Deuxième préface à Germinie Lacerteux
Texte de la pétition parue dans l'Echo de Paris du 24 décembre 1888 et signée Edmond de Goncourt, l'auteur la publie comme seconde préface à son édition de 1888
DEUXIÈME PRÉFACE1
Pétition de l’auteur demandant a la chambre des députés la suppression de la commission de censure.
Pétition devant servir de seconde préface a la pièce de GERMINIE LACERTEUX.
En dépit de l’insuccès de la pièce[2], et du satisfecit donné par le public et la grande majorité de la critique à la censure, je donne cette pétition, écrite la veille de la représentation. Je me fais aucune illusion, elle n’aura point aujourd’hui d’écho, signée de mon nom, ce nom honni et conspué, qu’hier, une salle de première ne voulait pas laisser entendre prononcer, comme un nom déshonorant la littérature française !… Mais qui sait, peut-être, un jour, elle servira à ceux qui viendront après moi.
Messieurs les représentants,
Il y a quelque temps, un journal m’a fait l’honneur de me demander mon opinion sur la censure. J’ai répondu à
II
ce journal, qu’à mon sens, la censure était un vieux débris oublié de l’ancienne monarchie, une institution moyenageuse, aurait Théophile Gautier, _ et toute déplacée dans un régime de liberté de la parole et de l’imprimé, et je citais quelques suppressions maladroites de la censure, conservées dans la Revue rétrospective et autres recueils. Mais, messieurs, je ne parlais, là, que de la censure de la Restauration, de la censure de Louis-Philippe, de la censure de Napoléon III, je ne me doutais pas de ce qu’était la censure de la République en 1888, et je ne pouvais supposer qu’à la veille de l’anniversaire de 89, un directeur de théâtre aurait à combattre, un quart d’heure, pour faire rétablir, dans le texte, cette phrase de son auteur. Je suis prête d’accoucher, _ phrase que tout curieux de l’histoire littéraire de son temps peut lire, sur le manuscrit conservé au ministère de l’intérieur, soulignée de l’homicide crayon bleu.
Et remarquez, messieurs les représentations, que cette molestation du style et de la pensée de l’auteur, s’adresse, non à un industriel du théâtre, à un gagneur quand même d’argent, mais à un homme, auquel même ses ennemis littéraires reconnaissent une vie tout entière consacrée à la recherche de l’art, et à la trouvaille, s’il est possible, d’un beau moderne.
Assez de récrimination. Reproduisons simplement les phrases condamnées, les phrases soulignées par le crayon bleu, _ dont quelques-unes, il est vrai, ont été repêchées par Porel, mais au bout d’une bataille de deux grandes heures. Rien, je crois, ne sera plus éloquent près d’un public impartial que ce fac-similé.
DEUXIÈME TABLEAU
… Comment, fichtre, on est avec un amour d’homme comme ça, et on ne le bécote pas tout le temps…Ce qu’il doit être gentil sous le linge !… Moi, je m’en ferais mourir d’un joli garçon comme cela…
c’est évident, ce n’est pas d’une pudeur absolument britannique, mais enfin, c’est la grande Adèle qui parle.
… Mais voilà les hommes, çà ne peut pas aimer comme nous… faire l’amour rien qu’avec des caresses et des baisers. Il leur faut…
Ici, faites attention, ce sont les points qui sont incriminés. Eh bien, je ne connais en ce genre, de comparable, qu’une envie de poursuite, dans les années de l’Empire, les plus hostiles de la littérature, je me rappelle qu’un directeur de Librairie, en 1852, eut l’idée de faire poursuivre le Paris de Villedeuil, pour trois lignes de points dans un article, mais il se trouva, fait extraordinaire, un chef ou sous-chef en son ministère, qui lui fit observer que jusqu’à cette année, seuls, les mots avaient été poursuivis, et que les points n’avaient point encore étés cités en police correctionnelle.
TROISIÈME TABLEAU
… Elle avait été voir une tireuse de cartes, qui lui avait dit qu’elle irait dans trois cabinets, mais qu’elle n’irait pas devant la justice… Des blagues...
