Le Journal.

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    Le Journal constitue par sa double nature : mémoires de la vie littéraire et mémoires personnelles, une source inépuisable d’informations ; la durée qu’il couvre _ plus de quatre décennies _  permet d’y chercher à la fois les repères de l’aventure théâtrale des deux frères et les différentes mouvances du monde de théâtre de la seconde moitié du XIXème  siècle. L’interrogation de la base FRANTEXT nous permet de relever 936 occurrences de la forme <Théâtre> [1]. Le théâtre constitue donc une vraie obsession.

Le mot apparaît dans le journal comme comparant, que ce soit dans le cercle spécifique « sa voix de théâtre si fine » (p. 45), celui des acteurs ou simplement dans le langage courant : « le théâtre de la politique. » (p.352).

Cette obsession apparaît déjà dès les premières pages du Journal, depuis le fameux conseil de Janin : « Janin nous avait dit : " pour arriver, voyez-vous, il n' y a que le théâtre... » (p.44), dès lors, leur journal commence à relater leurs aventures et mésaventure  avec le quatrième art.

Aussi, le journal, est-il utilisé pendant les premières années, comme support pour y mettre des morceaux appelés « théorie sur le théâtre », (janvier 1852), « Théâtre » (mai 1854). Ils pensent même à produire un roman sur le théâtre (p.605) ou une pièce mettant en scène un auteur dramatique :  « Type charmant, pour le  théâtre,  d' un homme remplissant les théâtres sans faire aucune pièce, en promettant un feuilleton de Saint-Victor, en allant beaucoup au café, en tutoyant tous les vaudevillistes » (p.824), et vont jusqu’à noter une tirade pour le théâtre (p.445). Il est ainsi l’espace où se trace l’histoire de leur création théâtrale, de la simple idée non formulée, à la datation des débuts et des fins de composition, ainsi peut-on lire dans une note de juillet 1879 :

« J'ai publié mon  théâtre  avec une préface contenant des idées qui méritent une discussion. Enfin, le  globe  publie de moi une biographie de la Saint-Huberty, un morceau d'un intérêt tout neuf » (p.36-37) aux angoisses liées aux représentations aux succès ou (beaucoup plus souvent) aux échecs qui les suivent. Il est « entre autres, la chronique de leurs malchances. On y trouve plus de renseignements sur le mauvais accueil fait à leurs oeuvres sur la genèse de celles-ci »[2].

Les Goncourt y reproduisent par ailleurs les critiques qu’ils ont pu lire ou entendre et s’en défendent aussitôt.

Ils y précisent leurs genres et auteurs préférés et y notent leurs préférences : le théâtre y est considéré comme genre inférieur ; les Goncourt y réservent les adjectifs les plus dépréciatifs : « un moyen de peinture grossier sans possibilité d’observation vraie et fine, d’intime histoire d’une société » (p.873), « c’est un art si abject que le théâtre, si grossier » (p. 1031), « la bêtise du théâtre » (p.1064)[3]

Il semble donc que malgré leur acharnement, n’ayant pu réaliser pour la scène les mêmes succès que dans le roman, l’histoire et la critique littéraire, les frères Goncourt aient gardé pour le théâtre une amertume que la réussite des autres n’a pu que raviver. Le théâtre, moyen d’ascension sociale et d’enrichissement ne leur réussit pas ; et ce n’est, _ pensent-ils _ certainement pas dû à leur incompétence mais à l’imperfection de ce moyen d’expression artistique et à la mauvaise ambiance qui y règne:

 "Curieuse,  la perpétuité de ces haines littéraires ! Elles nous ont jetés à la porte du théâtre, où, certainement, nous aurions fait quelque chose et quelque chose de neuf, elles ont tué mon frère... et ces haines ne sont pas désarmées" (Tome II, p.433)

vendredi 19 novembre.  Ce matin, presse exécrable. Au fond, le débat est au-dessus de la pièce. On ne veut pas de faiseurs de livres au théâtre et il y  a une espèce de rage, chez les journalistes affiliés aux gens de théâtre, de voir les romanciers prendre possession de l'Odéon... et cette pauvre Renée, je la et cette pauvre *Renée, je la crois décidément assassinée. (Tome II, p.611)

q       L’actualité théâtrale apparaît ainsi comme l’autre occupation des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire, leur oeuvre abonde en comptes rendus de pièces auxquelles ils ont assisté ou ont été témoins de la création ou des répétitions :le Retour du mari d’Uchard. Ils reproduisent aussi craintes et rumeurs et ultérieurement critique mondaine ou journalistique. Ils agissent ainsi en chroniqueurs, peu objectifs certes (on peut ainsi lire la critique acharnée qu’Edmond réserve à Zola, son ami, quand il sent qu’il est en train de prendre la voie pour être précurseur dans la théorisation pour un nouveau théâtre : 

