Œuvres complètes, tome XXIII
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(...) Grand nombre aussi de dames nobles de noblesse peu ancienne ont gardé rancune à la royauté des preuves de noblesse jusqu'à 1400 sans trace d'anoblissement, récemment exigées, à la sollicitation du maréchal de Duras, pour monter dans les carrosses du Roi (...)
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Dans la rue, mille vois, mille cris, mille gueulées ; _ tout un peuple enfiévré allant, venant et coudoyant ; _ toute une ville murmurante, fourmillante, mouvante comme une ville tout à l’heure morte, muette, soudain frappée de vie ; _ les foyers désertés, le travail qui chôme, la faim qui gronde ; tous les yeux tournés vers les menaces des travaux de Montmartre ; le ruisseau, le pavé, l’angle des maisons, le coin de borne, passant tribunes, des éloquences s’improvisant au plein-vent des carrefours, des chanteurs, des Diogènes : l’orateur Gonchon, le chansonnier Déduit, et le cynique Quatorze-oignons, fendant la foule comme une caricature de Misère ; toutes fraîches peintes, les enseignes : au Grand Necker, à l’Assemblée Nationale, hissés au front des devantures, dans l’applaudissement populaire ; partout un nuage de poussière blanche, qui monte des ceinturons que els gardes nationaux blanchissent à la porte de leurs boutiques ; _ le commerce libre qui envahit et conquiert trottoirs, ponts, places, campant sous ses échoppes, ses planches, ses baraques, ses parasols ; une, deux, trois, cent, cent mille affiches, rouges, bleues, blanches, jaunes, vertes, éclatant le long des murs comme une traînée de poudre, posés, déchirées, grimpant l’une sur l’autre, muets orateurs, aristocrates, patriotes, appelant l’œil des foules ; ici traînés les logs arbres de Liberté à toutes branches ; _ à un cor qui s’éveille, cent cors éveillés l’un après l’autre dans le lointain, répondant, signal et correspondance ; les motions du Palais-Royal partant au galop à la Grève ou les Halles ; à chaque heure, à chaque minute, à chaque seconde, l’erreur, l’imposture, la calomnie, la vérité, jetées en pâture à l’espérance, à la crainte, à l’enthousiasme, à la haine, à l’amour ; et l’émeute qui passe, un buste populaire promené, les boutiques qui ferment, les trépidations, l’affarement, la patrouille qui disperse l’émeute, l’émeute reformée, et les chants patriotiques qui montent, et les pas qui se précipitent ; et dans cette tourmente d’évènements, d’alertes, d’opinions, la rue, un forum, où les ordonnances de Tronchin ont habitué la femme à descendre ; le Palais-Royal, « antre l’Ecole », cet ancien jardin d’été de la bonne compagnie, devenu le jardin des Oliviers des aristocrates ; _ la terrasse des Feuillants, ce ci-devant parloir des amours, maintenant arène des passions, antichambre du Manège, prêtant aux hurleurs ses chaises qui sont les rostres de Royal-Guenille ; la terrasse des Feuillants qui, plus tard, d’un ruban tricolore garera le peuple de l’espace laissé aux pas enchaînés du Roi ! _
L'émigration:
Chapitre VI . p. 87-88, Cité dans le site : http://www.freres-goncourt.fr/
La révolution, ensanglantée dans ses langes mêmes, ces piques qui promenaient des têtes coupées, cette rouge aurore où la liberté se levait, ces barbaries, ces multitudes suppléant le bourreau, ces dévastations inouïes, - la répression, Bailly, La Fayette, la garde nationale, semblables à l'arc-en-ciel, et n'arrivant, disait une femme d'esprit, qu'après l'orage, - le Comité des recherches inquisiteur, - la délation partout, les blanchisseurs fouillant les poches des marquises et remettant leurs lettres au Comité, - l'avenir promettant en ses menaces de passer le présent, - tout poussait le noble hors de cette France ennemie. Il fallait qu'il fût bien ami de ses habitudes, de ses terres, d'une collection, d'un souvenir ou d'un sentiment pour ne pas quitter l'hôtel ou le château de ses pères. Le roi - le roi ! - s'abandonnant lui-même, et semblant prêt à désavouer tout héroïsme qui se serait compromis en résistance, - les royalistes l'abandonnaient, pensant tout bas ce qu'un des leurs lui écrivait : «Vous n'avez pas voulu être mon roi, je ne veux plus être votre sujet ;» et ils emportaient toute leur patrie dans leur cocarde blanche.
Chacun part. L'Italie, la Savoie, l'Angleterre, reçoivent tous ces grands noms qui ne sont plus français.
