est venu de conquérir son pain presque de force, à la porte des boulangers… dans le froid… parmi l’écrasement de la foule… Oui, oui, pour manger, il fallait faire queue, dès les trois heures du matin… Et tu comprends, ma fille, mon père craignant d’être reconnu… mon frère encore trop petit… c’était à moi que ça revenait d’aller à la queue… Ah ! j’étais comique à voir, avec mon petit corps de chat maigre, perdu dans un grand gilet de tricot de mon père, un bonnet de coton enfoncé jusqu’aux yeux, attendant, au milieu des bousculades et des poussées, le moment où la
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boulangère de la rue des Francs-Bourgeois me mettait dans la main un morceau de pain, que mes doigts, tout raidis d’onglée, avaient peine à saisir. (Un silence, duquel mademoiselle de Varandeuil sort par un rire sonore d’ironie.) Parois, dans ces chiens de temps, des jours vraiment comiques… des jours comme celui où mon père, pour s’assurer tout à fait la vie sauve, s’avisa de demander à Chaumette un rendez-vous, et lui déclarant que je n’étais qu’ondoyée, le pria de me faire inscrire sur les registres de la municipalité, sous un nom choisi par lui… Oh ! les singulières matrones qui m’examinèrent la gorge dans un cabinet de la municipalité, et le satané discours patriotique que prononça Chaumette, dans la grande salle des Déclarations… au bout de quoi me resta le nom de Cornélie, mère des Gracques… un nom bien énorme pour ma gringalette de personne…
Un long silence.
Et toutes les privations… et la vie d’une pauvresse, quand un peu de fortune nous est revenue après Thermidor… et par une affection, une tendresse, quelque chose parlant au cœur… et un père qui a voulu faire, un moment, de moi la servante de sa bonne…
GERMINIE.
Ah, ma pauvre demoiselle !
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, qui s’est tue, après un silence.
Pauvre demoiselle dis-tu… oui, tu dis bien… Puis enfin est morte celle que j’ai aimée comme une fille qu’auraient fabriquée mes entrailles… celle dont je t’ai parlé si souvent et qui mourut encore bien jeune de la poitrine… la Poule, comme je l’appelais… Donne-moi sa montre, que je la tienne dans mes mains.
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(Germinie va chercher la montre sur la commode et la remet à mademoiselle de Varandeuil.) Ce qu’on s’attache à une malade avec laquelle on se chambre, de midi à six heures, pendant quatre ans… et tous les jours, en disant au diable à ses rhumatismes, à sa goutte, à tous ses maux de vieille femme… Oh ! le déchirement de mon cœur… quand j’eus baisé le cercueil de la morte pour l’embrasser une dernière fois…
Un silence.
Non, non plus, autour de moi, que des visages lointains, de pâles têtes chéries, qui vont s’effaçant…
Un silence.
Maintenant tous ceux que j’ai aimés sont sous terre… et mes visites, c’est celles que je fais à Montmartre, n’est-ce pas, ma fille, tu le sais, toi qui m’y accompagne toutes les semaines…
GERMINIE, parlant avec la lenteur d’une personne qui revoit une scène qu’elle raconte.
Oui… oui… c’est le bon jour de mademoiselle, ce jour-là… Ah, il ne faut pas être en retard… Je ne sais comment s’arrange mademoiselle, mais elle est prête dès patron minette… Et le pliant, espèce de tête à l’envers, me dites-vous, que je suis déjà descendue à moitié de l’escalier… Dieu merci, nous sommes dans la rue… et au bout d’un bon gros quart d’heure chez la marchande de couronnes, qui, l’hiver, vous apporte sa chaufferette sous les pieds… Un moment mademoiselle se repose dans la boutique… Et nous voilà, ayant passé la porte du cimetière et prenant à gauche du cèdre de l’entrée… Là, mademoiselle va faire sa visite à chacune de ses tombes… Ah ! mademoiselle ne s’imagine pas le temps qu’elle reste, assise sur son pliant, la figure toute chose, occupée à détacher, du
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bout de son ombrelle, les petites mousses de la pierre.
SCÈNE II
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, GERMINIE, LE GARçONNET (Jupillon).
Un coup frappe à la porte, et là-dessus entre un garçonnet, à l’air effronté, vêtu de la blouse noire de Saint-Nicolas, et tenant à la main un pot de fleurs.)
LE GARçONNET.
Maman a eu connaissance que mademoiselle était en convalescence et elle lui envoie des fleurs.
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Merci, gamin. (A Germinie.) Donne-lui une pièce blanche et embrasse-le pour moi.
GERMINIE, à part.
Ce moutard, quand on l’embrasse… déjà ça regarde la femme dans le fond des yeux.
SCÈNE III
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, GERMINIE.
GERMINIE, revenant à sa maîtresse qu’elle trouve absorbée dans ses pensées, et au bout d’un moment pendant lequel elle arrange ses couvertures.
Je laisse mademoiselle… Mademoiselle est dans ses réflexions…
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, sans parler, lui tendant sous la bouche une main que GERMINIE baise pieusement.
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PREMIER TABLEAU
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Même décor que dans le prologue.
SCÈNE PREMIÈRE
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, en bonnet blanc plissé à petits plis, bordé d’une valenciennes jouant une coiffe blanche, et sur lequel est posée une cornette en soie noire, piquée, avec une ruche de dentelle noire. Le corsage disparaissant sous un petit châle de laine noire à franges, mis en fichu, et attaché devant par deux épingles, une jupe de mérinos noir, des bas de laine blancs, dans de gros chaussons fourrés. Elle est assise dans la pose fléchie et cassées des vieillards, ses pauvres mains raidies et enflées par la goutte, posées sur ses cuisses, retournées et à demi ouvertes.
Vraiment, quand on est née dans un des plus beaux hôtels de la rue Royale… qu’on a dû posséder le Grand et le Petit Charolais… qu’on a dû avoir pour campagne le château de Clichy… qu’il fallait deux domestiques pour porter le plat d’argent, sur lequel était servi le rôti de gibier chez votre grand’mère… saperlipopette, vraiment il faut pas mal de philosophie (Ici mademoiselle de Varandeuil se passe avec difficulté une main sur les épaules), oui, pas mal de philosophie pour se voir finir ici… dans ce diable de nid à rhumatismes,
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où malgré tous les bourrelets du monde, il vous passe de ces gueux de courant d’air. (Elle se met à souffler le feu de la cheminée, et au bout de quelques instants levant la tête.) Tiens, mais on dirait qu’il y a quelqu’un de l’autre côté… on frappe en effet… Entrez.
SCÈNE II
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, LE SAINT-CYRIEN.
(La porte s’ouvre, apparaît un Saint-Cyrien.)
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, le regardant en riant.
Mais à Paris, il n’y a donc plus de spectacles, de bals, d’endroits de perdition, pour qu’un jeune homme, qu’un militaire, vienne passer sa soirée avec une vieille bique comme moi !
LE SAINT-CYRIEN.
Je vous gêne, ma cousine… Vous vouliez peut-être vous coucher ?
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Viens donc, grand enfant, m’embrasser. (Le regardant longuement, en lui retenant les mains, après l’avoir embrassé.) Comme tu es bien le fils de ta mère, ressembles-tu assez à ma chère Poule… Eh bien, qu’est-ce qui me vaut l’honneur de ta visite, mauvais sujet ? tu as besoin d’un louis ?
LE SAINT-CYRIEN.
Non, ma cousine… je viens vous faire visite gratis… pour le plaisir de vous voir… D’abord, pas à bahutier ce soir… puis il y a des choses d’autrefois, alors que
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j’étais enfant… qui me sont restées là. (Touchant sa poitrine.) Vous ne vous rappelez pas dans le temps, où mon père et ma mère passaient leur été dans la Haute-Marne, que le dimanche vous tombiez à la pension à neuf heures du matin, en agrafant la dernière agrafe de votre robe, tant vous vous étiez pressée.
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Si, si…, et que tu me disais, pauvre moutard, avec ton air piteux : « C’est que je suis en retenue ! »
LE SAINT-CYRIEN.
Et que vous me répondiez, ma cousine : « Ah bien oui, en retenue ! et tu crois que je me serais décarcassée comme ça pour rien… Est-ce qu’il se fiche de moi, ton marchand de soupe !… Où est-il ce magot, que je lui parle ?… Habille-toi en attendant, et vite… » Et dix minutes après, j’étais pris par le bras, et mis dans un fiacre, et toute la journée promené dans le Bois de Boulogne, sur un âne, que vous, ma cousine, vous poussiez avec une branche cassée, en criant : « Hue !… » Puis après un bon dîner chez Borne… sous la porte cochère de la pension, une large pièce de cent sous que vous me mettiez dans la main.
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, attendrie.
Tu as gardé, mon cher enfant, le souvenir de ces bêtises-là ?
LE SAINT-CYRIEN.
Et lorsque, à la maison, il y avait quelqu’un de malade… comment vous l’appreniez… on ne le savait vraiment pas… mais en dépit de l’heure et du temps, on entendait un grand coup de sonnette… le coup de sonnette de la cousine, comme on
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l’appelait… et aussitôt dépêtrée de vos socques et votre chapeau au diable… c’était la main dans les sangsues, les sinapismes, avec des paroles à la militaire qui remontaient et réconfortaient les gens… Oui, cousine, vous étiez chez nous une vraie providence, aux jours de chagrin… et les derniers temps de la vie de ma mère… c’est l’anniversaire de sa mort, aujourd’hui… vous voyez bien que je vous devais une visite… les derniers temps, ces années pendant lesquelles vous vous êtes chambrée avec elle, tous les jours de midi à six heures… (Changeant de ton.) Mais vous êtes seule, ce soir… où est donc votre Germinie ?… Au salut ?
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Non, mon cher enfant, tiens, regarde !
SCÈNE III
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, LE SAINT-CYRIEN, GERMINIE.
GERMINIE, entrant décolletée, en toilette de bal, et allant à mademoiselle de Varandeuil, sans voir le Saint-Cyrien.
Voilà, mademoiselle, regardez-moi dans ma belle robe.
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, s’adressant au Saint-Cyrien que Germinie salue et qui lui envoie un sourire.
Oui, ma bigotte, va au bal… Sais-tu, ma fille, ça me paraît tout farce… toi et le rigodon… tu ne vas donc plus voir tes curés ?… Qu’est-ce qu’ils t’ont fait, hein ?… Et ton petit abbé, dont tu me parlais si… si angéliquement… celui auquel tu allais te confesser, tous les samedis… le voici aussi dans les lanlaire…
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C’est fini tous ces racontages dans l’oreille que tu lui faisais ?
GERMINIE, embrassée et d’un ton suppliant.
Mademoiselle…
LE SAINT-CYRIEN.
Voyons, ma bonne cuisine, c’est bien naturel que ce qui fait, certains jours, songeuse ou triste, une pauvre fille comme Germinie, elle aille le conter à ce confident des petits chagrins, à et ami des misères de la femme du peuple… au seul homme qui l’écoute, et lui adresse des mots de charité, d’espérance, des mots qui ne lui sont jamais dits par des hommes de sa classe… ni par ses maîtres.
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Ta, ta, ta… Maintenant tu sais ce qui va lui venir, l’envie de se marier… une chienne d’envie. (S’adressant à Germinie.) Mais si tu te maries… je te préviens que je ne garde pas… ouste… je n’ai pas envie de devenir la bonne de tes mioches… Maintenant approche un peu… Oh mais, sac à papier, mademoiselle Montretout… on est bien coquette, je trouve, depuis quelque temps !
GERMINIE.
Mais non, mademoiselle se figure…
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, revenant à l’idée de mariage.
Avec cela que chez vous autres, les hommes sont de jolis cadets… Ils te grugeront ce que tu as, sans compter les tapes… Mais je suis sûre que ça te trotte la cervelle, cette histoire de te marier, quand tu vois les autres… C’est cela qui te donne cette frimousse-là,
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je parie… Allons, tourne un peu qu’on te voie tout à fait bien. (Mademoiselle de Varandeuil pose ses deux mains sur les bras de son fauteuil, et croisant ses jambes l’une sur l’autre, en remuant le bout du pied, se met à inspecter Germinie et sa toilette, puis au bout de quelques instants d’attention muette :) Que diable ! je n’ai donc jamais mis mes yeux pour te regarder… Bon Dieu de bon Dieu, oh mais, oh mais… où diantre as-tu pris ce museau de chatte amoureuse ?… Ah, ces petits coquins de cheveux rebelles… et ce nez avec ces diables de narines ouvertes… Non, tu n’es pas belle, ma fille, mais tu as dans la physionomie je ne sais quoi…
LE SAINT-CYRIEN, sur une note rieuse.
Ah ! elle a du vice.
GERMINIE.
Oh, monsieur Paul, pouvez-vous dire ça !
LE SAINT-CYRIEN.
Allons… tu as seulement du chien. (Regardant montre.) Mais voilà l’heure… Adieu, ma cousine. (Il l’embrasse.) Et toi, Germinie, danse, va, ma fille !
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Adieu, mon cher enfant, je te suis reconnaissante de ta visite, mais ne te crois pas obligé de la recommencer.
LE SAINT-CYRIEN.
Non, cousine, pas adieu, mais au revoir. (A Germinie.) C’est bon, ne me reconduis pas, je connais le chemin.
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SCÈNE IV
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, GERMINIE.
MADEMOISELLE E VARANDEUIL, réfléchissant.
C’est drôle tout de même ces bambins qu’on a torchés et qu’on revoit ornés de moustaches… Il est vraiment gentil ce petit, avec son air crâne et sa voix de sainte nitouche… et puis je retrouve dans ce garçon-là le cœur de sa bien-aimée mère. (Revenant à elle.) Eh bien, tu es toujours là, toi ?… tu n’es pas encore à cabrioler ?… Je suis sûre, ma pauvre diablesse, que tu n’as pas un cavalier pour te conduire à ce bal.
GERMINIE.
Mais si, mademoiselle, j’en ai un.
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Qui ça ?
GERMINIE.
Le fils à madame Jupillon.
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Celui dont tu m’as tant de fois rebattu les oreilles… ce fameux bibi que tu allais voir à Saint-Nocolas, tous les jeudis… lui portant des paquets de mangeaille, gros comme toi… Je crois même, le diable me croque, que tu lui payais des leçons de flageolet !
GERMINIE.
Dame, mademoiselle, sa mère a été, pendant près de deux ans, à avoir un mal à la jambe qui l’empêchait
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de marcher… le pauvre enfant… c’était bien naturel de ma part.
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Mais c’est un gamin !
GERMINIE.
Plus maintenant… On voit bien que mademoiselle ne s’aperçoit pas des années qui passent… Aujourd’hui, c’est tout à fait un homme… Voilà un grand temps qu’il est sorti de Saint-Nicolas ; il a un état… coupeur de gants… Mais il est là, qui m’attend dans la cuisine… Mademoiselle désire-t-elle le voir ?
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Il est là… le voir. (Après un moment de réflexion.) Non, un autre jour, je suis fatiguée ce soir.
GERMINIE.
Mademoiselle veut-elle que je la couche avant de m’en aller ?
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Non, laisse-moi, j’ai encore besoin de ruminer un moment au coin de mon feu. (Germinie, prenant congé de sa maîtresse, s’incline presque dans un agenouillement et lui embrasse les mains à baisers pressés.)
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Bon, bon… assez de lichades comme ça… Tu vous userais la peau avec ta manière d’embrasser… Allons, fiche ton camp, et amuse-toi… sans t’éreinter, si ça se peut.
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SCÈNE V
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, seule.
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, mettant les couches sur ses genoux et regardant le feu, la figure entre ses mains.
Est-ce cornichon d’avoir des idées pareilles !… Qu’est-ce que j’ai ce soir à me fantasier le cerveau d’un tas de choses saugrenues ?… Paix, paix là, ma vieille caboche. (Elle donne deux ou trois coups de pincettes qui bousculent les bûches, et se renversant dans son fauteuil, les bras croisés, les pincettes dans une main.) Si cependant… C’est pourtant arrivé… ma vierge avait les foies blancs, ainsi qu’on disait de mon temps… ça maintenant a un nom scientifique, que ma mémoire… va te promener, a oublié… ah si, je crois qu’ils appellent ça : hystérie… (Elle retombe dans une rêverie, pendant laquelle elle se donne sur la nuque de petits coups qui mettent son serre-tête noir tout de travers.) Tout de même, qu’il en soit comme Dieu a voulu… la pauvre fille a un gros fond de tendresse à placer.
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DEUXIÈME TABLEAU
Les premiers champs de la banlieue, en dehors des fortifications. Dans le lointain, à droite, la silhouette de la cathédrale de Saint-Denis ; à gauche, un soleil de feu se couchant dans un ciel, où des cerfs-volants font des tâches noires. Dans le fond d’un pli de terrain, se lèvent des toits de zinc de cabarets et des hauts de mâts aux flammes tricolores. A la fin du tableau, dans le jour tombant, des lumières s’allument, et des bruits de crécelle, et des musiques d’orgues, et des chants d’ivrogne se font entendre à la cantonade.