"(...) Becque qui se met de la partie et m'attaque en compagnie de Zola, proclamant que toute ma carrière dramatique se borne à une gloire et un rêve : la gloire d'avoir mis au théâtre le bal de l'opéra et le rêve d'y mettre le bal de la boule-noire. Ah ! Le petit méchant et le terrible ironique ! ... oui, il prétend être le seul, l'unique rénovateur du théâtre! Saperlotte, il lui faudra pour cela une autre langue que celle de  Michel Pauper !" (T.2 p.669)

( A propos de Zola) Fouetté par la pièce de Daudet sans collaboration, par l'annonce de  Germinie Lacerteux  mise au théâtre par moi seul, le voilà qui a déclaré qu'il veut écrire une pièce tout seul ; et tout en  déclarant que les temps ne sont pas arrivés pour accoucher du théâtre original qu'il veut faire, qu'il se réserve, il s'annonce comme le messie du théâtre, -et cela, le jour où il fait jouer ce  Ventre de Paris,  ce vieux  mélo,  tout plein des effets d'un Dennerv  gaga  et au succès volé grâce à la scène de la petite fille avec sa boîte à musique dans le ventre."(p.648-649)

 Quant à son autre ami, Daudet, il ne tarit pas en éloges pour son adaptation de Sapho, en tachant de signaler que ses propres conseils y étaient pour quelque chose.

Le Journal permet ainsi de dessiner de l’actualité théâtrale une réalité subjective et simpliste qui distingue le bon du mauvais théâtre, qui préfère catégoriquement le drame naturaliste  à tout autre théâtre et qui considère que tous les directeurs de théâtre sont pourris, imbéciles et avides d’argent :

« Dieu me fait l'effet de ces directeurs de théâtre, menacés de faillite, auxquels les fournisseurs ne veulent pas faire de nouveaux  ciels  et qui réservent au public leurs vieux décors et leurs fonds de magasin » p.1095.

« le théâtre que l'on sape par les relations, les dédicaces à Barrière » p. 1113.

« il n' y a rien de plus bête qu' un directeur de théâtre, même lorsqu' il ne le paraît pas, comme Sari.  La littérature qu'il veut amener au vaudeville, c'est simplement la rigolbochade. » p.1239

q       Le théâtre est enfin dans cette société de la seconde moitié du XIXème siècle un espace de mondanité. C’est le lieu où l’en se rend souvent ; source d’ennui pour Edmond :

« un symptôme curieux de l'ennui que me fait le théâtre, c'est que tout cela ne me semble pas vivant ; ça m'a l'air de tableaux peints, plats et vivants qu' on déroule, comme ces écrans qu' on dévidait » (p.648)

 il reste une obligation sociale puisqu’il s’y rend souvent invité par des amis ou des collègues. Un homme de lettres est obligé de connaître ce qui se joue dans les salles parisiennes les plus célèbres. On se rend au  théâtre aussi pour rencontrer et être vu par les gens de la société, comme on irait au restaurant ou au salon de la Princesse Mathilde. C’est l’espace parisien par excellence, par opposition aux villes où il n’y a même pas de théâtre. C’est aussi, notent ironiquement les Goncourt, une caricature de cette société qui fait de tout une mode.

Ainsi les Goncourt sont-ils à la fois attirés et dégoûtés par cet endroit auquel ils réservent un intérêt mais aucun plaisir. Seule, semble-t-il, l’ambiance des coulisses (peuplée par les actrices célèbres auxquelles ils ont réservé une partie de leur oeuvre  les fascine vraiment.