De Rome, de grandes dames écrivent qu'on renvoie leurs domestiques et qu'on mette leurs filles au couvent. La Suisse, - et surtout le canton de Berne, - est tellement peuplée de fugitifs que le prix du loyer des maisons excède déjà, avant la fin de 1789, le prix de leur capital. Les jeunes, les bouillants vont prendre à Coblentz l'habit bleu, la veste rouge, les culottes jaunes, les boutons à fleur de lis de l'armée des émigrés.
[…]
Peintres, sculpteurs, graveurs, - l'art émigre ; la danse émigre : d'Auberval, Didelot passent à Londres ; et Paris s'émeut voyant le grand Vestris les suivre, laissant à mi-succès le ballet de Gardel. Les marchandes de modes ont précédé les acteurs, Paris n'a plus que des fagotières; il est obligé de tirer ses modes de la province, qui lui envoie bonnets, rubans et fleurs jaunes dits malicieusement au teint de la constitution . Qu'est-ce que l'édit de Nantes à côté de ces pertes et de cette dépopulation ?
La patrie est en danger
Chapitre VIII, p. 202-203, Cité dans le site : http://www.freres-goncourt.fr/
«La patrie est en danger.» - Le 22 juillet 1792, la municipalité de Paris fait solennellement proclamer : «La patrie est en danger !» Les quatre grands spectacles de Paris ferment. Coups de canon, promenades militaires, municipaux en écharpe dans les carrefours, harangues, lectures à haute voix, tambours battants, - tout ce qui allume un peuple, toutes les images visibles de la guerre, de la gloire, le bruit, le fracas, le mouvement, la musique, le tréteau, - tout est bon qui jettera aux bouches de la Victoire les foules enivrées. «La patrie est en danger !» - Plus de foyer privé: la rue, large foyer où la nation se tient debout !
Mallet jette au papier cette aquarelle gouachée ; le père dans son lit, levant les bras au ciel, les sœurs se jetant devant le frère, essayant de l'enchaîner de caresses et de larmes, le vieux chien aboyant ; lui, le jeune homme, le volontaire, s'arrachant à la famille, et au mur la proclamation : «La patrie est en danger !» - Sur les places publiques, bâtis en quelques heures, des théâtres où se jouent au pas de course les Racoleurs,l'Enrôlement du Bûcheron, l'Enrôlement d'Arlequin, pantomimes, dialogues; à-propos versant aux spectateurs en plein vent les fièvres martiales, tyrtéides de poudre et de sacré-chien, où le peuple trempe sa lèvre ardente, vaudevilles qui sont vigiles des batailles !
Celles-là qui restent, ceux-là qui partent, hommes, femmes, chantent par les rues sonores. Le soleil éteint, aux guinguettes de la nuit, les ménétriers crient sur les violons, d'une voix qui domine le branle des danses :
La patrie est en danger,
Affligez-vous, jeunes fillettes.
- Le rond des dames !
La patrie est en danger,
Tous les garçons vont s'engager ;
Ne croyez pas que l'étranger
Vienne pour vous conter fleurettes :
Il vient pour vous égorger…
- En avant la queue du chat !
La patrie est en danger !
Les prisons
Chapitre XII, p. 323 Cité dans le site : http://www.freres-goncourt.fr/
Miracle français ! les prisons sont des salons. La grande porte a beau être ouverte sur la place de la Révolution, ce sont des lieux de compagnie plaisante. - À Port-Libre, c'est un petit monde républicain dont Vigée est le poète, dont un M. Matras est le vice-poète, dont Mlle Bétisy est la cantatrice, Mme Lachabeaussière la Sapho ; un petit monde qui a son café, trois promenades, celle des Palissades, qui est le préau des larmes et des tristesses, des affligés et des veuves, la promenade de la cour du Cloître, et la promenade de l'Acacia, qui est son arbre de Cracovie. S'il fait froid le soir, l'on se réunit en ce grand foyer, au fond du corridor du premier, le salon. Chacun apporte sa lumière. Les hommes se mettent autour de la grande table, écrivent ou lisent ; les femmes, à la petite table, tricotent ou brodent. Puis chacun met le couvert ; et Vigée couronne le souper-ambigu d'une lecture del'Épître à Contat, ou de l'Ode à la liberté, à moins que le baron de Wittersback ne régale la société d'un peu de musique. Si c'est la fête de l'Être-suprême, les dames entonnent les strophes d'un hymne de Vigée ; on danse la carmagnole en grande ronde, à grands chœurs ; puis c'est l'air : Si vous aimez la danse, puis laMarseillaise.