SCÈNE PREMIÈRE
GERMINIE, JUPILLON.
JUPILLON.
Eh bien, on y est à cette entrée des champs… car c’est ton refrain, tous les soirs, depuis le printemps : « Si nous allions à l’entrée des champs ! »
GERMINIE, mordillant une fleur de lilas.
Ça ne t’amuse pas, toi ?
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JUPILLON, l’air gouailleur.
Ça m’amuse, ça m’amuse…
GERMINIE.
Tiens, que c’est drôle que tu n’aies pas envie de sortir, le soir, d’entre ces vilains murs… Moi, ça me fait un effet, quand j’aperçois ce grand morceau de ciel tout vide, au haut de la montée de Clignancourt… c’est comme si on m’ouvrait la porte de la campagne… de la campagne de chez nous… de là-bas… qui s’en va au loin comme tout… Et les premiers arbres, les premières feuilles au Château-Rouge… ça ne te dit rien à voir à cette heure où nous y arrivons… où il n’y a plus de soleil qu’au haut des cheminées ? (Germinie lui prenant le bras, et s’appuyant dessus dans la petite promenade qu’ils font sur le devant du théâtre.) Ah si, c’est amusant et ça me fait heureuse de marcher, comme nous marchons là, tout doucement, à petits pas, sur ce trottoir où les enfants ont laissé la marque de leurs jeux de marelle… tout le long de ces petits jardins d’où pendent des branches en fleur… avec tout ce monde heureux d’hommes en manches de chemise aux fenêtres… et de mères, plein les bras de marmaille.
JUPILLON.
Oh ! que t’as des phrases de mirliton aujourd’hui, ma chérie.
GERMINIE.
Je suis bête, hein ?… oui, c’est la vérité… et tu vas rire de moi, je suis sûre, quand je t’aurai dit ça… Figure-toi que j’ai planté de l’herbe, du gazon, dans une vieille boîte à cigares, sur le chéneau, en face ma
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fenêtre… une idée, c’est drôle, qui ne m’était jusqu’ici jamais venue… Mais, que veux-tu, j’aime l’herbe, les champs. (Elle quitte le bras de Jupillon, et s’amuse à passer ses jambes un peu retroussées dans le champ de blé qui borde la route.) C’est bon de sentir les chatouilles du blé contre ses bas !…
JUPILLON.
Dis donc, ma bonne Germinie… ton herbe, il y pousse des coquilles d’huîtres… et les champs, regarde !… il y a là-bas dans un sillon une marchande de coco, et dans une autre une voiture à bras de pastilles de menthe et de pain d’épice… Oh là, là, en v’là de la chouette de nature !
GERMINIE, revenant à lui.
Méchant… moi, c’est pas comme toi… je vois tout beau, tout joli à c’te heure… ah, au fait, j’ai des cigares pour toi… des trois sous… tiens. (Elle les lui donne et Jupillon les examine, les retourne de tous les côtés, et finit par les mettre dans sa poche.) Oui, je ne sais pas à quoi ça tient… mais je suis toute changée de ce que j’étais… c’est curieux… j’ai maintenant de la joie à vivre que ça me fait dans la poitrine, tiens comme (Regardant en l’air de côté) cet oiseau qui bat des ailes… dis-moi pourquoi ça… Autrefois je ne pouvais pas me tirer de mon lit, et je me levais tout engourdie, avec le cœur à rien…maintenant, un saut à terre, et mes doigts qui vont, qui vont, et je suis habillée en un temps… Et toute la journée, le même endiablement dans le corps, et comme une frénésie de bouger… et toujours à aller, à marcher, à courir… Oh ! vraiment je trouve qu’il y a du plaisir à vivre… Dis-moi pourquoi ça… Oui, maintenant, je monte, je descends pour un rien…
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sur un mot de mademoiselle, je dégringole les cinq étages… Quand je suis assise, mes pieds, je crois, ma parole, dansent sur le parquet… Et je frotte, et je nettoie, et je range, et je bats, et je secoue, et je fais tant de remue-ménage que mademoiselle me dit à tout moment : « Mon Dieu, es-tu bousculante, ma pauvre Germinie, l’es-tu assez ! »
SCÈNE II
GERMINIE, JUPILLON, puis Adèle.
JUPILLON, mettant la main au-dessus de ses yeux et regardant dans la coulisse.
On dirait que c’est la grande Adèle, là-bas… Mais oui, mais oui.
GERMINIE.
Qu’en as-tu besoin de cette vilaine femme, qu’on voit, touts les dimanches, attablée sur les boulevards extérieurs avec des militaires… Laisse-la donc, nous sommes si bien, tout seuls… comme nous sommes.
JUPILLON
C’est positivement elle. (Criant.) Ohé, la grande Adèle, ohé, la Luxembourgeoise, par ici, par ici. (A Germinie.) Elle va nous amuser… elle est rigolo… et toujours prête à payer des gâteaux et des petits verres… La voici.
AdèLE.
Vous v’là, les amoureux de carton… Oh ! je suis d’une colère… Cet animal de Labourieu… Oui, j’ai
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lâché pour le moment les militaires… C’est celui que je t’ai dit qui était dans la boucherie… Eh bien, la drogue, il me fausse parole ce soir… tout de même bien gentil le particulier… seulement, faut pas le contrarier… Quand il vient de boire un verre de sang, après avoir tué ses bêtes, il est comme démoniaque, et si vous l’obstinez… Ah ! dame, il cogne, mais qu’est-ce que vous voulez ? … C’est d’être fort qu’il est comme ça… Toi, ta vieille, t’a donné campo… C’est moi qui ne pourrais pas vivre avec une figure d’antéchrist comme ça… Et vous en êtes toujours aux préliminaires, grands Saints Innocents… Vrai de vrai, l’êtes-vous, mon Dieu, nigaudinos… Mais, mademoiselle, comme dit la chanson, tien à sa fleur… d’oranger… Comment, fichtre, on est avec un amour d’homme comme ça, et on ne le bécote pas tout le temps. (Elle l’embrasse.) Ce qu’il doit être gentil sous le linge !… Moi, je m’en ferais mourir d’un joli garçon comme ça… Mais vois donc, ma fille, sa peau du cou, on dirait du satin à dix-huit francs l’aune. (Elle l’embrasse sur le cou.)
GERMINIE, voulant les séparer et se jetant entre eux, est effleurée par le baiser que rend Jupillon à la grande Adèle.
Tu n’as pas honte !
JUPILLON, à Germinie.
Ah ! le nez que tu fais… Si tu le voyais.
Adèle.
Honte de quoi ?… Connais pas ça, moi… et quand il voudra, j’en ferai un homme… avec tous les sacrements. (Elle tousse.) Allons, grosse jalouse ; on ne te le prend pas, ton jeunet… tu peux continuer à filer le parfait amour avec… Mais, vois-tu, ce n’est pas pour
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nous que le four chauffe… faut que je te fasse un peu rire… Figure-toi que cette rosse de madame, en revenant des courses, a remarqué monsieur sur le pas de la boutique… Elle est entrée deux ou trois fois, sous le prétexte d’acheter quelque chose… Au fait, est-ce que tu ne dois pas lui porter de la parfumerie à madame, demain ou après-demain ?… Ah ! il ne t’a pas dit ça, il a fait son discret… Ah ! mais, c’est qu’elle a un corps, madame, et avec tout son tra la la de robes et de la dentelle partout… n’est-ce pas, jeune homme, que ça monte le coco, une femme en velours ?… Et c’est qu’elle va dans le grand aussi, madame… elle s’est payé une fois un roi… Oui, c’est glorieux d’avoir dans sa vie une femme comme ça… Là-dessus je vais voir un peu chez nous, puisque Labourieu ne se montre pas à l’horizon… Au revoir, vous autres… Et toi, ma petite Germinie, prends garde, les yeux vont te rentrer dans la tête à force de rêver… Mais je me sauve, faut que je tâche d’attraper une boîte à canaille… eh oui, l’omnibus.
SCÈNE III
GERMINIE, JUPILLON.
GERMINIE.
Je la déteste, cette Adèle.
JUPILLON, qui est en train d’allumer un cigare.
Ah !
GERMINIE.
Oui, je la déteste, cette grande bringue, avec son
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air de cavale, ses sourcils de porteur d’eau, ses yeux de bête en folie. (Se laissant tomber à terre, et tout à coup éclatant en pleurs.)
JUPILLON.
Bon, des larmes grosses comme des noisettes maintenant. Pourquoi ça ?
GERMINIE.
Mon Dieu, que c’est donc une malechance d’être née comme je suis née… se sentir malheureuse plus que les pierres, quand ce qu’on aime n’aime pas que vous, uniquement que vous… C’est vrai, il me faut tout le cœur des gens… Je ne veux pas qu’on en donne ça. (Elle montre le bout de son ongle.) Oui, ça aux autres… Croirais-tu, toi, qu’il y a de vieilles amies de mademoiselle que j’abomine, parce qu’elle les aime trop… plus que moi ? … Oh ! que de nuits j’ai passées à cause de ça, à me dévorer, à pleurer dans mon traversin… C’est que je suis jalouse, jalouse, jalouse… Et puis quand c’est autre chose… que de l’affection ordinaire. (Changeant de ton et avec violence.) Tu l’aimes, dis ?
JUPILLON.
Qui ça, la grande Adèle ?
GERMINIE.
Non, sa maîtresse !
JUPILLON.
Ah ! tout ça, c’est à propos de cette histoire que t’a racontée la Luxembourgeoise…
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Eh bien, est-elle vraie… cette histoire ?
JUPILLON.
Elle est vraie et elle n’est pas vraie… Pour s’amuser, elle m’a bien fait un peu l’œil, la dame… mais je ne sais pas si elle voudra pousser la chose jusqu’au bout.
GERMINIE.
Et si elle voulait !
JUPILLON, se rapprochant d’elle.
Ah ! on ne sait pas… la chair est faible… et sais-tu que ce serait tentant, d’autant plus qu’avec toi, c’est des embrassades et voilà tout… et je ne sais vraiment si tu m’aimes tant que ça… vu que quand on aime bien…
GERMINIE.
Si je t’aime !… Tu ne le vois pas, tu ne le sens pas, tout ne te le dit pas, depuis… Mais depuis qu’à Saint-Nicolas, oui déjà, je tâtais si tu avais ton tricot sous ta blouse… depuis que je t’essuyais le visage, lorsque je te trouvais en sueur d’avoir couru… Oh ! je ne l’aime pas ! (Se levant.) Mais voilà les hommes, çà ne peut pas aimer comme nous… faire l’amour rien qu’avec des caresses et des baisers. Il leur faut… Voyons, jure-moi que tu n’iras pas chez elle ! jure-le ! (Un silence, au bout duquel elle reprend d’une voix lente et triste.) Eh bien, maintenant si c’est ton plaisir… prends-moi… fais de moi ce que tu voudras… Demain, ce soir… dis l’heure… je suis à toi.
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JUPILLON.
Cette nuit dans ta chambre.
GERMINIE.
Cette nuit dans ma chambre… Tiens, il commence à ne plus faire jour et on ne voit presque plus le chemin… Donne-moi le bras, je me sens toute… je ne sais comment.
§39
TROISIÈME TABLEAU
Un coin du bal de la Boule Noire. Aux murs blancs, de grossières copies des Saisons de Prudhon, éclairées par les bras à trois jets de gaz, reflétés dans des glaces, et aux portes et aux fenêtres, des lambrequins de velours grenat, bordés d’un galon d’or. La vue est prise en dehors de l’orchestre et du rond de la danse ; au milieu, des tables peintes en verts et des bancs de bois faisant le café du bal.
Deux femmes sont assises à une table, devant un saladier de vin sucré, l’une en chemise de flanelle rouge, l’autre encapuchonnée dans une capeline de tricot blanc lisérée de bleu.
Un petit voyou à la tignasse frisée, aux yeux impudents, au cou garni de la loque d’un foulard des Indes à ramages, la figure traversée d’une éraflure, offre aux deux femmes, dans une corbeille, des morceaux de gâteau de Savoie et des pommes rouges.
SCÈNE PREMIÈRE
GLAé, Mélie, LE PETIT VOYOU, puis LA GAMINE.
GLAé, au petit voyou.
Qu’est-ce qui t’a griffé comme ça la physionomie ?
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LE PETIT VOYOU.
C’est de la rousse… un sergent de ville qui m’a voulu arrêter… mais trop bête… je lui ai tiré mes croquenots. (Il montre ses souliers.) Elle, ma sœur, n’a pas eu c’t’ chance… elle est d’hier à la Tour pointue… eh bien oui, à la préfecture. (Il regarde dans la coulisse.) Tiens, là-bas… voilà Arthur, mon associé.
Mélie.
Et pourquoi qu’on a arrêté ta sœur ?
LE PETIT VOYOU.
Elle vendait des fleurs… Eux autres, ils nous empêchent… et ils laissent les Italiens… la rousse ne leur dit rien. (Regardant les deux femmes.) Oh ! les femmes, je les aime-t-y, moi ! Quand je serai grand, il m’en faudra cinq à chaque bras… que je me fourre dedans. (Apparaît Germinie qui fait le tour de la salle, regardant de tous côtés avec l’attention d’une personne qui cherche quelqu’un.) Que ça me gratte donc fort… Oui, j’ai été deux fois aux Enfants Trouvés et à l’Enfant Jésus… J’avais du mal dans la tête… Ils ne m’ont rien fait… alors moi je m’ai sauvé… et j’y ai mis du saindoux que ça les a fait friser, mes cheveux ! (Une petite gamine de sept ou huit ans, aux yeux ardents d’une femme, vient à lui, ayant dans la main quatre ou cinq bouquets de violettes d’un sou.) Ça c’est une de mes ouvrières. (S’adressant à la petite.) Combien ?
LA GAMINE.
Trois.
LE PETIT VOYOU.
Eh bien, faut encore tes six sous… Crois-tu que, tous les soirs, je vais te payer, comme hier, l’omnibus pour
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la place Maub ? (La petite grogne, et ils se donnent en dessous deux ou trois coups de pied.) Ah ! il y en a une aujourd’hui qui passe au Palais… c’est la dix-huitième fois, et elle n’a pas ses douze ans… elle avait été voir une tireuse de cartes qui lui avait dit qu’elle irait dans trois cabinets, mais qu’elle n’irait pas devant la justice… Des blagues, quoi !… T’en viens-tu, ma gosse ? … ça manque de capitalistes ici… Nous allons à la Grande Hôtel !
SCÈNE II
Mélie, glaé, GERMINIE.
GERMINIE, en train de faire un second tour, repasse sur le devant du théâtre, fouillant de l’œil la salle.
Non, il n’y est pas… non, il n’y est pas encore… Attendons. (Elle se dirige vers la banquette rouge qui entoure le bal, puis, au moment de prendre place entre plusieurs femmes, qui se refusent à se serrer un peu, elle va s’asseoir à une table, avoisinant la table où sont Mélie et Glaé, et où, sur sa commande de l’oreille, un garçon lui apporte un verre d’eau sucrée.)
GLAé, au bout de quelques instants pendant lesquels les deux amies ont étudié ironiquement la toilette de Germinie, commence à l’entreprendre d’une manière détournée.
Plus que ça de dents à un jupon… Merci, madame ne se refuse rien.
Mélie.
Et un chapeau qu’on dirait foncièrement d’une princesse de Gotha… Pourquoi, toi, Glaé, que tu n’en mets pas de chapeau… ça te requinquerait le portrait !
GLAé.
Des chapeaux… faut être du grand monde… moi,
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pour une fois que j’en ai mis un… j’ai manqué d’être écrasée quatre fois… ça m’avait rendue sourde… J’entendais plus les omnibus !
Mélie.
La broche, tu l’as vue aussi ?
GLAE.
Oui, que je l’ai vue !
MELIE.
Vois-tu, c’est peut-être la femme à feu Dagobert, qui avait pour ministre un bijoutier. (Interpellant deux femmes qui passent, en se tenant la taille comme si elles s’apprêtaient à valser, et désignant Germinie.) Eh, les deux grandes, venez voir une bête vertueuse… (Elle leur dit à l’oreille quelques mots, et les deux femmes s’éloignent, en regardant par-dessus leurs épaules d’un air moqueur Germinie, qui donne quelques signes d’impatience.) As-tu vu, Glaé, l’as-tu vu ?… Voilà la mijaurée qui commence à faire sa tête… Ah ! pas belle comme ça… Faut lui dire qu’elle en change…, parce que, si par hasard elle venait ici pour s’épouser avec quelqu’un. (Germinie donne de nouveaux signes d’impatience, en marmottant quelques paroles colères, au bout desquelles Mélie, s’adressant directement à Germinie :) Ah bah, madame se fâche ! (Germinie se lève.) Quoi, madame aurait des frémis dans les jambes… qu’elle ne peut pas rester un petit moment assise au milieu d’amies. (Et pendant que Germinie s’éloigne sans lui répondre, elle lui crie :) On a toutes les honnêtes avec madame… et ça ne vous répond même pas… En v’là une malhonnête comme un pain d’orge !