Je ne sais quelles intention érotique, obscène, MM. Les censeurs ont prêtée à la tireuse de cartes, mais la pauvre femme est tout à fait innocente de ce qu’on lui prête ; elle a voulu seulement dire que la petite passerait successivement dans le cabinet du juge d’instruction, du procureur du roi, du président du tribunal.
… Tout comme mon petit homme… pourrait bien se faire qu’ils nous fassent des queues, hein, Mélie ?
IV
Voyons, avec toute la bonne volonté du monde, je ne puis faire parler des engueuleuses du bal de la Boule-Noire, ainsi que dans la pièce correcte, et en vers émancipés, que fabrique Dumény, dans la pénombre des coulisses, _ et faire dire à Glaé:
"Peut-être, qu'en ce moment, Ernest m'est infidèle."
Me lâcheras-tu, espèce de roussin… tu vas voir tout à l'heure que je vais mordre.
Pourquoi cette suppression, lorsque, dans le même tableau, la censure veut bien permettre: "c'est de la rousse… un sergent de la ville…"
Mais puisque j'ai rien fait… que ce n'est pas moi, nom de Dieu, qu'est le coupable.
Cochon, tu as fait une vie de Sardanapale.
Toujours même observation, c'est une danseuse de la Boule-Noire qui parle.
Toutes les mines de monsieur, quand il est derrière sa vitre, dans sa chemise blanche, sa cravate à la Colin, son pantalon qui lui colle sur les reins, sa raie au milieu de la tête.
Je ne comprend pas, mais absolument pas, la culpabilité de cette phrase.
QUATRIÈME TABLEAU
… si bien que très souvent emmoutardé par ces questions…
Emmoutardé ne veut dire qu'emmoutardé.
CINQUIÈME TABLEAU
Ce tableau, la Commission de censure, sans l'exiger, et même sans trop insister, je dois l'avouer, a donné le conseil
V
Amical à Porel de le supprimer, comme un tableau faisant hors d'oeuvre1.
Oui… je suis prête d'accoucher… je vais mettre au monde ton enfant.
SIXIÈME TABLEAU
Elle ne fait pas mine de comprendre la pauvre bougresse… Expression pas distinguée, mais donnant un accent humain au récit.
Tiens, tiens… tous les deux en tête-à-tête, c'est-y assez tableau de famille… et la petite fripouille qui est là…
Faut aux censeurs des mots nobles dans les crèmeries.
Mais allez, madame Jupillon, ce pays sera toujours un pays où la dernière des gens… est le premier à s'asseoir.
C'est une plaisanterie de peuple très drôle, qui n'a rien de licencieux, d'impudique, d'ordurier. de quel droit voulez-vous la supprimer cette plaisanterie! Est-ce que vous êtes des juges de la qualité du comique d'une pièce?
HUITIÈME TABLEAU
… Et je meurs de ça, sais-tu, d'être devenue une misérable comme je suis, une… putain. Oui, je meurs de la tromper, de lui voler son affection, de la laisser m'aimer toujours comme sa fille, moi! moi!
VI
On remarquera que le mot putain est suivi dans le manuscrit et la pièce imprimée, de cette phrase : (Le mot doit être dessiné par la bouche, respiré et pas dit). Mais il faut être franc, le moyen n’avait pas été trouvé d’en faire un murmure, un souffle crachoté, _ et le mot impur, Réjane le disait superbement, et comme si elle se vomissait tout entière. Et quoi que je sente, à propos de ce mot, que la majorité du public sera avec la censure, je soutiens que dans l’angoisseuse tirade où il se trouve, c’était un grand et déchirant cri, un cri de remords qui se dépouillait de sa signification ordinaire.
Eh non, je n’aime pas le mot sale, pour le mot sale, et j’ai, parfois même, des timidités à le risquer. Qu’on me permette, à ce sujet, de parler de l’un de mes anciens livres. RENÉE MAUPERIN, je racontai un duel, où un homme reçoit une balle dans le ventre, et dont le premier mouvement est de sentir ses pouces, qu’il a portés tout de suite sur les deux trous de sa blessure, pour s’assurer si l’intestin n’est pas perforé. Et je n’osais lui faire dire à mon homme que : « Ça ne la sent pas… je suis raté. » Je reculai devant le mot m… même écrit avec des points. Or donc, ce mot, savez-vous, le premier qui l’a imprimé tout vif, c’est un romantique, c’est un spiritualiste, c’est le grand Victor Hugo… Oui, oui, il est parfois besoin d’un mot canaille, d’un mot tout à fait canaille, parmi du sublime.
