Appendice (Henriette Maréchal)
Nous donnons ici, sans commentaire, ces deux pièces curieuses à confronter :
Paris, le 7 décembre 1865.
«Monsieur le Rédacteur,
on fait circuler, au sujet de la première représentation d’ Henriette Maréchal, certaines accusations contre une partie du public qui composait la salle.
On veut jeter sur cette défaite une sorte de voile tout chargé de mystère ; on veut mettre de la cire aux oreilles du public ; on l’entoure de paravents pour lui dissimuler les sifflets ; on s’enveloppe soi-même d’une sorte de peplum de chalchas-critique, et l’on crie à la foule un de ces gros mots à l’aide desquels on explique la Raison universelle et la Cause efficiente et probante des choses !
En vérité, Figaro n’eut pas tort quand il parlait des avantages de la sainte-Cabale.
On est tombé Gros-Jean, on se relève Étoile !
Eh bien, non, Monsieur, il n’y avait point de cabale contre la pièce de MM. de Goncourt. Une cabale s’organise, et quoi que l’on ait, _ je ne sais déjà plus qui, _ prétendu qu’elle était bien disciplinée, c’est se railler du public que de vouloir prétendre qu’une bulle de savon ne peut crever sans que les puissances conjurées n’aient médité sa ruine.
Une cabale !… Et de qui ?… contre quoi ?… _ Voilà trois points d’interrogation auxquels il paraît difficile de répondre. C’est avec ce mot de cabale que les amis satisfont la politesse, que les auteurs consolent leur génie, et qu’enfin on fouette le dos des Innocents, assez niais, pour oser exprimer une opinion qui était la leur, en face d’une salle qui, ce soir-là, était toute aux soins empressés de l’amitié, aux benoîtes ferveurs de la sainte claque.
Le poulailler a crié, hurlé, sifflé. Complot !…
Le parterre a applaudi, applaudi, applaudi. _Indépendance !
Renversez les mots, Monsieur, et vous aurez la vérité !
Nous autres, nous étions venus dès cinq heures, les pieds dans la boue, inquiets, impatients, plus sympathiques qu’hostiles, croyant au talent de ces messieurs et prêts à applaudir, si nous trouvions leur pièce bonne. Nous étions là, près de trois cents jeunes gens… Et, en effet, on a raison de dire que nous étions une cabale…
Une cabale, c’est un complot ; et nous complotions la chose la plus extraordinaire, Monsieur, celle, étant les plus jeunes de l’assemblée, d’être les plus justes ; celle, étant les moins favorisés, d’être les seuls payants ! Nous avions organisé la conspiration des pièces de vingt sous contre les billets d’amis. Et, _ voyez à quel point nous sommes simples, _ au moment où l’on nous refusait au guichet des billets de parterre, nous subissions l’inspection d’un capitaine recruteur qui ne nous demandait qu’un peu de claque pour un bon fauteuil. Et à notre tour, nous avons refusé ; _ refusé, voulant rester indépendants et ne pas mettre les ficelles de notre enthousiasme entre les mains d’un chef de claque, et, comme des pantins, ne pas lever les bras, jeter des cris, pleurer l’admiration selon le caprice de Son Indépendance.
Nous avons sifflé, comprend-on cela ? sifflé je ne sais quelles raspodies que Bobino ne voudrait pas pour coudre à ses grelots ! sifflé un vieux paquet de ficelles dont le portrait de mon père, les gants de ma fille, le domino de madame, le mari qui manque le train, sont les bouts les moins roussis et les moins usés ! Sifflé un premier acte dont le réalisme n’a même pas le charme de la nouveauté : les Enfers de Paris et le Mariée du Mardi-Gras sont moins retroussés et plus joyeux ! Sifflés un second acte dont la fantaisie court à travers un nouveau monde d’aphorismes prétentieux, de situations bizarres, de visions hystériques, commençant au babillage d’une servante et finissant au baiser ridicule d’une femme de quarante ans. Sifflé au troisième acte… Oh ! le troisième acte ! N’est-ce pas du Girardin, première édition, non corrigé ? … Les Deux Frères faisant pendant aux Deux Sœurs ?… Du Girardin, moins… Girardin ! c’est-à-dire l’impossible, moins cette chose étonnante en faveur de laquelle on pardonne tout : l’originalité !
Nous disons, nous autres, ce que nous avons sifflé ; que les partisans de la pièce nous disent ce qu’il ont applaudi, en dehors du magnifique jeu des acteurs, un seul acte, une seule scène, une situation, un mot, et nous nous déclarons satisfaits.