§43
SCÈNE III
GLAé, Mélie
GLAé, regardant dans le bal danser un quadrille.
Est-il amusant, le petit, avec ses jambes de gargotier!
Mélie.
Oui, pas mal rossard… et puis la Fanuche a du ressort aujourd’hui…, mais attends un peu, Glaé… tu vas me voir tout à l’heure avec Jupillon… Mais qu’est-ce qu’il foutimasse donc, ce soir ?
GLAé.
Tout comme mon petit homme… pourrait bien se faire qu’ils nous fassent des queues, hein, Mélie ?
Mélie.
Eh bien, si le mien m’en fait… je suis en avance avec lui… les hommes, tu sais… je ne m’embabouine pas tant que ça d’eux… Fait rien… ça me plairait de l’avoir à c’t’heure… C’est pas que je sois dans la rigole du sentiment… mais j’ai comme la danse de Saint-Guy dans le gras des mollets !
SCÈNE IV
LES MÊMES, UN SERGENT DE VILLE, UN INDIVIDU.
UN INDIVIDU, qu’un garde de Paris a empoigné, et qu’il emmène malgré une résistance désespérée.
Me lâcheras-tu, espèce de roussin… Tu vas voir ! tout à l’heure que je vas mordre.
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LE GARDE DE PARIS.
Ne t’en avise pas… tes dents ne seraient pas à la noce…
L’INDIVIDU, tout à coup se renversant en arrière, puis s’accrochant au pied d’une table et pendant qu’il s’y tient attaché, criant :
Mais puisque j’ai rien fait… que c’est pas moi, nom de Dieu, qu’est le coupable !
LE GARDE DE PARIS.
Tu t’expliqueras au poste. (Il le détache violemment.)
L’INDIVIDU, continuant à se jeter dans le vide, et cherchant encore à s’accrocher aux tables, aux bancs, et vociférant :
Golibri du quai des Morfondus… agent du choléra… grand assassin !
SCÈNE V
Glaé, Mélie.
Glaé.
Bien sûr, c’en est un qui aura acheté quelque chose à son voisin… à la foire d’Empoigne.
Mélie.
Qu’est-ce qui de nous d’eux s’allonge d’un second ? (Elle désigne le saladier.) C’est-y moi, c’est-y toi… ç’a été déjà moi.
Glaé.
Garçon, garçon ! (Elle fait signe au garçon d’apporter un autre
§45
saladier.) Ah! Ce n’est pas gentil, ça, Mélie, de m’accuser de n’être pas généreuse.
MELIE.
Généreuse, généreuse tout juste… T’est la femme qui, quand elle a une pomme, en mange la moitié, et met l’autre dans sa poche… Mais le voilà enfin ce Jupillon.
SCÈNE VI
GLAE, MELIE, JUPILLON.
MELIE.
D’où que tu arrives si tard ?
JUPILLON, se laissant tomber sur le banc et après l’expiration d’une bouffée de tabac.
J’arrive de rien.
MELIE.
Nous allons danser, hein, chéri… tout à l’heure… tu vas nous le fignoler ton solo de pastourelle de l’autre jour…
JUPILLON.
Mon solo… c’est pour les fêtes carillonnées… non je ne danse pas… ce soir, je me sens les jambes toutes mollasses.
MELIE.
Cochon !… tu as fait une vie de Sardanapale.
§46
JUPILLON.
Une toute petite noce à la papa.
MELIE.
Tu sais… je t’ai vu hier, en passant en omnibus, devant ton magasin… En v’là un métier pour soulever des femmes que d’être coupeur de gants… Tu ne t’imagine pas, Glaé, toutes les mines de monsieur, quand il est derrière sa vitre dans sa chemise blanche, sa cravate à la Colin, son pantalon qui lui colle sur les reins, sa raie au milieu de la tête, ses petites moustaches astiquées, son col rabattu jusqu’au milieu du cou…
Ah ! en fais-tu derrière ta vitre des ronds de bras et des effets de torse, espèce de poseur ! (Désignant Germinie.) Mais qu’est-ce qu’elle a donc encore celle-là à nous défrimousser comme cela ?
SCÈNE VII
GLAE, MELIE, JUPILLON, GERMINIE.
(Germinie, qui est rentrée dans la salle de bal, et qui a reconnu Jupillon, attablé entre les deux femmes, va à lui, se tenant devant la table, immobile, droite, muette.)
JUPILLON, un peu décontenancé.
Tiens, c’est toi… En voilà une surprise ! (Remplissant son verre de vin du saladier et le mettant devant Germinie.) Voyons, ne fais donc pas la femme qui a un mauvais caractère. (S’apercevant qu’elle refuse de s’attabler avec les deux femmes.) Va don, assois-toi… c’est des dames à mes amis.
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MELIE, s’adressant à Glaé avec sa voix de mauvaise gale.
Glaé, tu ne vois donc pas… C’est la mère à monsieur… Fais-y donc place à cette dame… puisqu’elle veut bien boire avec nous. (Germinie lui jetant un regard noir.) Eh bien quoi ! ça vous vexe, madame ?… Excusez ! fallait prévenir… Quel âge donc que vous croyez avoir… Sapristi, n’est-ce pas, Glaé, qu’elle les choisit joliment jeunes… pour un peu, il faudrait, quand on les mouche, qu’il leur sorte du lait.
JUPILLON.
Bête, tu ne vois pas, c’est pour rire… rigoler un moment… ces dames sont à la gaieté !
GERMINIE.
J’ai à te parler… à toi… pas ici… dehors.
MELIE.
Ah ! des explications… bien de l’agrément… Viens-tu, Glaé ? (Elle s’en va en ayant à la bouche le bout de cigare de Jupillon qu’elle rallume.)
JUPILLON, à Germinie.
Qu’est-ce que tu veux enfin ?
GERMINIE, le regardant dans les yeux.
Viens.
(Germinie sort au milieu des risées de la salle, suivie de Jupillon moitié subjugué par l’accent de Germinie, moitié railleur.)
§51
QUATRIÈME TABLEAU
Une chambre avec une alcôve dont les rideaux sont fermés. La chambre est éclairée par deux fenêtres : devant une de ces fenêtres est posé un établi, chargé de peaux et de gants coupés et d’outils servant dans leur métier aux coupeurs de gants ; au travers de la vitre de la seconde fenêtre se voit :
Magasin de ganterie.
JUPILLON.
SCÈNE PREMIÈRE
MADAME JUPILLON mère, JUPILLON fils.
JUPILLON.
Tiens, regarde, maman, voici l’établi, et tout enfin… le pot à retailles, et le couteau à piquer pour déborler les peaux… enfin c’est au grand complet…
MADAME JUPILLON, s’enfonçant dans un fauteuil.
Ah, pour un fauteuil, c’est un vrai fauteuil.
§52
Comment la chose s’est faite, je vas te l’expliquer… Faut te dire que, sans malice aucune, plus d’une fois devant elle, il m’est arrivé de me plaindre de n’être pas à « mes pièces » … de ne pas trouver dans une bourse à un ami, quinze à dix-huit cents francs, pour louer deux chambres au rez-de-chaussée, et monter un petit fonds de ganterie dans ce quartier tout plein d’acheteuses… de gâcheuses de chevreau à cinq francs… Et chaque fois que je chantais cet air-là, elle de me demander ci et ça… de vouloir savoir tout ce qui est nécessaire pour s’établir dans mon état… et me faire nommer les outils, les accessoires et indiquer les prix… si bien que très souvent emmoutardé par ces questions, je finissais par lui dire : « Qu’est-ce que ça te fait tout ça ? L’ouvrage m’embête déjà assez pour que tu ne m’en parles pas encore… » Et donc voilà qu’hier au soir, nous nous dirigions vers Montmartre… et au lieu de prendre par la rue Frochot, elle prend par la rue Pigalle… « Mais ce n’et pas notre chemin… - Viens toujours », qu’elle me dit, et elle m’amène devant la maison en me montrant ce qui est sur la fenêtre, et où je lis en belles lettres de cuivre :
MAGASIN DE GANTERIE
JUPILLON.
MADAME JUPILLON, qui a écouté son fils, en le regardant avec admiration, et qui est en train de retoucher le nœud de sa cravate, pendant qu’il est penché sur elle.
Comme le riche te va chouettement… Ah ! c’est que tu es mis comme le jeune homme du premier… On dirait sa jaquette… En dois-tu faire de ces malheureuses !
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(Donnant à sa voix un ton d’insinuation caressante.) Dis donc, bibi, que je te dise, grand mauvais sujet : les jeunesses qui fautent, tant pis pour elles, ça les regarde, c’est leur affaire… Tu es un homme, n’est-ce pas ?… t’as l’âge, t’as le physique, t’as tout… Moi, je ne peux pas toujours te tenir à l’attache… Alors que je m’ai dit : autant l’une que l’autre… Va pour celle-là… Et j’ai fait celle qui ne voit rien… Eh bien, oui, pour Germinie… Comme t’avais là ton agrément… Et ça t’empêchait de manger ton argent avec de mauvaises femmes.. et puis, je n’y voyais pas d’inconvénients à cette fille jusqu’à maintenant… Mais c’est plus ça aujourd’hui… Ils font des histoires dans le quartier… un tas d’horreurs qu’ils disent sur nous… Des vipères, quoi… Tout ça, nous sommes au-dessus, je sais bien… Quand on a été honnête toute sa vie… et, Dieu merci, on ne peut pas me reprocher un cheveu de la tête… Mais on ne sait jamais de quoi il retourne… Mademoiselle n’aurait qu’à mettre le nez dans les affaires de sa bonne… Moi, d’abord, la Justice, rien que l’idée ça me retourne les sangs… Qu’est-ce que tu penses de ça, hein, bibi ?
JUPILLON.
Dame… aujourd’hui, c’était peut-être pas absolument le jour pour lui donner son congé… mais je ferai ce que tu voudras, maman.
MADAME JUPILLON.
Ah ! je savais bien que tu l’aimais, ta chérie de maman… Vien l’embrasser… Eh bien, sais-tu, voilà ce qu’il y a à faire… Invite-la à dîner ce soir… tu monteras deux bouteilles de notre lunel… du rois francs… de celui qui tape… et puis, en l’invitant, fais-lui des veux, qu’elle croie que c’est aujourd’hui
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le grand jour… le jour de la bénédiction du conjungo. (Un silence au bout duquel elle se met à rire méchamment.) Dis donc, bibi, veux-tu que je te joue la comédie de ce soir ?… ça m’amuse d’avance de voir la tête à la renverse qu’elle va faire… D’abord, c’est entendu, toi, au dessert, tu as une course à faire, et nous restons toutes les deux, moi avec mon air de lui dire : En avant, ma fille, vas-y, fais ta confession, dis-moi tout… et la bonne bête y allant dar dar de sa faute avec toi. C’est alors qu’avec un accent pleurard, et comme s’il me prenait une suffocation, il faudra m’entendre lui dire : Oh ! mon Dieu !… Vous !… me raconter des choses comme ça… à moi… à sa mère… en face ! Ah ! faut-il… Mon fils… un enfant… un innocent d’enfant… Vous avez eu le front de me le débaucher… et vous me le dites… Non, ce n’est pas Dieu possible… Moi qui avais une telle confiance… C’est à ne plus pouvoir vivre… Il n’y a donc plus de sûreté en ce monde… Ah ! mademoiselle, tout de même je n’aurais jamais cru ça de vous… Tenez, ça me fait une révolution… je me connais… je suis capable d’en faire une maladie.
JUPILLON.
Pas mal, vraiment, pas mal, maman !
MADAME JUPILLON.
Oh ! mais, attends, fiston, tu n’as là que le prélude… Où je lui donne le coup du lapin, c’est ici : à la suite de ce débagoulage, nécessairement elle me fait une phrase, où elle me donne à entendre qu’elle a cru que je la verrai avec plaisir comme ma belle-fille. Alors écoute, je lui riposte ça : Qu’est-ce que je vous ai toujours dit ? Que ce serait à faire si vous aviez dix ans de moins sur votre naissance.
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Voyons votre date, c’est 1820 que vous m’avez dit, et nous voilà en 1849… Vous marchez sur vos trente ans, savez-vous, ma brave enfant… et pas richement conservée encore… Tenez, ça me fait mal de vous dire ça… Je voudrais tant ne pas vous faire de peine… Mais il n’y a qu’à vous voir, ma pauvre demoiselle… Que voulez-vous, c’est l’âge et les maladies… Vos cheveux… on mettrait un doigt dans votre raie…
JUPILLON.
Très bien ! très bien !… là-dessus elle te demandera l’argent qu’elle a mis dans le bazar !
MADAME JUPILLON.
Que t’es jeune… On lui répondra : Ah ! de l’argent, il vous doit ?… Ah oui ! ce que vous lui avez prêté pour commencer à travailler… Eh bien, v’là-t-il pas… Est-ce qu’on a envie de le nier votre argent ?… quoiqu’il n’y ait pas de papier, à preuve que ce matin… ça me revient… cet honnête homme d’enfant voulait faire l’écrit de ça, au cas où il viendrait à mourir… Mais tout de suite, on est des filous, voilà, ça ne fait pas un pli… Ah ! mon Dieu ! si c’est la peine de vivre dans un temps comme ça… Je suis bien punie de m’être attachée à vous… Mais j’y vois clair à présent… Ah ! vous êtes politique, vous… Vous avez voulu vous payer mon fils et pour toute la vie.
JUPILLON.
Chut, on ouvre… C’est elle… Maman, t’es la sagesse des nations… Et ça me va, ton programme… D’autant plus qu’il y a quelque chose qui me chiffonne, et que je dirai plus tard… Et maintenant la bouche en cœur.
§56
SCÈNE II
MADAME JUPILLON, JUPILLON fils, GERMINIE
Ouvrant la porte
MADAME JUPILLON.
Ah ! la voilà, la bonne, l’excellente, la toute belle. (Elle l’étreint dans ses bras et l’embrasse plusieurs fois.) Comment jamais reconnaître ?… Non, jamais, mon fils et moi… Oui, oui, j’étais venue voir toutes vos gentillesses à mon enfant, à ce cher enfant… Mon Dieu, est-on malheureux d’être organisé ainsi… c’est plus fort que moi… je vais pleurer… ah, c’est que je suis si sensible… un cheval qu’on bat dans la rue… un accident qu’on me lit dans un journal… ça tient, m’a-t-on dit, à l’estomac… (elle se lève.) Enfin, aujourd’hui tout ce bonheur qui arrive à mon enfant… puis, tenez, je ne vous ai pas dit cela, mademoiselle Germinie… cette pauvre charbonnière… j’en pleure tout de bon cette fois… elle est venue à la crémerie, ce matin… C’est que vous ne savez peut-être pas… Ils ne peuvent se faire la figure propre dans leur état qu’avec du beurre… Et voilà que son amour de petite fille… elle est à la mort, ce chéri d’enfant. Ce que c’est que de nous, miséricorde… Eh bien, elle lui avait dit comme ça : « Maman, je veux que tu me débarbouilles au beurre… tout de suite… pour le bon Dieu, hi ! hi ! » (Elle se met à sangloter, et tout en sanglotant :) Ma bonne Germinie, vous savez que nous comptons, mon fils et moi, sur vous, pour dîner ce soir, et nous vous en voudrions toute notre vie, si vous nous manquiez un jour comme aujourd’hui… A tantôt, mes enfants.
§57
SCÈNE III
JUPILLON, GERMINIE.
GERMINIE, allant, marchant dans la chambre, touchant les choses.
Eh bien, te trouves-tu pas mal là dedans ?… Tu n’étoufferas pas comme dans la soupente de ta mère… ça te plaît-il vraiment ? … Oh, ce n’est pas beau, c’est propre, voilà tout !… Je t’aurais voulu de l’acajou… Ces rideaux de lit, ces fleurettes, c’est gai, n’est-ce pas ?… Ah, mais le papier, j’allais l’oublier. (Elle lui met dans les mains une quittance de loyer.) Tiens, c’est pour six mois… Dame, il faut que tu mettes tout de suite à gagner de l’argent… Voilà mes quatre sous de la Caisse d’épargne finis du coup… Et pour la fête de mademoiselle, qui vient, je serai réduite à lui donner un bouquet de violettes d’un sou… Ah, laisse-moi m’asseoir… t’as l’air si content que ça me fait un effet… Je n’ai plus de jambes. (Elle se laisse glisser sur une chaise et tendant à Jupillon sa joue.) Tu ne m’amèneras pas ici de ton monde le la Boule Noire, bien vrai ? (Jupillon lui fait un non de la tête, et l’embrasse après avoir un moment cherché des yeux ses boucles d’oreilles.) Ah oui, il n’y en a plus. (Lui montrant ses mains.) C’est comme mes bagues… Tiens, vois-tu, plus rien… Ah, mes pauvres bijoux que j’avais eu tant de peine à avoir… ç’a été le fauteuil, mais il est tout crin. (Regardant Jupillon qui reste auprès d’elle, avec l’air d’un homme embarrassé, cherchant les phrases d’un remerciement.) Mais tu es tout drôle… Qu’est-ce que tu as ?... C’est peut-être à cause de ça. (Désignant d’un geste la chambre et les objets qu’elle renferme.) T’es bête… je t’aime, n’est-ce pas ?… Eh bien ? (Elle le regarde longtemps amoureusement.)