L’autre, je l’ai pris comme j’aurais pris n’importe qui… J’étais dans mes jours où il me faut quelqu’un… Je ne sais plus alors… ce n’est pas moi qui veux…. Je l’ai pris, tiens, parce qu’il faisait chaud… Mais celui de là dedans, c’est mon amant de malheur, quand je le vois, ma bouche, mes bras, mon corps, tout ce que j’ai en moi de femme, tout ça, bon gré mal gré, va à lui.
Voilà un morceau, qui me semble littérairement bien
VII
fait, et qui a le mérite, à mes yeux, de peindre le pauvre être détraqué qu’est la femme hystérique, et cela dans une langue passionnelle, aussi châtiée qu’est la langue de Phèdre. Et oui !même avec ce que Porel a sauvé, le morceau n’existe plus. Mais je prie surtout le lecteur de faire attention à la dernière suppression tout ce que j’ai en moi de la femme, parce que, si une telle censure devait s’imposer à jamais, il n’y aurait plus pour un écrivain à faire de la littérature dramatique en France.
NEUVIÈME TABLEAU
… J’ai une drôle de voisine, allez, là… Elle a un frère des Écoles chrétiennes qui vient la voir…
Ici, j’ai une très grande reconnaissance à la censure. Le romancier qui a écrit SOEUR PHILOMÈNE, n’est point un mangeur de prêtres, surtout en ces jours-ci. Donc je le répète, j’ai une très grande reconnaissance à la censure, car j’avoue qu’un amour imbécile de la vérité, un ressouvenir tyrannique du récit de la mourante sur son lit d’hôpital de Lariboisière, m’avait empêché de retirer de là, ce frère des Écoles chrétiennes, de le remplacer comme il l’est, par la désignation vague de « un homme ».
DIXIÈME TABLEAU
O Paris, ô fichue cochonne de ville, es-tu assez avare de la salle terre pour les morts… sans le sou !
Ce retrait de fichue cochonne, n’a pas l’air d’avoir d’importance ? Ce retrait, cependant, tue tout le caractère de mon apostrophe. Dans le roman de GERMINIE LACERTEUX, il y a deux pages sur la fosse commune, que je regarde comme les meilleurs pages que j’ai écrites, les pages contenant
VIII
Le plus de mon cœur, et vraiment, j’avais un orgueil d’écrivain dramatique d’avoir cru les condenser, ces deux pages, en deux lignes _ et en deux lignes sortant de la bouche de Mlle de Varandeuil, cette aristocrate de sentiments, à la langue du peuple. Que fait la censure ? _ Voyons, là où se passe mon apostrophe, fichue cochonne n’a rien de cochon, n’est-ce pas ? _ Eh bien ! la censure me défend de faire parler à Mlle de Varandeuil sa langue, et l’empêche d’être, jusqu’à la fin de son rôle, la créature originale que je me suis efforcé de créer.
J’admets à la rigueur, à l’extrême rigueur, une censure gouvernementale, religieuse, morale, mais, messieurs les représentants, la censure, dont je vous donne les petits arrêts de mort, est une censure littéraire, une censure comme il peut seulement s’en rencontrer dans les temps et les gouvernements autocratiques, une censure qui, au milieu du labeur de cette fin de siècle, vers la reproduction de la vérité, de la réalité dans tous les arts, cherche à assassiner les tentatives nouvelles, par l’imposition du mot noble et de la tragédie, dans la peinture du monde moderne.
Et si, messieurs les représentants, ma demande n’est pas accueillie, appuyée chez vous, je serai en droit de dire que la Chambre actuelle n’a aucun souci de l’indépendance, de la liberté des auteurs dramatiques de la France _ et qu’en un mot la littérature de son pays ne lui est de rien.
Ce 18 février 88.
EDMOND DE GONCOURT.