Préfaces, correspondances et autres œuvres

D'autre part, les préfaces aux différentes éditions et rééditions de l’œuvre théâtrale des Goncourt rédigées principalement par Edmond, constitue une seconde source pour établir une chronologie de la création dramatique et un bilan théorique.

Ces documents, regroupés dans la partie "théâtre" de son ouvrage: Préfaces et manifestes littéraires[4]  sont :

q       Histoire de la pièce : qui a servi de préface à la première édition d’Henriette Maréchal. Dans cette préface, les Goncourt tentent de relater l’histoire de la mise en scène de cette pièce et ce qui s’est passé lors et après la première. Par une série de documents et de témoignages, ils visent à  prouver que leur oeuvre est la victime d'une série de préjugés et de calomnies : ils écrivent:

« Qu’y a-t-il maintenant au fond de toutes ces colères, au fond de toutes ces passions ennemies et jalousie ?

il y a trois questions :
La question littéraire ;
La question politique ;
La question personnelle, - ou plutôt la question sociale. »[5]

A la première ils répondent  que le public réel a apprécié leur pièce et se contentent de s’indigner qu’ « une petite fraction des écoles couvre de la tyrannie de son goût et de la révolte de ses pudeurs les applaudissements des loges, de l’orchestre, des femmes de la société, des hommes du monde, du public élégant, intelligent et lettré de Paris »[6].

A la seconde, ils répondent que le simple rappel de toutes les difficultés à publier et faire jouer leur oeuvre, montre qu'ils ne sont point les protégés de la Princesse Mathilde, et qu’ils ne font, en assistant et lisant leur oeuvre dans son salon qu'imiter les grands artistes de leur époque. Ils s’indignent enfin que la censure du jeune public soit plus cruelle que celle du comité de lecture.

Ils appellent enfin "question personnelle" le privilège, mal vu et jalousé de leur entourage, d’être riches (ce qu’ils nient) et nobles « nous avons le malheur de nous appeler messieurs de Goncourt ».[7] Ils y répondent en relatant leur malheur d’argent et de santé.

q       Préface de la première édition de la patrie en danger. Cette préface parue lors de la première édition (Dentu, 1893) et reprise dans l’édition du théâtre. Elle est signée par Edmond pour introduire une oeuvre qu'il a écrite avec son frère ; il précise que contrairement aux représentations (dictées par différentes censures) : « la pièce ici imprimée, je la donne, telle qu’elle a été écrite par mon frère et moi, telle qu’elle a été lue par mon frère au comité de la Comédie- Française, le 7 mars 1868, je la donne sans changer un mot »[8].

Puis, d’un ton mélancolique et pessimiste, il déclare son désespoir s’être applaudi par un public qui manque de goût ou d’être accepté par une censure encore trop fermée à l’ouverture d’esprit que nécessite la compréhension de son oeuvre. Il finit par écrire: « obligé de reconnaître que le brutal aphorisme a du vrai pour aujourd’hui comme il en avait pour hier, et que la République n’a pas encore beaucoup fait pour la régénération du goût public, je me résigne, à peu près de la même manière que je me suicide, à imprimer cette pièce, un peu consolé cependant par un pressentiment vague, qui me dit qu’un jour, un jour que nous devons tous espérer, cette œuvre mort-née sera peut-être jugée digne d’être la voix avec laquelle un théâtre national fouettera le patriotisme à la France »[9].

q       Préface au Théâtre des Goncourt : il s’agit de la première publication dans un même volume de deux oeuvres théâtrales des Goncourt : Henriette Maréchal et la Partie en danger ; Edmond de Goncourt raconte l’aventure que son frère et lui ont eu avec le théâtre. Il établit une chronologie où figurent projets avortés et pièces brûlées ; d’où l’importance de ce document dans lequel Edmond analyse les raisons de son échec au théâtre. Après avoir affirmé que La Patrie en danger était « incontestablement la meilleure pièce qu[‘ils ont] faite, et elle [qu’elle] a cela, qu[il] ne trouve nulle part, dans aucun drame du passé : une documentation historique qui n’a pas encore été tentée au théâtre. »[10]c’est donc leur acharnement à utiliser dans la peinture du réel un mode d’expression qui ne s’y prête pas qui justifierait leur échec.