Si, si…
§58
JUPILLON.
Si, quoi ?
GERMINIE.
S’il m’arrivait… ce que tu m’as entendu désirer plus que tout au monde.
JUPILLON.
En voilà une idée !
GERMINIE.
Ce n’est pas une idée (Elle compte sur ses doigts), ça fait quatre mois.
JUPILLON.
De la chance… Tonnerre !… Veux-tu me dire un peu qui donnera le becquée à ce moineau-là ?
GERMINIE.
Oh ! sois tranquille… Il ne pâtira pas… ça me regarde… Et puis ce sera si gentil… N’aie pas peur… On ne saura rien… Je m’arrangerai… Tiens, les derniers mois, je marcherai comme ça… je ne porterai pas de jupons… Tu verras… On ne s’apercevra de rien, je te dis… Un petit enfant à nous deux… songe donc !
JUPILLON.
Enfin, puisque ça y est, ça y est, n’est-ce pas ?
GERMINIE, après un long silence, d’une voix timide.
Dis donc, si tu le disais à ta mère ?
§59
JUPILLON.
A m’man ?… Pas moi, mais toi… Ah, par exemple, c’est une bonne idée que tu as là… Tiens, ce soir, justement… ça lui donnera un coup… l’idée qu’elle a un petit-fils, et peut-être qu’elle nous lâchera son consentement.
GERMINIE.
Jamais je n’oserai !…
JUPILLON.
Vas-y donc, je te dis, tu as vu comme elle est à la tendresse aujourd’hui.
GERMINIE, regardant la pendule.
Oh ! si tard… Il faut que je me sauve… Allons, je le ferai, puisque tu me dis de le faire. (Elle dit cela en allant à la porte et embrasse Jupillon qui ne répond pas.)
SCÈNE IV
JUPILLON, fermant la porte et s’adossant contre, les bras croisés
En v’là une, la pauvre fille, qui peut se vanter d’être la sœur de c’t’autre qui avait tatoué sur le front : Pas de chance !
§63
CINQUIÈME TABLEAU
Une petite sale à manger, où mademoiselle de Varandeuil est assise à table au milieu de sept petites filles, dont la plus âgée a de douze à treize ans et la plus jeune de cinq à six.
La soupe est servie. On vient de se mettre à table sur une table garnie aux deux extrémités de deux petits cerisiers en arbre, et les petites filles toutes trémoussantes sur leurs chaises, se dégantent, déposent dans un de leurs verres un gant minuscule, et singent les attitudes, les mines, les élégances de leurs mères.
SCÈNE PREMIÈRE
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, MADEMOISELLE DE LA ROCHEDRAGON, LA JÉSUS, LA FIFILLE à la berthe frangée d’effilés Tom Pouce, LA FIFILLE décolletée à la vierge, aux bretelles roses, LA FIFILLE à la robe grise et à la guimpe de mousseline bouillonnée, LA FIFILLE en robe blanche à nœuds rouges sur les épaules, LA FIFILLE habillée d’écossais fond blanc, GERMINIE.
§64
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Écoutez ceci, les petites chattes, vous savez qu’il n’y a ici ni papa ni maman pour mettre le nez dans ce que vous mangez… Donc qu’on ne craigne pas, mes enfants, de se donner une légère indigestion… Ventre d’un petit poisson… vous ne dînez ici qu’une fois dans l’année, le jour de Noël !… Dis donc, mademoiselle de la Rochedragon, toi qui es déjà une grande fille, tu vas jouer la maman avec ta petite voisine, la Jésus… Ah ! voilà un nom qu’une mère seule pouvait trouver !
MADEMOISELLE DE LA ROCHEDRAGON.
De grand cœur, mademoiselle. (Elle met la serviette à la petite et l’embrasse, puis s’adressant à l’enfant, tout occupée d’une petite croix de grenat et qui ne mange pas.) Oh ! comme on t’a fait belle, ma petite Jésus, et la jolie croix que tu as là.
LA FIFILLE aux bretelles roses.
Regarde donc la berthe frangée d’effilés Tom Pouce, qu’a Agathe.
LA FIFILLE en robe blanche.
Mais toi, comme tu as de jolies bretelles en ruban rose façonné.
(La fifille habillée d’écossais, trouvant sa soupe trop chaude, juchée sur le barreau de sa chaise, évente avec son éventail gentiment de haut en bas son assiette.)
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Germinie, un doigt de madère aux fifilles… il faut qu’elles soient gaies… quand il leur arriverait même de rentrer un peu pompette dans leurs familles ! (En ce moment la fifille à la robe grise embrasse de fond de son
§65
assiette.) Eh ! là-bas, qu’est-ce que tu as à embrasser ton assiette ?
LA FIFILLE en robe grise.
Mais, pour ce qu’il y aura de bon tout à l’heure dedans.
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, riant, remarque que dans le moment Germinie, en train de servir, s’appuis au dos d’une chaise.
Mais, Germinie… toi, si fringante d’ordinaire, aujourd’hui, tu te traînes comme une tortue… est-ce que la santé ne vas pas ?… Qu’est-ce qui te chiffonne, ma fille ?
GERMINIE.
Moi, mademoiselle, rien… ça va très bien… et puis c’est un plaisir de servir ces petits anges.
LA FIFILLE en bretelles roses.
Tu sais, la belle maison pour nos poupées, que nous avions bâtie cet été, dans le parc de grand-papa… avant-hier nous avons été là-bas… eh bien, les hérissons ont tout abîmé, tout démoli… oh, quand j’ai vu cela, je me suis mise à pleurer, oui à pleurer. (Elle sanglote.)
LA FIFILLE en robe blanche.
Oh ! moi… quand je serai grande… quand j’aurai vingt ans… tu verras le château que je leur ferai… à mes poupées.
LA FIFILLE en bretelles roses.
Dis donc, où en êtes-vous de l’Histoire Sainte, chez mademoiselle Cochemer ?
§66
LA FIFILLE en robe blanche.
Nous en sommes quand… (Elle se met à réciter comme au catéchisme) quand Jechonias, s’attirant comme son père l’indignation de Nabuchodonosor, fut à son tour mené captif avec sa mère et les seigneurs de la Judée, jusqu’au nombre de dix mille… et que son oncle… son oncle… son oncle Sédécias fut mis à sa place.
LA FIFILLE à la berthe.
Et moi, tu ne sais pas ce qui m’arrive… j’ai perdu la liste de mes péchés.
LA FIFILLE aux bretelles roses.
Vois-tu… nous revenions ce jour-là des bains de mer avec maman… et nous étions près de Vernon… et le ciel était tout noir, avec des éclairs qui faisaient fermer les yeux… et les pauvres petits moutons qui étaient dans la campagne allaient être mouillés…
LA FIFILLE à la robe grise, chantonnant.
Moi… c’est dans sept ans que je serai mariée.
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Qu’est-ce que tu dis là-bas, petite morveuse ?
MADEMOISELLE DE LA ROCHEDRAGON.
Oh ! ma cousine ne sait pas… Oui, elles étaient aujourd’hui une dizaine qui sautaient à la corde au Luxembourg… et les doubles qu’on fait en sautant et qu’on compte, ça marque les années qu’on a encore à attendre pour se marier… et au milieu d’elles il y en avait une toute petite qui criait : « Moi, moi, je me marierai dans deux ans… » et, comme quelqu’un
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lui a demandé l’âge qu’elle avait, elle a répondu : « Moi, j’ai tatre ans ! »
(La Jésus, qu’on voit depuis quelque temps lutter contre le sommeil, s’endort, une joue posée sur la paume de sa main, tenant en l’air une cuisse de poulet.)
GERMINIE.
Mademoiselle Jésus… du plat doux que vous aimez… eh ! mademoiselle Jésus… oh ! elle dort, le petit chat.
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Donne-la-moi, que je l’emporte, la pauvre chère petite. (Ella la prend dans ses bras et se lève de table.)
LA JÉSUS, se réveillant à demi.
Quelle heure, il est-il ? (Et se rendormant avant qu’on lui réponde.)
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Mes petites, je suis un peu souffrante aujourd’hui… et mon dîner et fini depuis longtemps avec la tasse de lait que vous m’avez vu prendre… puis vous êtes bien gentilles, mais vous commencez à faire un tintamarre qui me casse la tête… Je vous laisse finir sans moi.
LA FIFILLE en robe blanche.
Et notre histoire ?
LA FIFILLE habillée d’écossais.
L’histoire que vous nous contez tous les ans.
TOUTES en chœur.
Oui, cousine, l’histoire, l’histoire, l’histoire
§68
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Oh ! les petites teignes que vous faites… Mais un jour comme celui-ci, on ne peut, chères fillettes, rien vous refuser. (Tendant à Germinie la Jésus, dont le corps se répand dans ses bras comme un corps, sans os, et se rasseyant.) Prends-la et porte-la sur le pied de mon lit… Je vais aller la garder dans dix minutes… Une histoire… vous demandez une histoire… mais cette vieille mémoire commence à être bien vide… Voyons, cependant… Allons, je vais vous conter une histoire de ma bien-aimée Lorraine.
Il y a avait, une fois, trois hommes qui marchaient à la file l’un de l’autre, à travers les champs… C’étaient le maire, l’adjoint, le maître d’école… Au village, d’où ils venaient, on ne parlait que le patois, et, ils s’étaient mis en route pour la ville, afin d’y apprendre le français… Et chacun, à midi sonnant, savait une phrase qu’il avait entendue comme ça en chemin… Entre nous tous, répétait entre ses dents le maître d’école ; Pour de la toile, répétait l’adjoint, Comme de raison ; répétait le maître d’école… Si bien qu’en balivernant ainsi, ils arrivaient dans un bois où il y avait un pendu… et voici des gendarmes en tournée qui leur demandent si c’est eux qui l’ont accroché là-haut. Le maître d’école de réponse : Comme de raison ; l’adjoint : Pour de la toile ; le maire : Entre nous tous… On les emmène en prison… Or le maire, l’adjoint, le maître d’école étaient des hommes du village de Ruaux-les-Fous, qu’on nomme ainsi, parce qu’ils sont un peu simples d’esprit, mais qui pour cela ont été toujours protégés par les fées, dont on voit dans le Fays le petit château, en forme d’un 8, et qui n’a jamais été terminé… Oui, mes enfants, les fées qui n’avaient qu’une nuit pour le bâtir, se sont amusées
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à cueillir, dans le bois, des brimbelles et ont été surprises par le jour avant de l’avoir achevé… et les souterrains sont fermés par de grosses pierres qu’on n’ose pas déplacer, parce qu’ils sont pleins de serpents volants que des gens de Clairefontaine ont vus avec chacun un diamant sur la tête… Hein, ça ne vous ennuie pas, les fillettes ?
LES FIFILLES en chœur.
Oh ! que non, ma cousine, que non, que non !
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
N’est-ce pas, vous pensez bien que les trois hommes de Ruaux étaient tristes comme tout, entre les quatre murs de la prison, lorsque, attendez un peu, il entrait dans leur cachot une bonne petite fée du pays… une fée reconnaissable à sa robe noire moirée de feux follets… Bon, la fée s’approche du maire, en train d’allumer sa pipe avec une allumette qui ne prenait pas. (Désignant la petite habillée d’écossais.) Voyez la petite curieuse qui voudrait bien savoir ce qui va arriver… Or voilà qu’avec le bout de l’allumette où il y avait du phosphore, la bonne fée trace sur la muraille un grand cheval… dont le dessin se met à éclairer comme un ver luisant… et, bonté divine, ça devient dans la minute un cheval vivant, un cheval de feu… sur lequel la fée saute, légère comme la plume, en faisant signe aux trois hommes de monter derrière elle… même que le pauvre maître d’école qui n’avait pas trouvé place dessus, était obligé de se prendre des deux mains à la queue du cheval, d’où jaillissaient, mes enfants, tout plein de flammèches et d’étincelles… Mais, seigneur Dieu, étaient-ils déjà assez haut dans le ciel sur ce cheval qui, trep trip trep trip trep, allait cent fois plus vite qu’un chemin de
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fer. Ils étaient si haut, que les arbres, les maisons, les bêtes ne leur paraissaient pas plus grands que ceux de la boîte de joujoux de la Jésus… Et quand ils étaient en haut comme ça, ne voilà-t-il pas qu’ils se sentent redescendre, redescendre à grand pitata… oh ! mais vite, plus vite que jamais oiseau de l’air n’a volé, vers une grande bande bleue, qui leur fait crier vee une peur de tous les diables : « La mer ! la mer !… » Patatra, sur une ruade du cheval de feu, les trois hommes sont jetés la tête en bas, dans ce qu’ils croyaient la mer… et qui était un champ de lin… qui est tout bleu, et d’un bleu de bluet, quand le lin est en fleur… Alors, après avoir marché une heure dans le champ bleu, les trois hommes étaient bien étonnés d’apercevoir le clocher de Ruaux, où ils arrivaient presque tout de suite, et où ils mouraient beaucoup d’années après… n’ayant, jusqu’au jour de leur mort, jamais plus parlé qu’en patois… Êtes-vous contentes, les fillettes ?
LES FIFILLES en chœur.
Oui, oui, ma cousine.
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Là-dessus, mes enfants, je vous laisse manger votre dessert. (S’adressant à mademoiselle de la Rochedragon.) Toi, la grande, veille à ce que la marmaille ne me casse pas toute ma pauvre verrerie… Vous savez, il ne faut pas aussi faire trop tourner Germinie en bourrique… Et qu’on n’oublie pas de venir embrasser ma vieille figure avant de s’en aller. (Elle rentre dans sa chambre.)
§71
SCÈNE II
LES SEPT PETITES FILLES, GERMINIE, versant du champagne.
LA FIFILLE habillée d’écossais.
Oh ! du champagne, du champagne. (Elle boit d’un coup son verre et fait après une série de grimaces étranges.)
MADEMOISELLE DE LA ROCHEDRAGON, avec dignité.
Où mademoiselle se croit-elle ici ?… S’il vous plaît, que ça ne recommence pas ! (La fifille en écossais laisse tomber sa tête dans son assiette et reste immobile.)
LA FIFILLE aux bretelles roses.
Oui, l’après-midi, nous avons joué à la marquise chez la petite Tony-Freneuse… Sa maman nous a prêté ses belles robes… ça fait que nous avions de très grandes queues… et l’estomac tout déshabillé. Oh ! que c’était amusant.
LA FIFILLE à la berthe.
Moi, mon oncle m’a fait, et aussi à mes sœurs, des pipes en papier… puis on les a remplies avec des feuilles de rose, et nous avons fumé à côté de mon oncle, comme dans des pipes allumées.
LA FIFILLE à la robe blanche.
Eh bien moi, je me suis encore plus amusée que tout le monde… j’ai été à une matinée où il y avait un guignol… Oh, que c’était drôle !… Écoutez ça, les autres… D’abord c’était un polichinelle… après, un pierrot… après un homme qui disait qu’il allait faire la bataille… alors il a appelé Rigolo qui n’est jamais
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là, disait son maître, quand on l’appelle et toujours là, quand on n’a pas besoin de lui… enfin il venait… alors il lui demandait s’il voulait se battre en duel à la place de lui… avec un homme habillé de bleu… « Oui, oui, qu’il a fait, mais il faut donner de l’argent… -Dix francs ? - Non… - Vingt francs ? - Non… - Cinquante francs ? - Non… » Il fallait donner cent francs… Après, après on a tiré la loterie… après on a dansé… et après encore, il y a eu un petit qui a mis sur sa tête du papier doré… et qui avait l’air d’un roi ancien…
LA FIFILLE à la robe grise.
Dites donc, ma bonne Germinie… est-ce qu’il y a encore du plat sucré ?
GERMINIE.
Mais non, mademoiselle, vous voyez qu’il n’y en as plus.
LA FIFILLE à la robe grise.
Ah… alors, je n’ai pas mangé assez vite.
LA FIFILLE habillée d’écossais, restée aplatie la figure sur son assiette, et qui sans qu’on la vît, avait dégrafé sa robe, se dresse tout debout, en chemise, sur sa chaise, en faisant de grands gestes dans le vide.
Ma chemise entre mes bras, prechi, precha… je suis grise, je suis grise… Oh, ça tourne !
GERMINIE, la prenant entre ses bras.
Voyons, soyez raisonnable, petite ivrognesse !
LA FIFILLE habillée d’écossais.
Germinie, je veux t’embrasser comme je t’aime… toi qui nous fais de si bons dîners tous les ans… Mesdemoiselles,
§73
faut toutes l’embrasser. (Et pendant que Germinie assise lui repasse sa robe, toutes les petites filles sortent de table, l’entourent, sautent après elle, et l’embrassent, tout en pillant les deux petits cerisiers de la table.)
GERMINIE.