Il y a eu cabale, prétend-on ! Oui, la cabale des indépendants contre les engagés… volontaires ou non !…
Qui siégeait au parterre ?… _ Un mot, à ce propos, Monsieur. On a parlé d’Hernani ! est-ce une ironie ? A l’époque d’Hernani, on livrait le parterre à la jeunesse, et l’on refusait la claque ! Mardi dernier, quand les jeunes gens se sont présentés, le parterre était envahi. _ Par qui ? _ et ces portes fermées. _ Pourquoi ?… Alors nous avons gagné les hauteurs. Quant à ceux du parterre, ils ne sifflaient pas, j’en suis bien sûr, étant de ceux pour qui Boileau n’a pas fait ces vers :
C’est un droit qu’à la porte on achète en entrant.
Mardi, c’était les jeunes gens qui sifflaient et les genoux qui applaudissaient ! Voilà la petite différence à signaler entre les deux Hernani. Ce n’est pas un drapeau autour duquel les frères de Goncourt rassemblaient leurs partisans ! c’est un torchon ! Nous, nous n’avions pas une sensitive à la place du cœur ; nous ne prétendons pas faire un rempart de notre corps à Thalie, et Melpomène nous impose peu ! Nous savons chiffonner d’une main osseuse la guimpe des vieilles Muses, et nous accrocher, quand nous voulons rire, à la queue des sourds satyres, amoureux de la joie et de la folie. Est-ce une raison pour ne pas crier : Pouah ! quand la fange tente d’éclabousser l’art ! Nous n’aimons pas voir sa robe s’accrocher au clou du lupanar, et toute débraillée, titubant à travers les ruisseaux, voir la Muse , le stigmate de l’impudeur au front, s’en aller psalmodiant les raspodies sans nom, parmi lesquelles rien ne transpire, ni vérité, ni style, ni inspiration !
Nous ne sommes ni des cabaleurs, ni des amis ! Nous avons payé nos places, et seuls peut-être dans toute la salle nous avions l’esprit dégagé de toutes les préoccupations de l’amitié et de la camaraderie. Mais en vérité, en face des singulières rengaines qu’on voulait nous faire applaudir et accepter comme une transformation dans l’art, quand nous avons entendu comparer Hernani à Henriette, nous avons mis les clés à nos lèvres. Une révolution, cela ? On ne fait pas de révolutions avec des bonhommes de bois ; et si Bobèche avait voulu remplir le rôle de Mirabeau, la foule eût sifflé et tourné le dos. Qu’on nous donne Ruy-Blas, Othello, Chatterton, le Gendre de M. Poirier, et vous verrez où seront les jeunes gens, et quelle grande cabale d’applaudissements nous nous chargeons d’organiser pour ces vraies fêtes de l’intelligence et de l’art !…
C’est sur ce souhait et cette espérance que nous finissons, Monsieur. Dussent certains esprits, complaisants aux douceurs d’une amitié pure, s’irriter parce que nous préférons Carmosine à Henriette, nous ne nous attacherons pas à discuter leurs goûts. Seulement, lorsqu’on nous crie : « Adorez ! » _ Ma foi, nous aimons mieux siffler ! _ C’est plus conséquent.
Mettez le bœuf gars dans une charrette, nous nous amusons ; mettons-le sur un autel, nous haussons les épaules ! Messieurs de Goncourt se sont trompé de porte, ils ont pris la rue Richelieu pour la rue Montpensier ; c’est à recommencer !
Agréez, Monsieur, l’hommage de notre considération la plus distinguée.
CHARLES DUPUY, 23, rue de Condé ;
LOUIS LINYER, 3, rue des Faussée-Saint-Jacques ;
LOUIS BERNARD, 3, rue des Faussée-Saint-Jacques ;
GEORGES NIVET, 51, rue Monsieur-le –Prince ;
ÉMILE RANQUET, 3, rue du Dragon ;
Figaro-Programme, 9 décembre. »
« 11 décembre 1865.
« Monsieur,
Nous avons l’honneur de vous envoyer la copie ci-jointe d’une note qui a couru aujourd’hui à l’École de droit, au cours de M. Colmet de Santerre.
La voici :
« MM. les étudiants en droit sont invités à se rendre ce soir au Théâtre-Français pour siffler la nouvelle pièce, Henriette Maréchal. Il faut que la toile tombe au premier acte.
« Signé : PIPE DE BOIS.
« 11 décembre 1865. »
En vous signalant cet étrange mot d’ordre, nous n’avons pas besoin, Monsieur, de vous dire que nous désapprouvons complètement, avec l’immense majorité des étudiants, une prétention aussi contraire à la liberté théâtrale qu’aux égards dus aux auteurs et à des acteurs de talent.
- RAMIER,
Étudiant en droit.
D’AIGREMONT,
Étudiant en droit.
Opinion nationale, 12 décembre 1865. »
Nous remercions MM. Ramier et D’Agremont, et tous ceux dont ils sont la voix.
E. et J. de G.