Cette préface est, par ailleurs, l’une des rares dans l’oeuvre des Goncourt avoir une portée théorique. Edmond, en décidant de rééditer en un seul volume, deux oeuvres dramatiques, se propose (entre autres pour contrer Zola qui prend la place de leader des Naturalistes), comme théoricien du nouveau théâtre.

q       Préface à Germinie Lacerteux : Cette préface datée de 1888 est postérieure à la publication du théâtre. Edmond y revient sur quelques détails en soulignant qu’avec l’age et l’exercice, il a pu modifier ses réflexions sur le théâtre. Deux changements majeurs sont signalés :

D’une part, il accepte d’effectuer avec l’aide de Porel une adaptation de son oeuvre romanesque, pratique qui s'est auparavant refusé puisque toute son oeuvre théâtrale antérieure était originale. « le théâtre que j’ai jusqu’à présent fait, je ne l’ai pas tiré de mes livres(...) entre nous, je trouve cette double mouture médiocre.»[11]Entreprise difficile qu’il pourra mener à terme grâce à _ pense-t-il -  une innovation technique : le tableau remplaçant l’acte.

Ce procédé lui permet de revenir sur une autre de ses idées d’antan : l’impossibilité de reproduire la réalité sur scène, chose qu’il pense pouvoir réaliser grâce à cette technique  shakespearienne. Ceci lui permettrait de donner «un morceau de l’action dans toute sa brièveté : fût-il composé de trois scènes, de deux scènes, même d’une seule et unique scène »[12] 

Cette préface a donc le mérite de montrer cette approche réfléchie que permet (et nécessite) la préface par rapport à d’autres types d’écrit (principalement le Journal et la Correspondance).

Elle est par ailleurs suivie d’une dissertation d’Edmond dans laquelle il commente le rapport de censure en montrant que maints passages refusés ou mal vus ne le nécessitent pas. Il s’agit là d’un texte, d’un document de portée historique qui permet de voir les critères de la censure et  des convenances de l’époque.

q       La Préface de Manette Salomon  s’attarde sur la critique qu’a suscité la pièce de la part des Juifs. Comme dans la préface d’Henriette Maréchal et dans  le Journal, Edmond considère que la critique n’est pas fiable puisque inspirée _ cette fois-ci- par les Juifs au pouvoir. Il cite une interview qu’il a donnée à Gaston MARY dans la Libre Parole, dans laquelle il justifie sa haine pour les Juifs : « non qu’en tant d’individus mais en tant que race. » Il ajoute « j’ai lieu de croire que ma pièce n’aurait pas été trouvée par une partie de la critique, tellement mal faite, tellement dénudée de toute composition, tellement ennuyeuse, _ ennuyeuse, cette pièce où tout le temps le jeu de Galipaux amène le rire_, si la pièce n’était pas une pièce antisémique. »

Cette préface trahit donc une orientation _ flagrante par ailleurs dans la pièce_ anti- sémitique. Les différents autres thèmes qui constituaient la charpente du roman y sont totalement absent. C’est comme si Edmond de Goncourt cherchait à confirmer que l’art dramatique, art forcément mineure, ne pouvait « dire qu’une seule chose à la fois 

[1] Nous avons limité la recherche à cette forme. Le champ du théâtre dans le Journal regroupe plusieurs mots tels : dramatique, tragédie, comédie, pièce, représentation, répétition, actrices.

[2] Robert KOPP dans la préface du Journal des Goncourt, p. XXII

[3] trois parmi ces notes sont datés de mars 1862.

[4] Edmond et Jules de Goncourt, Préfaces et Manifestes littéraires, Paris ; Genève, Slatkine, 1980, coll. Ressources, 248 p.

[5] dans « Histoire de la pièce » in Théâtre, Edmond et Jules de Goncourt, Charpentier et Cie., 1879, p. 11.

[6] Idem.

[7] Idem, p.14.

[8] Edmond et Jules de Goncourt, Préfaces et Manifestes littéraires, Paris ; Genève, Slatkine, 1980, coll. Ressources, p.114.

[9] Idem, p.118 ?

[10] Edmond et Jules de Goncourt, Théâtre, Charpentier et Cie., 1879, préface p.XV.

 

[11] Edmond de Goncourt, Germinie Lacerteux, Paris, Charpentier et Cie, 1888.

[12] Idem.