Laissez, oh, laissez-moi donc, mesdemoiselles… Qu’est-ce que vous avec donc aujourd’hui ?… Vous êtes toutes de petites folles… C’est assez… avant qu’on vienne vous chercher, allez dire le bonsoir à mademoiselle. (Toutes les petites filles passent dans la chambre de mademoiselle de Varandeuil.)
SCÈNE III
GERMINIE, tombant sur une chaise.
Dieu de Dieu, c’est fini… J’ai bien cru que je n’irais pas jusqu’au bout… Que je souffre… oh, que je souffre… Ah oui, ça doit être le commencement des grandes douleurs… Si cependant j’allais me trouver mal… Non, je ne veux pas… Voyons, rappelons-nous bien tout… mon paquet est prêt dans la cuisine… n’y a plus qu’à cacheter le bout de papier où j’écris à mademoiselle que je suis malade… que je pars à l’hôpital… que je ne lui dis pas où, parce que ça la fatiguerait de venir me voir… Adèle va aller me chercher une voiture… Elle m’a juré que si je restais là-bas, elle ne dirait pas un mot à mademoiselle… L’idée qu’un jour, si je venais à mourir, mademoiselle pourrait savoir… Ah, les petits anges du dîner… leurs caresses à la Germinie d’à c’t » heure… ah, je ne sais pas… mais j’avais envie de leur essuyer la bouche après…
§74
SCÈNE IV
GERMINIE, JUPILLON, entrant par la porte de la cuisine.
GERMINIE.
Malheur !… toi ici… après ce qui s’est passé avec ta mère.
JUPILLON, faisant un geste d’embarras, au bout duquel regardant Germinie.
Oh mais, quelle fichue mine tu as !
GERMINIE.
Oui… je suis prête d’accoucher… je vais mettre au monde ton enfant… ça m’a pris dans l’après-midi… Il y avait un grand dîner… Ah ç’a été dur… Un moment je me suis vue si pâle que je suis descendue chez Adèle, et que je lui ai dit : « Mets-moi du rouge de ta maîtresse. » (Elle passe son mouchoir sur sa joue et le montre à Jupillon.) Mais au fait… même du temps où tu étais mon amant, je t’avais dit de ne jamais mettre les pieds chez mademoiselle… c’est sacré comme à l’église, ici !
JUPILLON.
C’est que je vais te dire… il me faut quarante francs… là, de vrai, sans blague… vois-tu, c’est pour un billet qui pourrait me faire avec des désagréments avec le procureur du roi…
GERMINIE.
Quarante francs, quarante francs… mais c’est tout ce que j’ai pour la sage-femme.
§75
JUPILLON.
C’est embêtant… voilà… Que veux-tu ? du moment que c’est pour la sage-femme… Cristi… ces quarante francs-là, je vais avoir de la peine à me les faire offrir.
GERMINIE, après un instant de combat.
Tiens, prends donc, grande bête !
JUPILLON, regardant les deux louis dans sa main.
Toi, comment feras-tu ?
GERMINIE.
Et la Bourbe, pourquoi que c’est fait !
JUPILLON, retirant les louis qu’il avait commencés à mettre dans sa poche.
D’honneur, je ne peux guère…
GERMINIE.
Oh ! là ou autre part, va !… Et puis j’ai encore de quoi payer le fiacre !… Là-dessus démarre d’ici… viens… partons. (Ils sortent.)
§79
SIXIÈME TABLEAU
Une crémerie, où se voient aux vitres de la devanture des pyramides de chocolat de la Compagnie coloniale espacées de petits verres à liqueur, et de corbeilles d’œufs portant, écrite au crayon, la date du jour où ils ont été pondus. Au-dessus de la porte, l’enseigne faite d’une moitié d’un pot à lait de cuivre.
Au milieu de la pièce, un poêle surmonté d’un arc de triomphe en coquilles d’escargot, reliées par de la mousse, et sous lequel est un petit Napoléon en nickel, représenté dans sa redingote historique. Quatre petites tables, sur lesquelles sont posés des bols à lait, préparés d’avance pour les consommateurs. A une de ces tables, madame Jupillon mère est assise dans un grand fauteuil de canne, un oreiller dans le dos, un chien dans sa jupe, de l’autre côté, à cheval sur un tabouret, Jupillon fils fume une cigarette.
SCÈNE PREMIÈRE
MADAME JUPILLON mère, JUPILLON fils.
MADAME JUPILLON.
Vingt-deux… vingt-deux… dire que tu as amené
§80
le vingt-deux… Je t’avais pourtant cousu dans ton paletot une araignée, noire, velouteuse, avec sa toile… Ah, j’aurais bien plutôt dû faire, comme on m’avait dit… te mettre ton béguin avec lequel on t’a baptisé… tu as vu ton ancien patron ?
JUPILLON.
Oui, que je l’ai vu… mais il n’y a pas à se monter la cervelle, ma petite mère… c’est pas lui qui aura l’idée de m’avancer de quoi m’acheter un homme… il a une dent contre moi, le vieux parfumeur, pour l’avoir quitté et m’être établi… C’est, après tout, assez naturel.
MADAME JUPILLON.
Non, non, le bon Dieu n’est pas juste… Pensez que le fils de la bouchère en a eu un bon… Soyez donc honnête… juste dans le moment, ces deux coquines du 48, qui lèvent le pied avec mon argent… Elles me refont de plus de sept cents francs, sais-tu ?… Et la moricaude d’en face… et la petite gueuse qui avait le front de manger des pots de fraise de vingt francs… ce qu’elles m’emportent encore, celles-là… Ah, ce n’est pas tout bénéfice avec ces dames… Mais, va, tu n’es pas encore parti, tout de même… Je vendrai plutôt la crémerie… je me remettrai en service, je ferai des ménages, je ferai tout !… Pour toi… je tirerais de l’argent d’un caillou.
JUPILLON.
Assez causé, maman… tout ça, c’est des mots.. Tu te tourmentes la digestion, et ce n’est pas la peine… T’as pas besoins de rien vendre… T’as pas
§81
besoin de te fouler… je me rachèterai, et sans que ça te coûte un sou.
MADAME JUPILLON.
Jésus !
JUPILLON.
J’ai mon idée. (Après un silence.) Je n’ai pas voulu te contrarier… au sujet de Germinie… lors des histoires entre vous… tu as cru qu’il était temps de me la caser avec elle… et tu l’as flanquée à la porte… et raide… Moi, ça n’était pas mon plan… je trouvais qu’elle n’était pas si mauvaise que cela pour le beurre de la maison… Tu as cru bien faire, n’est-ce pas ?
MADAME JUPILLON.
Elle n’a plus le sou !
JUPILLON.
A elle… je ne dis pas… mais quèque ça fait… si elle les trouvait… les deux mille trois cents balles. hein ?
MADAME JUPILLON.
Mais si tu es compromis ?
JUPILLON.
Oh, elle ne les volera pas, va !
MADAME JUPILLON.
Savoir !
JUPILLON.
Eh bien, ça ne sera qu’à sa maîtresse !… Est-ce que tu crois que sa demoiselle la fera pincer pour
§82
ça… Elle la chassera et puis ça en restera là… Nous lui conseillerons de prendre l’air d’un autre quartier, voilà… et nous ne la verrons plus… Mais ce serait trop bête qu’elle vole… Elle s’arrangera, elle cherchera, elle se retournera… je ne sais pas comment par exemple… mais tu comprends, ça la regarde. (Riant ironiquement.) C’est le moment pour elle de montrer ses talents… Au fait, tu ne sais pas, on dit que sa vieille demoiselle est un rien crevarde… si elle venait à claquer, cette bonne demoiselle… et qu’elle lui laisse tout le bibelot, comme ça court dans le quartier, hein, maman, ça serait encore pas mal godiche de l’avoir envoyée à la balançoire… Vois-tu, maman, il faut mettre des gants… avoir plus de révérence que ça, quand c’est des personnes aux-quelles il peut tomber quatre ou cinq mille livres de rentes sur le casaquin !
MADAME JUPILLON.
Ah, mon Dieu, qu’est-ce que tu me dis ?.. il y a donc du nouveau entre vous… et tu ne racontes rien… tu me laisses là, sans rien savoir…
JUPILLON, se levant et marchant dans la crémerie.
Le nouveau, le voilà… Deux ou trois jours après que j’ai eu amené le 22, j’ai été un peu prendre l’air, le soir, devant sa maison, et lorsqu’elle est venue à sortir, je lui ai dit dans le dos : “Bonsoir, Germinie ! » Elle a voulu se sauver… Ah ouiche… (Il rit méchamment.) Je te l’ai rappelée… « C’est-y encore de l’argent ou des sottises de ta mère à me dire ? » a-t-elle fait. Sur ce, j’ai pris mon air pénétré numéro un. « Non, c’est que je m’en vais… Je suis tombé au sort… et je vais partir. » Elle ne fait pas mine de comprendre tout d’abord, la pauvre bougresse ! Je continue :
§83
« Tiens, Germinie, je t’ai fait de la peine… je n’ai pas été toujours gentil avec toi… Qu’est-ce que tu veux ?- Tu pars, m’a-t-elle dit alors, - comme réveillée tout à coup, et en me prenant le bras à me faire crier, - ne mens pas… tu pars ? – Puisque je te dis que oui… je n’attends plus que ma feuille de route… Il faut plus de 2000 francs pour un homme, cette année… On dit qu’il va y avoir la guerre… enfin c’est une chance… Allons, adieu… Faudra-t-il t’écrire du régiment ?… » Là-dessus, elle me rempoigne le bras, comme si elle ne voulait plus le lâcher, et sans prononcer une parole, et avec des gestes qu’on la prenait pour une folle, elle me fait aller et venir dans l’avenue Trudaine, où à cette heure il ne passe que des tapissières, chargées de quartiers de viande de boucherie : une promenade amoureuse qui n’avait rien de folichon… et pendant laquelle je lui coule en douceur : « Allons donc, ne sois donc pas bonnet de nuit comme ça… faut une philosophie en ce monde… Eh bien, me voilà soldat… après tout, c’est pas sûrement la mort… on n’en revient pas toujours… mais des fois… Tiens, si tu voulais… les quinze jours qui me restent… nous rigolerions un peu… parce que ce serait autant de pris… et que si je ne reviens pas… eh bien, je t’aurais laissée sur un bon souvenir de moi. »
MADAME JUPILLON.
Et à ça, qu’est-ce qu’elle t’a dit ?
JUPILLON.
Rien de rien… mais…
§84
SCÈNE II
MADAME JUPILLON mère, JUPILLON, ADÈLE
Entrant.
JUPILLON.
Tiens, la Luxembourgeoise… en v’là une surprise.
MADAME JUPILLON, se levant.
Fectivement qu’il y a des éternités qu’on ne vous a vue… Il vous faut, ma belle enfant ?…
ADÈLE.
Deux sous de beurre et huit sous d’absinthe pour madame… de la soupe et à boire… Ah ! mes enfants, dans quelle panne nous sommes !… La drôle de vie qu’on mène chez nous dans le moment… Quand c’est comme ça, madame se couche et lit toute la journée des romans… Oui, que nous avions pourtant du quibus, il y a six semaines… mais madame est une gaillarde qui mangerait vingt héritages et dix royaumes… Tiens, tiens, tous les deux en tête-à-tête, c’est-y assez tableau de famille… et la petite fripouille qui est là, ça ravage toujours les cœurs du quartier ?
MADAME JUPILLON, servant Adèle.
Hein ? un rien de doux ou de dur ?
ADÈLE.
Du doux, un cassis… J’ai attrapé un sacré polisson de savoyard de rhume qui…
MADAME JUPILLON, lui versant à boire.
Est-ce qu’on ne disait pas que vous deviez partir
§85
avec votre maîtresse pour un pays, un pays impossible ?
ADÈLE.
Peut-être, si la dèche continue… (Buvant son petit verre.) Mais allez, madame Jupillon, ce pays sera toujours un pays, où le derrière des gens… est le premier à s’asseoir.
MADAME JUPILLON.
Et qu’est-ce que devient votre maison ?… et Germinie, qu’est-ce que vous en faites ?
ADÈLE.
Germinie, qu’est-ce que j’en fait ?… pas grand chose… Pour ainsi dire, je ne la vois presque plus… Elle passe tout son temps, renfermée avec sa vieille… Oh que non, que ce n’est pas la jovialité en personne en ce moment… Elle fait vraiment pitié… La mort de sa petite, ç’a été pour elle un coup que j’ai cru que la tête lui partirait… Ah ! maintenant lui proposer une petite bambochade, on serait reçu… comme si on proposait un corset de satin à un grenadier du roi de Prusse… Puis le quartier n’est pas gentil pour elle… depuis qu’on a su qu’elle avait nocé avec toi, petite horreur d’infamie… Non, non, ce n’est plus la casquette à la main qu’on lui parle maintenant… et les fournisseurs, pour un peu qu’elle marchande, ne se font pas faute de l’appeler raleuse… et rentre-t-elle avec un bon morceau dans son panier, notre canaille de portier est là pour regarder dedans, et lui dire : « Moi qui aime tant ça !… » un tas de judasseries que tout le monde lui fait, quoi !… Au fait, ces derniers temps, je ne l’ai pas vue du tout. A ce qu’il paraît, elle est en course du matin au soir, on ne sait pourquoi… Ah mais, tiens, j’oubliais, il y a au moins
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de cela un mois… oui un matin que nous étions, avec la Richebraque et la Chalopin, à tuer le ver, chez chose… tu sais, qu’on appelle Arrache-l’Ame, voilà Germinie qui fait subito son entrée au milieu de nous, l’air tout de profundis… et elle qui ne boit jamais, ne prend-elle pas mon verre, en disant : « Qu’est-ce que c’est que ça ? j’en veux. – ca, que je lui réponds, c’est le mélo à mon ancien piou, quelque chose de raide, je t’avertis. » Oh, la drôle de grimace qu’elle faisait en le goûtant, avec des yeux tout, tout rapetissés, comme un enfant auquel on donne à boire un verre de liqueur. « C’est bon tout de même ! a-t-elle fait… Eh, l’Arrache-l’Ame, la bouteille par ici, je paye !… » Au bout de deux verres, elle est partie d’un grand éclat de rire, en criant : « Je suis paf… » Ah, mes enfants, elle était soûle comme la bourrique du pape… Mais nom d’un nom, madame doit s’impatienter après sa soupe. Eh, la mère Jupillon, mon beurre et mon absinthe. C’est-il embaluchonné ? (Elle sort.)
SCÈNE III
MADAME JUPILLON mère, JUPILLON fils.
JUPILLON, voyant sa mère retomber anéantie dans son fauteuil.
T’es malade, m’man ?
MADAME JUPILLON, après un silence, et ne répondant pas à la question de son fils.
Non, bien sûr, après la sottise que je lui ai faite… elle ne voudra jamais revenir ici.
JUPILLON.
C’est clair que te revoir, ce ne sera pas pour elle
§87
un sujet de jubilation… L’autre jour, sans en avoir l’air, j’ai tenté de la mener de ce côté-ci. « Où me mènes-tu ? a-t-elle fait tout à coup. – Chez m’man ! lui ai-je répondu. – Après ce qu’elle m’a dit. Jamais ! » qu’elle a jeté au plafond du ciel.
MADAME JUPILLON.
Oh, je ne me le pardonnerai de toute ma vie… c’est moi qui aurait été cause que tu seras soldat !
JUPILLON.
M’man, as-tu fini de rebequeter toujours la même chose ? … Écoute donc ce que je lui ai conté à ton sujet : “Ma mère, oui, n’a pas été juste pour toi… Vois-tu, elle a été trop honnête toute sa vie, cette femme !… Elle ne sait pas, elle ne comprend pas l’amour… Et puis je vas te dire le fond de tout : c’est qu’elle m’adore tant, qu’elle est jalouse des femmes qui m’aiment ! »
MADAME JUPILLON, larmoyant.
Non, non, elle ne reviendra pas.
JUPILLON.
Et moi, je te soutiens qu’elle reviendra… Faut lui donner, n’est-ce pas, le temps de ramasser ses monacos… Elle reviendra, oui, avant huit jours, avant quatre jours, avant deux jours, peut-être ce soir !… Quant à toi, m’man, pas d’excuses, c’est inutile… de la froideur même… Aie l’air de la recevoir seulement à cause de moi… par faiblesse… on ne sait pas ce qui peut arriver… faut toujours se garder à carreau. (Tendant l’oreille du côté de la porte.) On vient ici en courant… une femme… c’est elle !
§88
SCÈNE IV
MADAME JUPILLON mère, JUPILLON fils, GERMINIE.
GERMINIE, poussant la porte avec violence, et sans dire ni bonjour ni bonsoir à personne, allant à la petite table où sont assis la mère et le fils, elle pose sous une main crispée un morceau de toile, où sonne de l’argent.
Voilà. (Alors lâchant les coins du morceau de toile d’où l’argent se répand sur la table, et avec un rire douloureux.) Eh oui, des billets de banque rattachés avec des épingles, des vieux louis à l’or verdi, des écus de cent sous tout noirs… et des pièces de quarante sous et des pièces de dix sous… Oui, de l’argent de la tirelire, de la ceinture de cuir… de l’argent sali par des mains sales… Ah ! il y a de tout les argents, ici ! (Et après avoir contemplé un moment le tas de billets et d’argent, d’une voix douce et triste.) mais ça y est… les 2300 francs pour qu’il se rachète.
MADAME JUPILLON, se levant et allant l’embrasser.
Ah ! ma bonne Germinie… vous allez prendre quelque chose avec nous.
GERMINIE, qui s’est laissé faire, après un geste inconscient de la main, comme si elle essuyait le baiser donné.
Non, merci, je n’ai faim et soif que de mon lit… Ce que je suis lasse, mon Dieu ! (S’appuyant les deux mains sur la table, pendant que Jupillon lui approche une chaise sur laquelle elle ne s’assied pas.) Voyez-vous, ce qu’il a fallu courir pour rassembler une pareille somme… pour réaliser cela d’impossible… pour trouver 2300 francs, quand on n’a pas les premiers cinq francs… Ce qu’il a fallu quêter, mendier, arracher, pièce à pièce, sou à sou… ce qu’il a fallu gratter, ici et là, sur les uns et les autres,
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par emprunts de 200, de 100, de 50, de 20 francs… de ce qu’on a voulu enfin… Oh ! j’ai fait là des choses que je n’aurais pas faites pour trouver du pain. (Tenant à distance Jupillon, qui a cherché à lui prendre les mains pour l’embrasser.) Va, pas de remerciements… je n’ai pas compté sur de la reconnaissance… Oh ! je n’ai pas d’illusions… Toi, tu me feras toujours des misères, et ta mère, elle… demain peut-être me remettra à la porte.
MADAME JUPILLON.
Ah ! c’est-y possible de se faire des chimères comme ça !
JUPILLON.
Germinie, tu es folle !
GERMINIE.
Non, voyez-vous, ça ne vous regarde pas, tous les deux, ce que j’ai fait pour lui… c’est un mouvement qui a été en moi, et plus fort que ma volonté… Ah ! l’idée de te voir mort d’une blessure par laquelle s’en irait tout ton sang… là, sur un champ de bataille.
JUPILLON.
Du reste, j’espère bien que tu es persuadée que, si nous acceptons maman et moi… c’est que nous sommes certains de te le rendre bientôt… ton argent.
GERMINIE, tristement ironique.
Pas plus que l’autre, pauvre ami… pas plus que l’autre !… Mais entends-moi jusqu’au bout. (Désignant le tas d’argent.) Cet argent-là, regarde-le bien, va être mon maître… et un dur maître… il m’a fait le chien soumis de tous ceux qui m’ont prêté. Jusqu’à ma mort,
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mes gages, (Sur un ton ironique) au taux où on m’a obligé, mes gages en payeront à peine l’intérêt… et privée de tout, à perpétuité, je devrai, je devrai encore, toujours… Oui, pour toi… j’ai signé ma misère éternelle… Bonsoir la société.
(Elle sort tragique, son châle presque détaché des épaules, lui balayant les talons.)
SEPTIÈME TABLEAU
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L’ancien bois de Vincennes avec ses chênes malingres mangés de chenilles et n’ayant plus que la dentelle de leurs feuilles, et au travers duquel courent de petits chemins à l’herbe jaune entremêlée d’horties et de vieilles côtes de melon. Bruits d’orgue, par moments, dans le lointain.
SCÈNE PREMIÈRE
GERMINIE, ADÈLE.
ADÈLE.
Tu m’as étonnée joliment, sais-tu, quand tu t’es décidée à venir avec nous… Je croyais que ces noces-là… c’étaient plus des parties pour toi ?
GERMINIE, faisant un geste désespéré.
Oh ! oui, je n’en voulais plus… mais faut croire que je suis née maudite !… Et qui est de la fête, m’as-tu déjà dit ?
§94
ADÈLE.
La grosse et la petite Badinier… puis des hommes tout à fait rupins… mon marchand de mort subite… oui, mon nouveau, le maître d’armes du vingt-quatrième… et qui amène un de ses amis, son ami Gautruche, un vrai père la Joie… Qu’est-ce que t’as apporté ?
GERMINIE.
Moi… un homard, acheté chez le charcutier qui est à notre porte… Eh bien, ils n’y sont pas encore les hommes ?
ADÈLE.
Ils ne manqueront pas, va… quand il y a à licher, il ne boude jamais… le mien.
GERMINIE.
Dis donc, Adèle, nous n’allons pas rester sur nos jambes, en les attendant.
ADÈLE.
Je te crois… avec ça que j’ai dans mon sac tout le bataclan de la vaisselle… et un pâté qui pèse bien trois livres. (Les deux femmes nouent leurs chapeaux aux branches d’un arbre.)
GERMINIE.
Quel temps !… fait-il chaud et fade, hein ? (Elle porte la main à son cou.) Moi, aujourd’hui… il me semble que j’haleine du feu… Tiens… voilà un coin d’herbe où nous serons bien dessus. (A côté d’Adèle qui s’est assise, Germinie s’étend tout de son long, et abîmée en elle, et ne parlant pas, elle fait le mouvement de poser ses mains à côté d’elle, à plat sur l’herbe, puis de les retourner sur le dos, recommençant perpétuellement
§95
à chercher la fraîcheur de la terre pour éteindre le brûlement de sa peau.)
ADÈLE.
T’as donc la fièvre dans les mains… à les promener comme ça dans l’herbe, après la fraîcheur.
GERMINIE.
Hein ? (Et sans plus répondre, elle continue à tâtonner dans l’herbe des places où elle n’a pas encore posé ses mains.)
ADÈLE, au bout de quelques instants.
En v’là une feignante… tu pionces ? (Germinie la regarde, en ouvrant de grands yeux, et continue à garder le silence, se livrant toujours à son manège.) Tiens, tiens, voilà Gautruche qui s’annonce. (A ce moment on entend dans la coulisse :
Un coup de sirop
Ça donne de la force
Au torse.
Un coup de sirop
Ça fait bien, ça n’est pas trop.
Adèle qui s’est levée et qui regarde dans la coulisse.) Ils y sont biens tous, ma foi, et Gautruche… et Cognard… et la grosse et la petite Badinier.
SCÈNE II
GERMINIE, LA GRANDE ADÈLE, LA GROSSE BADINIER, LA PETITE BADINIER, COGNARD, GAUTRUCHE.
GAUTRUCHE, entre en répétant le commencement du couplet chanté dans la coulisse.
Un coup de sirop
Ça donne de la force
Au torse.
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N’est-ce pas, mesdames… et avec mes très humbles respects, voilà de quoi vous arroser le goulot. (Il montre le panier de vin qu’il porte.)
GERMINIE, à part à Adèle.
Il a une drôle de tête, ton peintre en bâtiment.
ADÈLE, bas.
Oui, qu’on dirait que c’est Dieu le père, du temps qu’il était encore jeune.
GAUTRUCHE.
Oh ! mais quelle flemme, mesdames… Comment, on n’a pas encore mis le couvert… moi qui ai une faim, une faim… Je n’ai dans l’estomac, depuis ce matin, qu’un méchant bouillon… Et celui-là, Cognard, toi qui es un fier maître d’armes… tu ne lui aurais pas crevé les yeux, mon bonhomme !
ADÈLE, à Germinie.
Je te dis qu’il ferait rire un as de pique, cet homme !
GAUTRUCHE.
Allons, tout le monde à la besogne. (A la petite Badinier.) Vous, mon petit ange, déballez la cochonnaille. (A Congnard.) Que l’armée débouche les litres. (A la grande Badinier.) Toi, le gros tampon, tu es préposée aux assiettes et aux verres. (Lançant une grosse pierre qui tombe près de Germinie.) As pas peur… c’est votre chaise, mademoiselle !… les serviettes, vous le savez, c’est les mouchoirs… Moi, vous voyez, je me charge des bateaux en papier pour mettre le sel… ça y est… Alors, Boum… Pavillon… Servez ! (Tout le monde s’étant mis à manger et à boire, au bout d’un instant il s’adresse à la grosse
§97
Badinier.) Mes compliments, voisine, ça me semble que vous chiquez comme un Limousin… Oui, c’est bon de bouffer… Mais quelques paroles entre chaque bouchée, ça ne nuirait pas… Voyez-vous, au fond notre festival manque de gaieté… il serait nécessaire, croyez-le bien, d’un peu nous submerger… Allons, Cognard, montrez l’exemple.
ADÈLE.
Mon petit Gautruche, ne le pousse pas trop, mon homme, sur la boisson… parce que lui, si bonasse, quand il a tortillé deux ou trois litres… il chercherait querelle à un lézard empaillé.
COGNARD, avec un fort accent alsacien.
V’là bien les inventions des femmes… Naturellement… elle ferait croire que pour un peu que je sois gai, je me métamorphose en émeute…
GAUTRUCHE, versant à boire à Germinie.
Et vous, voisine, dont on a pas encore aperçu la couleur des paroles, est-ce que vous seriez par hasard au service de la Belle au Bois dormant ? (Il s’arrête de verser.)
GERMINIE, ne répondant pas et laissant son verre tendu.
Encore !
ADÈLE.
Laisse faire, Gautruche… à côté de toi c’est de la femme qui a de la peine à se mettre en train, mais je la connais, tu vas bientôt la voir dans le régiment des emballées.
LA GROSSE BADINIER.
Dédèle, si tu nous chantais quelque chose ?
§98
ADÈLE.
Je n’ai pas le vent aujourd’hui.
GAUTRUCHE, battant avec son couteau contre son verre un larifla, et se levant sur les deux genoux.
Mesdames, à la santé d’un homme dans le malheur… à la mienne… ça me portera peut-être bonheur… Lâché, oui, mesdames… Eh bien, oui, on m’a lâché ! Je suis veuf ! mais veuf comme tout, razibus… Ce n’est pas que j’y tenais à celle que j’aimais… mais l’habitude, cette vieille canaille d’habitude… Enfin je m’ennuie comme une punaise dans un ressort de montre… Moi qui aime l’amour comme s’il m’avait fait… Pas de femme… En voilà un sevrage pour un homme mûr !… C’est-à-dire que depuis que je sais ce que c’est, je salue les curés… Ils me font de la peine, parole d’honneur… Plus de femmes, et il y en a tant… Je ne peux pas pourtant me promener avec un écriteau : Un homme vacant à louer présentement. S’adresser… D’abord faudrait être plaqué par m’sieur le préfet… et puis on est si bête, ça ferait des rassemblements… Tout ça, mesdames, c’est à cette fin de vous faire assavoir que, si dans les personnes que vous connaissez, il y en avait comme ça, une qui voulût faire une connaissance… honnête… un bon petit mariage à la détrempe… faut pas se gêner… Je suis là… Méderic Gautruche, un homme d’attache, un vrai lierre d’appartement pour le sentiment… Et rigolo comme un bossu qui vient de noyer sa femme… Gautruche, dit Gogo-la-Gaieté, quoi !… Un aimable garçon à la coule qui ne bricole pas de casse-têtes, un bon zig qui se la passe douce, et qui ne se donnera pas de colique avec cette anisette de barbillon. (Il jette à vingt pas la bouteille d’eau, dont une femme mouillait son vin.) Et vive
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les murs ! ça c’est à papa, comme le ciel au bon Dieu! Gogo-la-Gaieté les peint la semaine, Gogo-la-Gaieté les bat le lundi ! Avec ça, pas jaloux, pas méchant, pas cogneur, un vrai amour d’homme qui n’a jamais fait un bleu à une personne du sexe.
LA GROSSE BADINIER.
Oh, cet homme est-y, l’est-y syntipahtique
LA PETITE BADINIER.
Sympathique, ma sœur !
LA GROSSE BADINIER.
Eh bien oui, syntipathique.
GAUTRUCHE, continuant.
Quant au physique, parbleu ! C’est moi ! (Il se lève, dressant son grand corps dégingandé, sous son vieil habit bleu à boutons d’or, et montrant son crâne chauve sous son chapeau gris.) Vous voyez ce que c’est… Ce n’est pas une propriété d’agrément, ce n’est pas flatteur à montrer… Mais c’est de rapport… un peu démeublé mais bien bâti… Dame, on vous a ses petits quarante-neuf ans… pas plus de cheveux que sur une bille de billard, une barbe de chiendent qu’on en ferait de la tisane, des fondations pas mal tassées, des pieds longs comme la Villette… avec ça maigre à prendre un bain dans un canon de fusil… Voilà le déballage… Passez le prospectus… Si une femme veut de tout ça en bloc… une personne rangée… pas trop jeune et qui ne s’amuse pas à me badigeonner trop en jaune… Maintenant je ne demande pas absolument une princesse des Bâtignolles. (Germinie, qui l’a regardé tout le temps fixement, lui arrache de la main son verre, au moment où il le prend pour boire, le vide à moitié d’un trait, et le lui tend du côté où elle a bu.)
§100
Alors, ce seraient nos fiançailles.
GERMINIE, imitant l’accent alsacien de Cognard.
Naturellement.
GAUTRUCHE.
Eh bien, mesdames et messieurs, vous allez me voir publier nos bans à la mairerie de la nature. (Il se lève avec un couteau et s’approche d’un arbre.) D’abord un cœur grand format… couronnée par une flamme de volcan… Au fait, vous ignorez peut-être que je suis le premier à Paris pour filer la majuscule à main levée… Voulez-vous des lettres monstres, des lettres de caprice, des lettres ombrées… Mais non, je ferais trop attendre la société… contentons-nous de lettres toutes bêtes… C’est bien Germinie Lacerteux, n’est-ce pas…, et je crois encore être sûr que c’est Méderic Gautruche… Maintenant datons : Ce 17 juillet 1859.
LA GROSSE BADINIER.
Le moment est venu, je crois, de concubiner notre retour.
LA PETITE BADINIER.
On dit combiner, ma sœur. (La grosse Badinier lève les épaules, et les femmes se mettent à emballer les assiettes et les verres.) GAUTRUCHE, revenant à Germinie et avec des gestes contournés de gentilhomme.
Mademoiselle Germinie, je regrette infiniment de ne pas vous emmener en Italie pour votre voyage de noce… à la place, je vous propose une promenade à pied jusqu’au boulevard Rochechouart, où je vous offrirai, si vous daignez l’accepter, l’hospitalité de nuit de mon hôtel garni de la Petite Main bleue.
(Germinie lui prend le bras et tout le monde les suit.)
§103
HUITIÈME TABLEAU
A la nuit tombée, une rue du quartier Saint-Georges, dont, au delà d’une petite place, on voit la perspective montante. Au bas de la rue, est arrêté le cheval blanc de renfort de l’omnibus pour la montée. Le rez-de-chaussée de la première maison à droite, maison à trois façades, toute en vitre, avec deux bornes aux deux coins, est occupée par un marchand de vin, sur l’auvent en verre duquel, éclairé en dedans, on lit :
A MON PLAISIR
Mson Bernard.
SCÈNE PREMIÈRE
GAUTRUCHE, LE CONDUCTEUR DU CHEVAL DE L’OMNIBUS, puis GERMINIE.
Gautruche, assis sur le rebord du trottoir, cause avec le conducteur du cheval de renfort.
GERMINIE, arrivant et mettant la main sur l’épaule de Gautruche.
Me voilà… allons, en marche pour là-bas.
§104
Une minute… J’attends Paillon… tu sais, le petit gros qui est gras comme un chien de fou… il doit souper avec nous. (Le conducteur du cheval de renfort se lève et emmène son cheval.)
GERMINIE, au bout d’un instant.
Il n’arrive pas, ton Paillon ?
GAUTRUCHE.
Tu lui donneras bien les cinq quarts d’une seconde, hein ?… Moi, je ne sais pas ce qu’ont mes jambes, ce matin, machin a voulu me payer un litre à seize… il m’a offert l’honnêteté, j’y ai roffert la politesse. Là-dessus nous avons consolé notre café, consolé, consoleras-tu. Et d’alors en alors… Mais si tu t’asseyais, là à côté de moi… on n’est pas absolument dans une bergère, mais on n’est pas trop mal… et si en attendant Paillon, nous causions d’une idée qui m’est venue dans la journée… Ah ! tu ne veux pas t’asseoir, eh bien, ne t’assois pas… Germinie, mon amour, qu’est-ce que tu dirais de ça… une bonne chambre à Montmartre… rue de l’Empereur, et deux fenêtres, avec une vue qu’un Anglais vous en donnerait 5000 francs pour l’emporter… enfin un logis où il n’y aurait pas moyen de faire de la mélancolie… Parce que je vais te dire, je m’embête d’être branché en garni, je m’embête d’être tout seul… Les amis, c’est pas une société… ils vous tombent comme des mouches dans votre verre, quand c’est vous qui payez… mais après, plus personne… Et puis, je ne veux plus boire, vrai de vrai, que ne veux plus… tu verras… Pas de ça… Attention… Il me semblait que ces jours-ci, j’avais avalé des tire-bouchons… Et je n’ai pas
§105
envie de frapper encore au monument. (Il se lève.) Alors de fil en aiguille, voilà ce qui m’a poussé… Je vais faire la proposition à Germinie. Je me fendrais d’un peu de mobilier… Toi, tu as ce que tu as dans ta chambre… Tu sais que je ne suis pas trop feignant, je n’ai pas du poil dans la main pour l’ouvrage… Puis on pourrait voir à n’être pas toujours à travailler pour les autres… à prendre une boîte de cambrousier… Toi, si tu avais quelque chose de côté, ça aiderait… nous nous mettrions ensemble, gentiment… quitte à nous faire régulariser, un jour, devant M. le maire.
GERMINIE, qui a écouté Gautruche, sans aucune manifestation de sa pensée sur son visage, part d’un éclat de rire strident.
Ah ! tu as cru que je la quitterais, elle, mademoiselle… Vrai, tu l’as cru ?… Tu es bête, sais-tu ? Mais tu aurais des mille et des cent, tu serais tout cousu d’or, entends-tu, tout cousu… C’est une blague, hein ?… Mademoiselle ! je voudrais bien qu’elle meure, et que ces mains-là ne soient pas là pour lui fermer les yeux.
GAUTRUCHE.
Dame, je m’étais figuré… de la façon que tu étais avec moi.
GERMINIE.
Merci ! Monsieur s’était fourré dans la cervelle que j’allais être enchantée de me mettre avec lui… Eh oui, tu te disais : Cette bonne bête-là va-t-elle être contente… Je n’aurai qu’à lui promettre de l’épouser, elle lâchera sa maîtresse… Voyez-vous ça, mademoiselle qui n’a que moi… Ah ! tiens, tu ne sais rien… Et puis tu ne comprendrais pas… Mademoiselle qui
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est tout pour moi… Mais, depuis sa mère, je n’ai trouvé qu’elle de bonne… Sauf elle, qu’est-ce qui m’a dit, quand j’étais malade : « Tu es malade » ? Personne… Il n’y a en qu’elle, rien qu’elle pour me soigner, pour s’occuper de moi… Allons donc, toi qui parle d’aimer, pour ce qu’il y a entre nous… Ah ! voilà quelqu’un qui m’a aimée, mademoiselle… Oh ! oui, aimée, et je meurs de ça, sais-tu, d’être devenue une misérable comme je suis, une… une putain. (Le mot doit être dessiné par la bouche, respiré, et pas dit.) Oui, je meurs de la tromper, de lui voler son affection, de la laisser toujours m’aimer comme sa fille, moi ! moi !… Ah, si jamais elle apprenait quelque chose… sois tranquille !… ça ne serait pas long… il y en a une qui ferait un joli saut du cinquième… vrai comme Dieu est mon maître.
GAUTRUCHE.
Alors, puisqu’on aime sa vieille tant que ça… il faut coucher chez la bonne dame.
GERMINIE.
C’est mon congé ?
GAUTRUCHE.
Ma foi, ça y ressemble.
GERMINIE.
Eh bien, bonsoir… j’en ai assez de toi.
GAUTRUCHE.
Germinie ! (Germinie fait un mouvement dédaigneux d’épaules et laisse partir sans se retourner.)
§107
SCÈNE II
GERMINIE, toute seule.
(Germinie en passant devant le marchand de vin, où depuis quelques instants se dessine, sur la lumière des vitres, la silhouette d’un homme au comptoir, se rapproche de la baie, regarde longtemps le buveur, puis se laisse aller dans une pose désespérée et menaçante, accotée à une borne, le dos à la boutique, parlant tout haut, regardée par deux ou trois passants, qui se retournent et la croient ivre ou folle.)
GERMINIE.
Ce serait lui ? (Se retournant et regardant la tête contre la vitre.) C’est bien lui !… Faut que je lui parle, faut que je lui dise… Ah ! il n’y a vraiment pas de bon Dieu… Oui, oui, je suis comme la bête au bout d’une corde, et que celui qui a la corde, ramène comme il veut… Oh, c’est pas possible, cet homme m’a jeté un sort… Bien sûr, il m’a fait manger du pain à chanter, comme ça se croit chez nous… L’autre, je l’ai pris… comme j’aurais pris n’importe qui… J’étais dans mes jours où il me faut quelqu’un… Je ne sais plus alors… Ce n’est pas moi qui veut. (Avec un rire féroce.) Je l’ai pris, tiens, parce qu’il faisait chaud !… Mais celui de là dedans. (Elle se retourne et montre Jupillon.) C’est mon amant de malheur… quand je le vois, ma bouche, mes bras, mon corps, tout ce que j’ai en moi de la femme, tout ça, bon gré, mal gré, va à lui… Ah, il pourrait me charcuter à son plaisir, que je ne dirais pas seulement : Aïe ! (Long silence pendant lequel l’air amoureux de sa figure est remplacé par de la méchanceté noire.) Mon Dieu, m’a-t-il fait cependant du mal, cet homme… cet homme pour lequel, si on prêtait dessus, j’aurais mis de ma peau au Mont-de-Piété.
§108
SCÈNE III
GERMINIE, JUPILLON.
GERMINIE, se dressant devant Jupillon, comme une femme prête à assassiner.
Mon argent ?
JUPILLON, surpris.
Ton argent… ton argent il n’est pas perdu… Mais il faut le temps… Dans ce moment-ci, ça ne va pas l’ouvrage… Il y a longtemps que c’est fini, ma boutique… D’ici à trois mois, je te promets… Et la santé ?
GERMINIE.
Canaille, va !… Tu croyais pouvoir filer sans que… (S’interrompant et parlant comme s’il y avait en elle un commencement de folie.) Oh ! je ne te l’ai jamais dit… Sais-tu que pour toi, j’ai fait un coup de galère… j’ai volé… un jour que tu avais besoin de vingt francs, je les ai pris dans sa cassette… Il y a une petite glace au-dessus, tu te rappelles… Oh, j’ai eu peur de ma tête dedans… avec mon louis dans ma main… On dit qu’il y a des gens qui se voient la guillotine sur la figure… c’était ça. (D’une voix profonde.) Ah ! tu es un grand misérable…
JUPILLON.
Voyons, ma bonne Germinie, c’est pas chic une scène comme ça, en pleine rue.
GERMINIE.
C’est moi qui m’en fiche pas mal… Sais-tu ce que je veux ?… Je veux qu’on nous arrêté… et dire au commissaire
§109
tout ce que j’ai sur le cœur… qu’il sache que tu es un brigand, un escroqueur, un filou. (Elle lui dit ça, en avançant sa poitrine conter la sienne, appelant les coups, et lui criant à la fin : ) Mais bats-moi donc !… Qu’est-ce qu’il faut que je te dise pour que tu me battes ?… Mais bats-moi donc !
JUPILLON, se reculant en jetant à Germinie pour l’adoucir.
Voyons, calme-toi… sois gentille… tu n’es pas raisonnable… tu es prise de boisson, ma fille.
SCÈNE IV
GERMINIE, JUPILLON, UN SERGENT DE VILLE.
(Un rassemblement s’est formé d’où sort un sergent de ville.)
LE SERGENT DE VILLE, empoignant brutalement Germinie par le bras et la faisant tourner sur elle-même.
Allons, vieille pocharde, n’embêtons point monsieur qui ne vous dit rien.
GERMINIE, un moment fléchissante sur ses jambes, puis prise de peur ; elle se met à courir affolée au milieu de la rue.
Pitié, mon Dieu ! pitié, pitié.
§113
NEUVIÈME TABLEAU
Une salle d’hôpital avec perspective de lits au fond. Germinie couchée dans le lit de premier plan à droite.
Malades et visiteurs très peu en vue. Toute l’action concentrée autour du lit de Germinie, et dans la sinistre succession des créanciers au chevet de la mourante, et faisant comme une procession macabre.
SCÈNE PREMIÈRE
PREMIÈRE CREANCIERE, GERMINIE.
PREMIÈRE CREANCIERE.
C’est bon, ma chère… vous me promettez, vous me promettez de ne pas mourir… je sais bien que vous n’en avez pas envie, mais… Vous me dites que le médecin a déclaré à votre demoiselle que vous en réchapperez… on connaît ça… les médecins chantent toujours la même antienne… même à ceux… C’est que si vous pouviez vous voir, là réellement, comme vous êtes, vous seriez effrayée.
§114
GERMINIE.
Mais… puisque vous avez un billet de moi.
PREMIÈRE CREANCIERE.
Vous êtes excellente, vous, avec votre billet !… et si votre demoiselle ne veut pas le payer… qu’est-ce qui sera enfoncée, hein, c’est moi !… et rien ne m’assure qu’elle le payera… quand il va lui tomber comme ça, sans qu’elle s’y attende et tout d’un coup… ce que vous devez sur le pavé de Paris.
GERMINIE.
Qu’est-ce que vous voulez de moi, enfin ?
PREMIÈRE CREANCIERE.
Ce que je voudrais… c’est simple… elle vous aime bien, à ce qu’il paraît, votre demoiselle !… Eh bien, si vous lui disiez que la somme que vous me devez… elle vous est demandée, cette somme, par quelqu’un de votre famille qui en a le plus grand besoin… on ne refuse guère la demande de quelqu’un qu’on aime, quand il est malade comme vous l’êtes… alors, n’est-ce pas, je vous laisserai tout à votre aise… sans vous tourmenter.
GERMINIE.
Oh ! de grâce… tenez… laissez-moi aujourd’hui… et revenez jeudi.
PREMIÈRE CREANCIERE.
Jeudi… huit jours dans l’état où vous êtes, comme vous y allez ! (Elle l’embrasse.) Non, ma chère, je reviendrai dimanche.
§115
SCÈNE II
GERMINIE.
GERMINIE
Oui, ils vont venir comme ça, tous… à la file… faire chanter mon agonie. Ah ! mourir. (Souriant.) Elle ne sait pas, celle-là, quelle joie ce serait pour moi… elle ne sait pas combien de fois j’ai été tout près de me faire périr… elle ne sait pas quel bonheur j’aurais à sortir de cette galère de vie… moi, moi, une damnée sur la terre ! Mais mourir ! (joignant les mains et sur un ton de prière.) Non, mon Dieu, en votre miséricorde, ne le permettez pas, ne le permettez pas… parce que ma mort lui apprendrait tout ce qu’elle ne sait pas, à elle (Désignant mademoiselle de Varandeuil qui apparaît au fond de la salle), à elle que voici, la sainte femme !
SCÈNE III
GERMINIE, MADEMOISELLE DE VARANDEUIL s’avançant en cherchant des yeux le lit de Germinie.
GERMINIE, se soulevant sur un coude, et d’une voix étouffée appelant deux fois.
Mademoiselle, mademoiselle. (Mademoiselle de Varandeuil se penche sur Germinie la repoussant avec un geste humble de servante, qui n’empêche sa maîtresse de l’embrasser.) Ah ! le temps m’a bien duré hier… je m’étais figurée que c’était jeudi… et je m’ennuyais après vous.
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Ma pauvre fille… va, si les bourgeois de ce temps-ci ne bâtissaient pas es maisons où les domestiques
§116
sont logés pis que des chiens… sois bien sûre que tu ne serais pas ici… Et comment le trouves-tu ?
GERMINIE.
Oh, ça va, ça va, mademoiselle… J’ai trois semaines à rester ici, voyez-vous… ils disent que j’en ai pour un mois, six semaines… mais je me connais… Et puis on est très bien… et je dors un peu la nuit… J’avais une soif, quand vous m’avez amenée lundi… mais ils ne veulent pas me donner de l’eau rougie.
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Qu’est-ce que tu as là à boire ?
GERMINIE.
Oh ! comme chez nous… de l’albumine… Voulez-vous m’en verser, tenez, mademoiselle… c’est si lourd leurs choses d’étain. (Elle se soulève d’un bras avec le bâton pendant au milieu du lit, et avançant l’autre à demi nu et tout grelottant, elle bois, puis, quand elle a fini, elle pose ses deux bras étendus hors du lit, sur le drap.) Faut-il que je vous dérange comme ça, ma pauvre demoiselle !… ça doit être d’une saleté finie chez nous ?
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Ne t’occupe donc pas de ça… quand tu reviendras… un fort coup de plumeau, et on n’en verra plus rien.
Un silence.
GERMINIE, avançant sa tête sur l’oreiller de manière à être près de l’oreille de mademoiselle de Varandeuil, et lui disant tout bas avec un pâle sourire.
J’ai fait de la contrebande… je me suis confessée pour être bien.
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Voyons, tu ne devais pas avoir de bien gros péchés
§117
à leur raconter… Mais quelle vieille cervelle que la mienne… voilà que j’allais remporter le petit paquet pour toi… tu sais, il y a dedans des merises séchées que t’envoie Marie… Marie, la cuisinière de l’amie chez laquelle je t’ai emmené, cet été.
GERMINIE.
La Marie, oh ! oui, elle a été bien gentille… quand elle m’entendait trop tousser, elle se relevait la nuit pour me donner à boire… et le domestique aussi… lorsqu’il restait du dessert, il voulait toujours que ce fût pour moi. (Un silence au bout duquel la figure de Germinie s’éclaire et s’anime.) Ah ! mademoiselle, vous n’avez pas une idée des yeux qu’ils se faisaient, quand ils croyaient qu’on ne les voyait pas… Ils se tenaient encore, lorsque j’étais là… mais un jour, je les ai surpris dans la chambre à four… ils s’embrassaient, figurez-vous ?
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, impatientée de ces propos d’amour dans la bouche d’une mourante.
Eh ! que ces gens se pigeonnent ou ne se pigeonnent pas, qu’est-ce que ça peut te faire ?
GERMINIE, sans écouter mademoiselle de Varandeuil.
Oh ! c’est comme ici, allez, mademoiselle, il y en a des histoires ! (A ce moment Germinie s’interrompt avec une angoisse très visible sur la figure, devant l’apparition d’un homme s’approchant de son lit.)
SCÈNE IV
GERMINIE, MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, DEUXIÈME CRÉANCIER.
Le deuxième créancier, qui a l’air gêné par la présence d’une personne
§118
près de la malade, passe de l’autre côté du lit, commence par l’embrasser, et au bout de ce baiser, on perçoit un marmottement d’une demande sourde du créancier, à laquelle Germinie répond à voix basse : « Un acompte… oui, vous l’aurez ! » (puis l’homme s’en va.)
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, voyant à Germinie la figure toute changée.
Tu souffres ?
GERMINIE.
Non, non.
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
C’est que tu n’as plus la même figure qu’au commencement. Et tu disais qu’il y avait des histoires ici ?
GERMINIE, se ranimant, toute fiévreuse, et comme jalouse d’avoir, si près de la mort, entendu de l’amour à côté d’elle.
Oh ! oui, des histoires… j’ai une drôle de voisine, allez, là. (Elle montre d’un coup d’œil et d’un mouvement d’épaule le lit derrière elle.) Elle a un frère des écoles chrétiennes qui la vient voir ici… Il lui a parlé hier pendant une heure… J’ai entendu qu’ils avaient un enfant… Elle a quitté son mari. Il était comme un fou, ce frère !
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Quoi, malade comme tu es… et toujours avoir la tête à ces bêtises !
SCÈNE V
GERMINIE, MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, LA TROISIÈME CREANCIERE.
(Même jeu de la troisième créancière près de Germinie que le jeu du second créancier.)
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Mais il me semble que c’est une figure de notre rue.
§119
GERMINIE, comme absorbée en elle-même
Oui, de notre rue.
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Tu es fatiguée… Je vais te laisser… Voyons, dis-moi, as-tu quelque caprice, quelque envie ? … On m’a dit qu’il y avait dans ce moment du beau raisin chez Chevet… Veux-tu que je t’en apporte la prochaine fois ?
GERMINIE.
Merci bien… je n’ai envie de rien… et puis ça coûte… et je ne veux pas que mademoiselle dépense encore pour moi…
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, tendrement.
Bête d’imbécile, va.
SCÈNE VI
GERMINIE, MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, QUATRIÈME CREANCIERE, CINQUIÈME CRÉANCIER.
Une quatrième créancière apparaît au pied du lit, suivie d’un cinquième créancier qui reste à quelques pas en arrière.)
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, se levant pour s’en aller.
Eh bien, j’espère qu’on te cajole ?
GERMINIE, avec une voix singulière.
Ah oui… on me cajole ! (Elle se penche pour embrasser les mains de mademoiselle de Varandeuil.)
§120
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, dégageant ses mains et lui tendant les bras.
Va, dans mes bras, ma pauvre fille… toi qui vis avec moi depuis quinze ans… Est-ce que tu n’es pas plus ma parente que bien des gens de ma famille ? (Elle l’embrasse et disparaît dans le fond, pendant que la quatrième créancière prend sa place, et que le cinquième créancier s’établit de l’autre côté du lit.)
§123
DIXIÈME TABLEAU
La chambre de Mademoiselle de Varandeuil.
SCÈNE PREMIÈRE
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, LE PORTIER.
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, en son vêtement du coin de feu, assise, affalée dans une pose de désolation.
Alors c’est fini… Oh bien sûr, sans mes gueuses de douleurs…
LE PORTIER, une calotte de velours à la main, en redingote noire, avec la mine de componction d’un retour d’enterrement.
Dieu merci… la pauvre fille ne souffre plus.
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Tenez, je n’ai pas la tête à moi, aujourd’hui… Mettez les quittances et le restant de l’argent sur la cheminée… Nous compterons un autre jour.
§124
LE PORTIER, restant debout devant elle, sans bouger, en faisant passer sa calotte d’une main dans l’autre, et au bout d’un instant.
C’est cher, mademoiselle, pour se faire enterrer… Il y a d’abord…
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, interrompant hautainement.
Qu’est-ce qui vous a dit de compter ?
LE PORTIER, continuant sans s’émouvoir.
Une concession à perpétuité, comme vous m’avez dit : ça ne se donne pas… Vous avez beau avoir bon cœur, mademoiselle, vous n’êtes pas trop riche… On sait ça, et alors on s’est dit : Mademoiselle va avoir pas mal à payer… Eh bien, si on lui économisait la concession, ce serait toujours autant… L’autre sera toujours bien sous terre… Et puis qu’est-ce qui peut lui faire plus de plaisir là-haut ?… C’est de savoir qu’elle ne fait de tort à personne, la brave fille !
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, impatientée par les circonlocutions du portier.
Payer… quoi ?
LE PORTIER.
Allez, ça ne fait rien, elle vous était attachée tout de même… Et puis, quand elle était bien malade, ce n’était pas le moment… Du reste, il ne faut pas vous gêner… ça ne presse pas… C’est de l’argent qu’elle devait depuis des temps. (Tirant de la poche intérieure de sa redingote un papier timbré.) Tenez, c’est ça… Je ne voulais pas qu’elle fit un billet, c’est elle…
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, attrapant ses grosses lunettes sur la cheminée.
Je lis bien, n’est-ce pas ?… c’est une reconnaissance
§125
de trois cents francs à votre profit, payable de mois en mois, par acomptes. (Elle lui rend le billet.)
LE PORTIER.
Et il n’y a rien… vous voyez au dos.
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, ôtant ses lunettes.
Je payerai. (Le portier s’incline, mais reste immobile.) C’est tout… j’espère. (D’un ton brusque.)
LE PORTIER, regardant fixement une bande du tapis.
C’est tout… si on veut.
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Mais comment la malheureuse doit-elle ?… Je lui donnais de bons gages… Je l’habillais presque… A quoi son argent passait-il ?
LE PORTIER.
Voilà, mademoiselle… Je n’aurais pas voulu vous le dire… mais autant aujourd’hui que demain… Et puis il vaut mieux que vous soyez prévenue… Quand on sait, on s’arrange… Il y a un compte de la marchande de volailles… La pauvre fille doit un peu partout… Elle n’avait pas beaucoup d’ordre dans les derniers temps… La blanchisseuse, la dernière fois, a laissé son livre… ça va assez haut… Je ne sais plus… Il paraît qu’il y a aussi une note chez l’épicier… et une vieille note… ça remonte à des années, il vous apportera son livre.
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Combien l’épicier ?
§126
LE PORTIER.
Dans les deux cent cinquante… Il y a beaucoup de vin à ce qu’il dit.
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
J’en ai toujours eu à la cave…
LE PORTIER, continuant.
La crémière… oh, pas grand’chose… soixante quinze francs… il y a de l’habsinthe et de l’eau-de-vie.
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Elle buvait ?
LE PORTIER, ne répondant pas à la question.
Ah ! voyez-vous, mademoiselle, ç’a été son malheur de connaître les Jupillon… le jeune homme… ça n’était pas pour elle ce qu’elle en faisait… Et puis le chagrin… Elle s’est mise à boire… Elle espérait l’épouser, faut vous dire… Elle lui avait arrangé une chambre… Quand on se met dans les mobiliers, ça coûte gros… Elle se détruisait, figurez-vous… J’avais beau lui dire de ne pas s’abîmer à boire comme cela… Moi, vous pensez, quand elle rentrait à des six heures du matin, je n’allais pas vous le dire… C’est comme son enfant ! (Sur un geste d’horreur de mademoiselle de Varandeuil.) Oh, une fière chance qu’elle soit morte, cette petite ! (Sur un ton gai.) ça ne fait rien, on peut dire qu’elle a fait la noce… et une rude ! (Sur un ton triste.) Voilà pourquoi le terrain, moi si j’étais que vous… Elle vous a assez coûté, mademoiselle, tant qu’elle a mangé votre salade… Et vous pouvez la laisser là où elle est… avec tout le monde.
§127
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Ah, c’est ainsi… ça volait pour des hommes… Enfin la voilà crevée, la chienne!… Un enfant, voyez-vous ça… la guenippe… Ah bien oui, elle peut pourrir où elle est… Vous avez bien fait, monsieur Henri… Dans le trou, dans le trou… parbleu, c’est assez bon pour elle ! (Un silence au bout duquel elle reprend.) Dire que je lui laissais toutes mes clefs… Je ne comptais jamais… Oui, de la confiance bien placée, merci. Je payerai… mais ce n’est pas pour elle… Et moi, qui donne ma plus belle paire de draps pour l’ensevelir… Ah, si j’avais su, je t’en aurais donné du torchon de cuisine… mademoiselle comme je danse. (Puis des mots qui s’étouffent et s’étranglent dans la voix de mademoiselle de Varandeuil, qui se met à sangloter tout en volant s’en empêcher.)
(Le portier sort.)
SCÈNE II
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, seule.
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, restant très longtemps silencieuse, puis recommençant à parler des larmes dans la voix.
Germinie, ma Germinie… Est-ce possible ?... Une traînée… donnant son corps à tous ceux qu’elle trouvait sur son chemin… Et l’ivrognerie, elle était descendue jusque-là… une soûlarde, quoi !… c’était cette bonne que j’ai crue le dévouement en personne. (Avec un geste de répulsion en arrière comme si sa main repoussait une ombre.) Fi, fi, la vilaine !… Comme elle m’a trompée… Elle faisait si bien semblant de m’aimer, la scélérate !… Et ses soins, et ses tendresses, et l’amour de ses lèvres, tout, tout, des mensonges ! (Se montant et s’exaltant.) Au fond, j’en suis aujourd’hui certaine… elle souhaitait ma
§128
mort, elle l’appelait par des désirs assassins… Qui sait ?… Oui, si elle vivait encore, j’irais la dénoncer au commissaire de police. (Elle redevient silencieuse un moment, pendant lequel elle s’enfonce tout au fond de son fauteuil, ses mains goutteuses, aplaties sur les cuisses, puis reprenant d’une voix adoucie.) Et cependant j’ai là (Elle se touche le front) le ressouvenir de choses mystérieuses qui s’éclairent aujourd’hui, dans ce moment même… oui des agenouillements de la pauvre fille qui semblait vouloir se confesser… des mouvements de lèvres, où il y avait comme un secret prêt à sortir, à venir à moi ! (Soudain après deux ou trois mouvements de corps saccadés, jetant au milieu de la pièce son serre-tête noir et criant : ) Tais-toi, tais-toi, mon cœur de vieille ganache ! (Puis se levant tout droit, ses cheveux gris épandus autour d’elle, les bras levés en l’air.) Non jamais, jamais de pardon ! (Elle retombe dans son fauteuil, où elle reste immobile, pétrifiée, songeuse, puis parlant comme dans un rêve.) Ah cette porte jaune sur laquelle il y avait écrit : Amphitéâtre, et l’homme au brûle-geule… et cette bière à demi ouverte… où on la voyait les cheveux rebroussés… je ne pourrai jamais les oublier… J’ai entendu dans mon enfance raconter des choses sur les gens qui meurent avec les cheveux comme ça… on disait qu’il fallait avoir de la pitié pour eux… que c’était chez les mourants le signe d’une terreur des actions de leur vie… la marque d’épouvantables remords. (Elle se met à marcher d’un bout de la chambre à l’autre.) Oh oui, il y avait bien de la souffrance sur sa pauvre tête… une souffrance d’expiation, presque de prière… la souffrance d’un visage de morte qui voudrait pleurer. (Elle fait encore un tour ou deux de la chambre, silencieuse.) Et puis n’y aurait-il pas ici-bas des malheureuses, qui seraient fatalement des créatures d’amour et de douleur ? (S’arrêtant tout à coup et s’adressant à la femme de ménage qui travaille dans l’autre pièce, la porte ouverte.) Et vous l’autre… le diable soit de votre nom…
§129
je l’oublie toujours… vite mes affaires… j’ai à sortir.
SCÈNE III
LA FEMME DE MÉNAGE, MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
LA FEMME DE MÉNAGE.
Ah, par exemple, mademoiselle… les toits… regardez donc… ils sont tout blancs.
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL.
Eh bien, il neige… voilà tout !
§133
ÉPILOGUE
La fosse commune du cimetière Montmartre (d’après l’aquarelle de mon frère, janvier 1863).
Au-dessus d’un mur, contre lequel plaque un buisson de cyprès roussis par la gelée, un ciel d’hiver tout jaune, d’où se détachent les deux poteaux d’un ancien réverbère, et où tournent les ailes lentes d’un moulin.
Au second plan, un champ de croix ayant la fluctuation, le désordre, la débandade d’une foule en marche. A droite, au premier plan, l’ouverture de la tranchée de la fosse commune, dont le trou est bouché en bas par des planches disjointes, entre lesquels on entrevoit un grand cercueil au milieu de deux petits, en haut par une feuille de zinc, à laquelle un ouvrier a accroché sa blouse.
Le seul bruit qu’on entend, est le bruit mal de la pellelée de terre, que rejette un ouvrier, caché par les croix et creusant une nouvelle tranchée.
Il neige.
MADEMOISELLE DE VARANDEUIL, Pantomime, où on la voit d’abord toute frissonnante, secouer la neige, puis s’arrêter au trou de la tranchée et exprimer l’horreur qu’elle éprouve du lieu, dans une longue contemplation qui se termine par ces mots :
O Paris, ô fichue cochonne de ville… es-tu assez
§134
avare de ta sale terre pour tes morts… sans le sou ! (Elle remonte alors la tranchée, et après avoir tiré de grosses lunettes, elle se penche sur les croix, épelant les noms.) Bon, me voilà aux croix du 8 novembre… c’est la veille de sa mort… Elle doit être tout près… ça c’est les croix du 9… Il y en a en tout cinq des croix, ce jour-là… Enfin les croix du 10… C’est singulier… elle n’est pas dans le tas… tiens ce pauvre diable de mort… qui a pour croix une branche d’arbre cassée, avec une enveloppe de lettre ficelée autour… Voyons les croix du 11… oh ! mais, c’est ne pas possible… elle n’y est pas non plus… Alors donc les croix du 12… (Mademoiselle de Varandeuil fait un signe de découragement.) Revenons au 9… (Elle refait lentement l’examen des croix.) Pas plus là… que là… que là… Ah ! la misérable fille… il ne s’est trouvé personne pour lui acheter un bout de bois noir… elle n’a pas même la branche cassée qu’à celui-là… Allons, ce qui reste d’elle est à peu près ici ou là. (Elle s’agenouille.) Ma pauvre Germinie… il faut prier au petit bonheur sur toi… ton corps, oui il en a été comme de ton cœur… sur la terre, pour l’un comme pour l’autre… il n’y aura pas eu de place.
FIN
[1] J’imprime la pièce, telle que je l’ai conçue, telle que je l’ai écrite. A la lecture, Porel me demandait , sans l’exiger, de supprimer l’acte du Bois de Vincennes, dont le comique pouvait être un danger auprès du public rèche des premières, en face d’une tentative révolutionnaire au théâtre. J’y consentais volontiers, me réservant d’imprimer la pièce, et avec l’espérance que si la pièce avait un succès, cet acte qui était un morceau physiologique de la vie de Germinie, serait joué un jour.
Plus tard, au cours des répétitions, Porel me demandait le sacrifice du prologue, ce récitatif entre deux femmes, qu’il trouvait une scène froide, et dont le commencement du premier tableau lui semblait une répétition. J’avoue que j’étais et je demeure d’un avis tout différent. Ce prologue était l’histoire d’un passé nécessaire à l’explication du caractère des deux femmes, et il avait l’immense avantage de tenir longtemps, de faire mariner, pour ainsi dire, les esprits du public, dans la vertu, de l’honnêteté, du sublime bourgeois, avant de les amener à des scènes triviales, canaille. Mais je trouvais chez Porel une conviction si arrêtée, que le prologue nuisait à la pièce, et une figure si malheureuse, quand je m’obstinais à le vouloir, ce prologue, que je cédais encore.
Des amis se sont étonnés de ces concessions de ma part, moi qu’on avait reconnu si répulsif à toutes concessions dans mes livres. J’ai donc à leur dire « que si j’étais plus jeune, j’aurais peut-être attendu… mais je n’ai plus le temps d’attendre… et une pièce imprimée, il faut le reconnaître, est absolument comme si elle n’était pas, j’en sais quelque chose par LA PATRIE EN DANGER…puis la pièce de GERMINIE LACERTEUX, telle qu’elle est, même avec l’amputation de son prologue et de l’acte cité, quel est le directeur de Paris qui oserait la jouer ? et vraiment je dois de la reconnaissance à Porel, de l’oser ! »
1 Tous les passages soulignés sont les passages condamnés par le crayon bleu de la censure.
[2] L’insuccès de la première. A la seconde, la pièce s’est relevée, et à la troisième, ç’a été un triomphe. Demain ; qu’est-ce que ce sera ? je n’en sais rien.
1 Ce tableau, malgré son empoignement, je le trouve un des meilleurs de la pièce, théâtralement parlant, mais là, j'ai reconnu la tactique des tombeurs d'HENRIETTE MARÉCHAL, qui ne voulurent pas laisser parvenir à la salle, rien du pur, du délicat, du poétique de la pièce, et pouvant parler à la sentimentalité du public. Du reste qu'on me permette une anecdote. Réjane me racontait, le lendemain de la seconde, qu'un directeur de théâtre de Paris, lui avait affirmé qu'il avait dîné la veille de la première dans une maison, qu'il n'avait pas voulu nommer, et où on avait dit: il ne faut pas que la pièce finisse!
Bibliographie de la La Patrie en Danger
La presse
Gustave GEFFROY, Notes d'un Journaliste: vie, littérature, théâtre, Paris, Charpentier, 1887, 442 p. Gallica: http://gallica2.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k840446 pp. 370-374
WILLY, "Soirée parisienne : La Patrie en Danger", La Paix, 21 mars 1889
FRIMOUSSE (alias Raoul Toché), Le Gaulois, 20 mars 1889 : parle avec beaucoup d’humour satirique d’une « mise en scène à la catonade »
PESSARD, Le Gaulois, 22 mars 1889.Pessard, dans le Gaulois du 23 mars annonce « M. Derenbourg renonce définitivement à poursuivre plus longtemps les représentations de la Patrie en Danger. Le drame patriotique des frères de Goncourt sera joué demain dimanche, en matinée et pour la dernière fois. »
SARCEY, Le feuilleton, Le Temps, 25 mars 1889 disponible sur Gallica, peu lisible, Le temps Paris, 1861-1942:
Jules LEMAÎTRE, feuilleton, Journal des débats, 25 mars, 1889, disponible sur Gallica, peu lisible: (Journal des débats politiques et littéraires, 1814-181
La Vie parisienne, le 23 mars 1889
NOZIERE, « scènes et coulisses – lettre et arts – Propos de théâtre : La Patrie en Danger », Le Figaro, 22 mars 1918
Henri de la POMMERAYE, Paris, 21 mars 1889
François de NION, La Revue indépendante, avril 1889, pp. 147-155
Les articles et les ouvrages :
André ANTOINE Le Théâtre, Paris, Les éditions de France, 1932, p. 232
Jean AJALBERT, « Postface », in Edmond et Jules de Goncourt, Théâtre, édition définitive publiée sous la direction de l’Académie Goncourt, Flammarion-Fasquelle, 1930, pp. 309-310
Billy André, Les Frères Goncourt et la vie littéraire sous le second Empire pendant la seconde moitié du XIXème siècle, Flammarion, 1954, pp 191-192 et pp. 384-386 (circonstances de la genèse et de l’édition de la Patrie
Pour comprendre la Patrie
Textes des Goncourt :
Histoire de la Société française pendant la Révolution
La Femme au dix-huitième siècle
Autres textes :
SABOUL, Albert, Dictionnaire historique de la Révolution française, Paris, PUF, 1989, 1132p. [pp.825-826 : article La Patrie en danger ? et Lèse-nation(voir photocopie)]
GUENIFFEY, Patrice, La Politique de la terreur, essai sur la violence révolutionnaire 1789-1794, Paris, Fayard, 2000, 376 p. [ chapitre 2 : de l’adversaire à l’ennemi pp. 65-68 ; chapitre 4 : Les comités de recherche pp. 81-93 et le crime de lèse-nation, pp. 93-98 ; chapitre 10 : « Punir les ennemis du peuple » pp. 294-301